Un rapport datant de 2014 avait averti que les (contre)réformes du Service national de santé (NHS) le rendraient vulnérable aux pandémies: en licenciant du personnel, en sapant la santé publique et en définissant les capacités de stocks comme du gaspillage. Ce rapport a été ignoré.
Le rapport détaillé de 2014, rédigé par deux experts en santé publique, demandait ce que la Loi sur la santé et l’aide sociale d’Andrew Lansley, adoptée deux ans plus tôt, pouvait impliquer pour la capacité de l’Etat de protéger ses citoyens/citoyennes lorsque (et non pas si) la prochaine pandémie arrivera. [La Health and Social Care Act 2012, proposé par le député conservateur et baron A. Lansley, impliquait une réorganisation complète de la structure du National Health Service avec, entre autres, une ouverture au secteur privé. Le baron fut secrétaire d’Etat à la santé de David Cameron de 2010 à 2912.]
«La prochaine pandémie», ont souligné les auteurs de cette étude, «pourrait provenir du H5N1 («grippe aviaire»)… ou venir d’ailleurs. Quand elle arrivera, il faudra peut-être attendre quelques semaines avant qu’il y ait un nombre important de cas au Royaume-Uni.» Le rapport a montré que, bien qu’une pandémie figure en tête du registre des risques civils du gouvernement, la loi Lansley a considérablement augmenté ce risque. La mémoire institutionnelle et les ressources des experts ont été mises au rebut. De plus, pas moins de 10’000 membres décisifs du personnel du NHS ont été licenciés. La responsabilité de la coordination de la réponse à une épidémie avait été répartie entre divers organismes, sans qu’il y ait une relation claire avec une autorité centrale. En outre, les prestataires privés de soins du NHS n’étaient pas soumis à une direction centralisée.
Inaction du gouvernement
Quelques semaines après l’actuelle pandémie de Covid-19, le rapport de 2014 est validé, de facto, par sa vision prophétique. L’extraordinaire volte-face de Boris Jonhson, le 16 mars, abandonnait tardivement l’idée d’atteindre l’«immunité de groupe» [1] en faisant le moins possible au prix de milliers de morts inconnues. Puis des messages contradictoires provenaient de différents milieux officiels, comme la proposition censée provenir de «sources issues deWhitehall» [milieux gouvernementaux], le 18 mars, selon laquelle Londres «pourrait» être «verrouillée», «confinée». Ce qui a aggravé la ruée sur les achats de nourriture. Enfin, s’ajoutèrent les messages confus et les hésitations à resserrer les contraintes sur la vie quotidienne.
Tout cela témoigne des effets de la destruction des structures du NHS qui existaient avant 2012 pour permettre à un gouvernement de saisir rapidement les implications de ce que les scientifiques lui disent, de parler d’une seule voix et d’agir de manière décisive et cohérente.
Cette faiblesse décisive a été aggravée par d’autres facteurs. L’un d’entre eux est l’extraordinaire influence politique encore exercée au début de la pandémie par Dominic Cummings [un des «stratèges» de la campagne pour le Brexit; conseiller depuis juillet 2019 de Boris Johnson], avec son mépris pour la fonction publique et sa préférence pour les «disrupteurs» et les «gens bizarres» plutôt que pour l’establishment professionnel.
Il a fallu l’alarme publique et l’intervention des analystes du MRC/OMS (Medical Research Council et de l’Organisation mondiale de la santé) auprès de l’Imperial College pour que la science soit sérieusement prise en compte. Un autre facteur a été l’engagement intense des «Brexiters» au sein du cabinet de Boris Johnson en faveur de l’idéologie du marché, ce qui les a rendus très réticents à faire le choix entre perdre leur légitimité et entreprendre une extension significative du rôle de l’Etat. Le résultat final a été qu’à la fin du mois de mars 2020, au lieu d’être dans une position similaire à celle de la Corée du Sud ou de Hongkong le Royaume-Uni avait «deux à trois semaines de retard sur l’Italie», pays où les services de santé étaient débordés et où près de 800 personnes étaient mortes en un seul jour.
La transformation du NHS en un système d’entreprises concurrentes («trusts») par la loi Lansley de 2012 a rendu le Royaume-Uni ultra-vulnérable aux pandémies, de deux autres manières essentielles. La première est qu’elle a dégradé le système de santé public et l’a rendu vulnérable à de nouvelles réductions de financement: rien qu’au cours des cinq dernières années, le budget de la santé publique a été réduit de 700 millions de livres en termes réels [environ 840 millions de CHF sur cinq ans]. La seconde est que l’accent mis sur l’efficacité en termes de marché a remplacé le souci de la résilience: les capacités inutilisées ont été redéfinies comme des «déchets». D’où l’impardonnable manque d’équipements de protection individuelle adéquats pour les médecins et le personnel soignant, de ventilateurs (même pas inclus dans les stocks répertoriés en 2017 dans le dernier contexte de lutte contre la grippe) et de capacités à produire et à effectuer rapidement des tests.
