«Le Royaume en grève. Le renouveau du syndicalisme en Grande-Bretagne»

Par Marc Lenormand

L’été 2022 a été marqué, au Royaume-Uni, par une vague de grèves portant sur des revendications salariales qui ont traversé de nombreux secteurs de l’économie. Par-delà les grèves les plus visibles dans les chemins de fer, la poste et les docks, qui ont mobilisé plusieurs dizaines de milliers de travailleurs et travailleuses de ces secteurs et eu un effet notable sur l’activité économique, des dizaines de grèves moins visibles, concernant de petites entreprises et présentant un moindre impact économique, ont également mobilisé des milliers de travailleurs et de travailleuses dans des entreprises privées des transports, de l’industrie mécanique ou encore de l’aviation.

Si le succès de nombreuses grèves est un fait social et politique majeur – des concessions salariales étant même parfois accordées à la suite d’un simple préavis –, cette vague gréviste elle-même a pu surprendre après plusieurs décennies de reflux de la conflictualité sociale au Royaume-Uni, d’affaiblissement des organisations syndicales et de disparition des syndicalistes de l’espace politique et de l’imaginaire culturel. Les organisations syndicales britanniques font par ailleurs face à un cadre institutionnel particulièrement hostile depuis que les Conservateurs au pouvoir entre 1979 et 1997 ont adopté un éventail de lois anti-syndicales qui rendent tout particulièrement difficile le recours à la grève. Comment peut-on expliquer ce regain tout à fait remarquable de l’action gréviste au Royaume-Uni ?

Nous commencerons par souligner le long reflux de la conflictualité sociale que la vague de grèves en cours vient interrompre, avant d’exposer le cadre juridique extrêmement contraignant qui pèse sur l’action de grève au Royaume-Uni. Celle-ci n’a toutefois pas freiné la combativité des organisations syndicales britanniques après une longue période de subordination aux intérêts du Parti travailliste, ce qui illustre également les faiblesses structurelles du mouvement syndical britannique que la présente séquence révèle.

Une vague de grèves inédite depuis cinquante ans

Dans l’histoire de la conflictualité sociale au Royaume-Uni, la décennie 2010 se présente comme la décennie de tous les records : celui du plus faible nombre de journées de grèves perdues en une année en raison des grèves en 2015 (170 000), mais aussi celui du plus faible nombre de grèves enregistrées sur une même année en 2017 (79), ou encore du plus faible nombre de travailleurs et de travailleuses en grève sur une même année en 2018 (33 000). Le mouvement syndical britannique, qui a connu un apogée numérique à la fin des années 1970 lorsque les 13,2 millions d’adhérent-e-s des syndicats affiliés au Trade Unions Congrès (TUC) représentaient plus de la moitié des salarié-e-s, a ainsi connu un reflux numérique continu pour ne comptabiliser depuis le milieu des années 2010 qu’un peu plus de 6,5 millions d’adhérent-e-s. Avant même que l’épidémie de Covid-19 ne réduise brutalement à la fois l’activité économique, l’emploi et l’action collective des travailleurs et des travailleuses, la situation sociale au Royaume-Uni se caractérisait donc par une atonie dans le domaine de la conflictualité sociale.

Le dernier cycle de grèves et de contestations au Royaume-Uni remonte en effet au début des années 2010 : entre 2010 et 2012, face aux politiques d’austérité budgétaire et salariale mises en place dans les services publics par le nouveau gouvernement de coalition dirigé par le Conservateur David Cameron, les syndicats des services publics ont initié de nombreuses journées de grève et des manifestations rejointes par les divers collectifs, groupes et partis mobilisant également contre les politiques d’austérité et pour la justice sociale, à l’instar du mouvement Occupy London. Alors que l’augmentation drastique des droits d’inscription à l’université, de 3000 à 9000 livres sterling par an, a suscité un large mouvement de contestation chez les étudiant-e-s à l’automne 2010, l’hiver 2010-2011 a vu la convergence des contestations étudiantes, syndicales et anticapitalistes dans un mouvement social inédit dans l’histoire du Royaume-Uni.

Ce mouvement, dont les diverses composantes ont échoué à obtenir la satisfaction de leurs revendications, s’est progressivement essoufflé en dépit de manifestations régulières très suivies et de tentatives de structuration à Londres sous la forme d’une People’s Assembly (Fourton, 2018). Il a contribué cependant à souligner trois éléments qui en sont venus à caractériser le mouvement syndical au Royaume-Uni depuis les années 1980. Le premier est l’absence de conflits sociaux majeurs dans le secteur privé depuis que l’industrie britannique, traditionnellement exportatrice, a été dévastée au tournant des années 1980 par une récession mondiale, amplifiée au Royaume-Uni par les politiques de monnaie forte poursuivies par le gouvernement conservateur de Margaret Thatcher. Le second est le déplacement du centre de gravité du mouvement syndical britannique vers les services publics. Le troisième est le constat des échecs répétés des organisations syndicales à imposer un rapport de force face aux employeurs privés comme publics.

Pour retrouver une vague de grèves comparable dans le secteur privé au Royaume-Uni, il faut en effet remonter cinquante ans en arrière, à l’année 1972. Le Royaume-Uni est alors gouverné par le Parti conservateur, arrivé au pouvoir en 1970 avec un programme de libéralisation de l’économie britannique : encadrement plus strict de l’action syndicale, fin des subventions à l’égard des entreprises déficitaires, mise en concurrence avec les pays de la Communauté économique européenne (CEE), austérité salariale pour restaurer les marges bénéficiaires des entreprises privées. Ce sont les politiques de plafonnement des augmentations salariales qui ont occasionné les principaux conflits sociaux de la période 1970-1974. Au cours de l’année 1972, une vague de grèves traverse ainsi l’économie britannique : dans le secteur des charbonnages, puis dans les chemins de fer, dans l’industrie, dans les docks et dans le bâtiment, des grèves massives paralysent les secteurs en question et plus largement l’économie britannique. Cet « été glorieux » de 1972, comme Ralph Darlington et Dave Lyddon (2001) l’ont nommé, a vu le retour des grèves nationales devenues rares depuis l’échec de la grève générale de 1926, l’extension des grèves à des secteurs relativement étrangers à la contestation sociale comme le bâtiment et surtout des victoires arrachées par l’action spontanée de groupes de travailleurs et de travailleuses dans l’industrie ou par l’action coordonnée par les syndicats des charbonnages et des chemins de fer.

Ces luttes victorieuses de 1972 s’inscrivent dans le prolongement d’une conflictualité sociale ordinaire et de basse intensité qui caractérise tout particulièrement les entreprises privées britanniques des années 1950 aux années 1970, une période caractérisée par un cadre juridique permettant un recours très libre à l’action de grève et un taux de chômage historiquement bas qui enhardit les travailleurs et travailleuses. Le paroxysme de l’été 1972 est cependant trompeur : le Royaume-Uni connaît alors déjà un processus de désindustrialisation qui, touchant le textile et la construction navale depuis l’entre-deux-guerres, en vient à affecter également les secteurs de l’automobile et de la construction mécanique qui subissent de plein fouet les effets des chocs pétroliers de 1973-1974 et 1979-1980. Pour cette raison, la conflictualité sociale diffuse mais large qui caractérisait le secteur privé britannique commence une longue éclipse dès le milieu des années 1970. La décennie qui va du milieu des années 1970 au milieu des années 1980 est davantage marquée par de grandes grèves sectorielles qui mobilisent des dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses pendant souvent des semaines sinon pendant plusieurs mois : tout d’abord contre les politiques d’austérité salariale entre 1977 et 1979, ensuite pour la défense de l’emploi au milieu des années 1980 dans les charbonnages et l’imprimerie qui constituaient jusqu’alors les bastions syndicaux les plus solidaires.