L’obsession de la concurrence a également été un facteur dans la réduction continue du nombre de lits d’hôpitaux pour soins généraux et de soins aigus, qui a entraîné la suppression de plus de 6000 d’entre eux entre 2010 et 2019, laissant le Royaume-Uni avec seulement 6,6 lits de soins intensifs pour 100’000 personnes aujourd’hui. A cela s’ajoute une pénurie de plus de 40’000 infirmières. Dans le même temps, il est important de reconnaître que le nombre de lits de soins intensifs nécessaires pour traiter les milliers de personnes susceptibles de tomber dangereusement malades à cause du Covid-19 ne pourrait en réalité être «gardé en réserve» nulle part. Car «lits» signifie en réalité un personnel soignant, et dans le cas des soins intensifs, un personnel spécialement formé, avec un ratio élevé entre soignants et patients. C’est pourquoi est si décisive la capacité d’apporter des réponses, déterminées, illustrée par l’accroissement rapide du personnel et des équipements médicaux transférés géographiquement en Chine, cela afin d’étendre les soins intensifs là où ils sont le plus nécessaires.
La pandémie a également souligné l’importance de la capacité et des ressources générales de l’Etat, capable de réaliser des exploits tels que la construction instantanée de nouveaux hôpitaux en Chine, traitée par les médias occidentaux comme quasi miraculeuse et presque sinistre. Il est certain qu’une telle capacité n’existe pas au Royaume-Uni. Pas plus tard que le 18 mars, le gouvernement avait encore «l’intention de demander» aux entreprises britanniques «d’intensifier, ou de lancer, la production des vêtements de protection sur lesquels le personnel compte».
Une ironie de l’histoire du manque de ressources est la location par le ministère de la Santé de la plupart des lits à des institutions hospitalières privées pour la durée de la pandémie. La moitié des lits de ces hôpitaux sont occupés de nos jours par des patients financés par le NHS pour des opérations chirurgicales de routine, ce que les hôpitaux du NHS ne peuvent pas faire par manque d’investissements et de personnel.
Avec le report de toutes les opérations chirurgicales prévues par le NHS et par le confinement des potentiels patients privés, les hôpitaux privés ont subi d’énormes pertes financières: pas étonnant dès lors qu’ils soient si serviables. Ils dépendent en effet du NHS pour tous leurs revenus tirés de patients privés puisque presque tous les médecins qui y exercent sont des soignants du NHS qui y travaillent, en dehors des heures de travail effectuées au sein des structures du NHS. Et, ils sont payés par leurs patients privés et non par les hôpitaux privés! Le NHS fournit donc gratuitement aux hôpitaux privés des spécialistes qu’il a formés et perd les heures qu’ils y passent dans ce secteur privé. La pandémie a révélé l’irrationalité flagrante de cette relation parasitaire.
Les leçons de la crise pour l’avenir du NHS ne sont pas compliquées. La loi Lansley de 2012 doit être supprimée et le NHS doit retrouver son statut de service public cohérent, sans que les prestataires privés le minent davantage. Le NHS a besoin d’une mise à niveau massive du capital à sa disposition et d’une augmentation majeure de son financement pour rendre ses effectifs adéquats et reconstruire sa capacité de planification et de gestion. Le mantra thatcherien selon lequel «il n’y a pas d’argent» est terminé. Le marché de l’aide sociale doit également être remplacé par un service public de soins correctement financé. Les autorités locales doivent être en mesure de restaurer la gamme des services sociaux de soutien qui ont été détruits au nom de l’austérité. La fonction publique doit être reconstruite pour être capable de planifier. Et toutes ces mesures doivent être étayées par une démocratisation radicale, rendant la direction responsable à la fois devant le personnel et les collectivités locales. La crise a montré que le problème n’est pas le contrôle antidémocratique par des experts, mais le mépris de l’expertise par des politiciens antidémocratiques. (Cet article a été publié par le site Tribune, en date du 24 mars 2020; traduction par la rédaction de Alencontre)
Colin Leys est professeur honoraire à l’université Goldsmiths de Londres et professeur émérite à l’université Queen’s de Kingston au Canada. Il est l’auteur de Market Driven Politics: Neoliberal Democracy and the Public Interest et, avec Stewart Player, The Plot Against the NHS (Merlin Press, 2011).
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[1] Immunité de groupe. Trois paramètres définissent la propagation d’une épidémie nouvelle: le nombre de contacts, la contagiosité et la durée de la période de contagiosité. Selon les études faites à propos du COVID-19, sur la base d’une durée de contagiosité de 6,5 jours au minimum, le taux de reproduction oscille autour de 2,5 et 2,6 personnes. Donc 1000 personnes infectées vont infecter entre 2500 à 2600 personnes. Pour enrayer une épidémie, il faut que le taux de reproduction se situe au-dessous de 1 – dans une grippe il est de 1,3, d’où l’importance de la couverture vaccinale – pour que se produise l’inversion de la courbe de la contagion. Si ce n’est pas le cas, l’explosion aura lieu avec son taux de mortalité; cela d’autant plus que les autorités britanniques estimaient la population infectée potentiellement (sans mesures de confinements strictes) à 60% de la population totale. (Réd. A l’Encontre)
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