Un cadre juridique extrêmement contraignant

Dans la seconde moitié des années 1980, la conflictualité sociale redescend à un niveau comparable à celui des années 1950 et 1960, avant de marquer un décrochage net à partir de 1990 pour passer de plusieurs millions de journées de grève en moyenne par an à quelques centaines de milliers. L’effet du programme anti-syndical mis en œuvre par les Conservateurs au pouvoir de 1979 à 1997 est ici tout à fait frappant. Pas moins de huit lois sont votées par la Chambre des communes qui visent à neutraliser la capacité d’organisation et d’action des travailleurs et des travailleuses : le blocage de lieux de travail autres que celui concerné par l’action de grève devient un délit ; les syndicats deviennent passibles de poursuite en justice devant les tribunaux pour des actions entreprises dans le cadre des conflits du travail ; le monopole d’embauche syndical qui assurait la cohésion des travailleurs et travailleuses est encadré drastiquement puis aboli ; les organisations syndicales sont contraintes de recourir à des scrutins postaux longs et coûteux pour des décisions relatives à leur fonctionnement interne ainsi que pour le passage à la grève.

Par-delà ces dispositions spécifiquement anti-syndicales, les politiques menées par le gouvernement conservateur affaiblissent plus largement l’organisation collective des travailleurs et des travailleuses. La politique monétaire privilégie le secteur financier au détriment du secteur industriel. La régulation étatique des secteurs où les travailleurs et les travailleuses n’étaient pas en mesure de s’organiser collectivement est supprimée. Les privatisations affaiblissent le syndicalisme dans les entreprises nationales où il était solidement implanté. Une logique de marché interne et une gestion managériale autoritaire sont imposées également dans ce qui reste du service public.

L’ensemble de ces mesures a contribué à ce que Chris Howell (2005) a nommé une « décollectivisation » des relations entre employeurs et salarié-e-s : alors qu’au tournant des années 1980 environ 85 % de la population active bénéficiait d’un accord collectif sur les salaires négocié entre employeurs et syndicats au niveau du secteur d’activité, cette proportion a chuté de manière drastique dans les années 1980 et 1990. Si l’accord collectif est demeuré la modalité majoritaire de détermination des salaires dans le secteur public, il a quasiment disparu du secteur privé soit au profit d’une décentralisation des négociations vers le niveau de l’entreprise là où les organisations syndicales ont réussi à maintenir une présence, soit au profit d’une relation individualisée nécessairement défavorable aux travailleurs et travailleuses face à l’employeur.

Le Parti travailliste, au pouvoir de 1997 à 2010 sous la direction de Tony Blair puis de Gordon Brown, n’a pas touché au cadre juridique contraignant mis en place par les Conservateurs en dépit des demandes réitérées des organisations syndicales (McIlroy, 2008). Le retour au pouvoir des Conservateurs, d’abord sous la forme d’une coalition avec les Libéraux-démocrates de 2010 à 2015 puis dans un exercice majoritaire du pouvoir depuis 2015, a même été l’occasion d’un nouveau tour de vis anti-syndical. Le Trade Union Act de 2016 accroît ainsi les dispositions coercitives du Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act de 1992, lequel prévoyait le dépôt d’un préavis, la consultation en bonne et due forme de l’ensemble des adhérent-e-s d’un syndicat par voie postale et une majorité de votes favorables comme préalables à toute action de grève. Si le Trade Union Act de 2016 ouvre la possibilité de recourir à un scrutin électronique, il requiert en revanche qu’une majorité des adhérent-e-s du syndicat participent au scrutin pour que celui-ci soit valide. Il exige aussi que dans des secteurs clés de l’économie, comme la santé, l’éducation, les transports ou encore le secteur nucléaire, 40 % du corps électoral se prononce en faveur de l’action de grève.

Ces dispositions font que les grèves spontanées sont proscrites, faisant peser la menace de poursuites contre les travailleurs et travailleuses qui s’y livreraient ainsi que contre toute organisation syndicale qui les soutiendrait. Elles font également des grèves l’outil non pas des travailleurs et des travailleuses considérés individuellement ou collectivement, mais exclusivement des organisations syndicales reconnues par l’employeur et habilitées à consulter leurs adhérent-e-s. Enfin, toute action de grève nécessite de la part des organisations syndicales un travail d’information et de conviction de longue haleine ainsi qu’une mobilisation des adhérent-e-s pour garantir une participation massive au scrutin.

Des organisations syndicales plus combatives

Face à un cadre juridique aussi contraignant, la vague de grèves en cours est d’autant plus remarquable. Les consultations organisées par les organisations syndicales ont été caractérisées par des taux de participation massifs et des majorités également écrasantes en faveur de la grève : pour ne prendre que les conflits concernant le plus grand nombre de travailleurs et de travailleurs, les syndicats ont pu afficher respectivement 71 % de participation et 89 % pour la grève dans les chemins de fer, 81 % de participation et 92 % pour la grève chez les dockers de Felixstowe, 88 % de participation et 99 % pour la grève chez les dockers de Liverpool, 70,2 % de participation et 97,3 % pour la grève dans les bureaux de poste, 77 % de participation et 97,6 % de participation à Royal Mail, 74,8 % de participation à Openreach dans les télécommunications et 95,8 % pour la grève, 58,2 % de participation et 91,5 % pour la grève à BT dans le même secteur.

Ce retour de l’action gréviste frappe aussi par son caractère soudain. La crise financière de 2007-2008 a eu un double impact sur les salaires au Royaume-Uni : d’un côté, elle a plongé le Royaume-Uni dans la récession et provoqué une baisse des salaires réels dans le secteur privé qui s’est prolongée jusqu’au milieu des années 2010 ; de l’autre, la croissance du déficit public et de l’endettement du pays résultant du sauvetage du secteur financier a servi d’argument aux Conservateurs pour imposer une politique d’austérité salariale aux services publics dont les effets se sont fait sentir tout au long de la décennie et jusqu’à aujourd’hui. Comme nous l’avons précédemment indiqué, cette stagnation salariale ne s’est pas traduite par un nombre significatif de grèves sur des revendications salariales ; bien au contraire, la conflictualité sociale a chuté à des niveaux historiquement bas. Que se passe-t-il alors en 2022 pour que soudainement, une vague des grèves traverse le Royaume-Uni ?

Il est probable que la montée des chiffres de l’inflation depuis le printemps ait été un déclencheur : alors que la stagnation ou l’érosion salariale progressive ne suffisait pas à susciter largement le passage à l’action, la menace d’un décrochage fort et rapide des salaires peut avoir convaincu des groupes de travailleurs et de travailleuses jusque-là réticent-e-s à engager une action de grève, c’est-à-dire à perdre immédiatement des journées de salaires de manière à espérer gagner une revalorisation salariale plus durable.

Ensuite, ces grèves s’inscrivent dans une séquence de retour de la combativité et du militantisme des syndicats britanniques. La National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT), l’un des principaux syndicats du secteur des chemins de fer, s’est imposée depuis le début des années 2000 comme le syndicat britannique le plus combatif, n’hésitant pas à recourir à la grève pour obtenir pour ses adhérent-e-s des salaires supérieurs à la moyenne du secteur privé britannique. De ce point de vue, Mick Lynch, secrétaire général depuis 2021 de la RMT, s’inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs. Toutefois, ses critiques à l’égard du Parti travailliste et sa radicalité militante distinguaient jusque récemment la RMT du reste du mouvement syndical britannique, à l’exception de la Fire Brigades Union (FBU), le syndicat des pompiers (Seifert, Sibley, 2011).

La plupart des dirigeant-e-s du mouvement syndical britannique ont en effet largement accompagné et soutenu, du milieu des années 1980 à la fin des années 1990, l’entreprise de réforme organisationnelle et de recentrage politique menée par les leaders successifs du Parti travailliste, qui pourtant revenait à réduire le poids des syndicats au sein du Parti et à prendre acte du nouvel ordre thatchérien. Les années 2000, marquées électoralement par l’effritement progressif de la coalition néo-travailliste jusqu’à la défaite de 2010, ont été caractérisées par l’arrivée à la tête des principaux syndicats britanniques de dirigeant-e-s issu-e-s de la gauche syndicale, plus critiques à l’égard de l’acceptation blairienne de l’ordre économique néolibéral (Charlwood, 2004). Le débat stratégique qui traversait alors la gauche syndicale portait alors principalement sur la question du débouché politique : le Parti travailliste pouvait-il redevenir le véhicule des aspirations syndicales à de meilleures conditions d’existence pour les travailleurs et les travailleuses, ou fallait-il l’abandonner ?

C’est ce tropisme partisan qui est remis en cause par l’arrivée d’une nouvelle vague de dirigeant-e-s des organisations syndicales. En 2015, l’élection de Dave Ward à la tête de la Communication Workers Union (CWU), le syndicat des postes et des télécoms, crée la surprise lorsqu’il défait Billy Hayes, le secrétaire général sortant candidat à sa propre réélection. S’il est marqué à la gauche du mouvement syndical et a soutenu le leader travailliste Jeremy Corbyn (2015-2020) qui a porté un programme de gauche, Ward a été élu sur la promesse de faire primer les intérêts des travailleurs et travailleuses que le syndicat représente par rapport à ceux du Parti travailliste. Le syndicat Unite illustre plus fortement encore ce mouvement de balancier : deuxième plus grand syndicat britannique avec ses 1,2 million d’adhérent-e-s principalement dans le secteur privé, il a été dirigé de 2010 à 2021 par Len McCluskey, qui a pesé de tout le poids numérique et financier de son syndicat au sein du Parti travailliste et constitué un allié indéfectible de Jeremy Corbyn contre ses opposant-e-s. En 2021, le candidat désigné pour succéder à Len McCluskey à la tête de Unite est défait par Sharon Graham, une candidate issue de la gauche syndicale qui affirme que le syndicat ne peut pas continuer d’attendre indéfiniment le retour au pouvoir des Travaillistes : la priorité doit aller à l’organisation collective et aux luttes sur les lieux de travail.

Ce retrait par rapport aux luttes d’influence au sein du Parti travailliste, au profit d’un réinvestissement des ressources organisationnelles et financières du syndicat vers le monde du travail, a probablement été facilité par la fermeture de ce que Thierry Labica avait qualifié d’« hypothèse Jeremy Corbyn » (2019), à savoir la capture temporaire de la direction du Parti travailliste par son aile gauche et donc la possibilité de l’arrivée au pouvoir d’une gauche de transformation sociale. À la suite de la défaite des Travaillistes aux élections à la Chambre des communes de 2019, le nouveau leader centriste Keir Starmer a progressivement marginalisé l’aile gauche du parti, abandonné les promesses de transformation sociale et économique et pris soin de se tenir à distance des grèves lancées par les syndicats. Ce faisant, il a aussi abandonné aux dirigeant-e-s des organisations syndicales le statut de premier-e-s opposant-e-s au pouvoir conservateur.

Les faiblesses structurelles du syndicalisme britannique

La vague de grèves qui traverse le Royaume-Uni en cet été 2022 semble donc effacer une partie de l’héritage de quatre décennies de reflux du mouvement syndical. Là où l’action gréviste semblait éteinte, en particulier dans le secteur privé, elle marque un retour fracassant. Là où des syndicats affaiblis semblaient réduits à un rôle subalterne dans leur relation avec le Parti travailliste, ils affirment leur indépendance par rapport aux vicissitudes de la vie partisane. Là où les syndicalistes avaient disparu du paysage médiatique et culturel, elles et ils y font un retour en force, à l’instar de Mick Lynch, le secrétaire général de la RMT, qui répond à toutes les sollicitations pour aller porter la contradiction dans une arène médiatique largement hostile. Là où les syndicats semblaient condamnés à l’impuissance, ils publicisent largement les augmentations salariales parfois considérables obtenues entreprise après entreprise.

Il faut cependant se méfier du discours triomphaliste des organisations syndicales. Puisque seuls les syndicats peuvent lancer une action de grève, la vague de grèves qui traverse le Royaume-Uni est nécessairement cantonnée au périmètre réduit des entreprises privées et services publics où les syndicats sont implantés. Elle concerne donc principalement, au sein du secteur privé, ces anciennes entreprises publiques désormais privatisées qui ont conservé une implantation syndicale forte comme dans les chemins de fer et la poste et les télécommunications, les secteurs employant une main-d’œuvre qualifiée comme l’aviation, ainsi que les secteurs où les travailleurs et travailleuses bénéficient d’une capacité de blocage comme les docks. Le secteur des services, qui domine aujourd’hui l’économie britannique, est absent de cette vague de grèves et susceptible de le rester en raison de la précarité des emplois et de l’absence d’implantation syndicale forte. La syndicalisation des travailleurs et travailleuses pauvres et précaires du nettoyage, de l’hôtellerie et de la restauration, de l’agro-alimentaire ou encore des centres d’appel a été érigée depuis le début des années 2000 en objectif stratégique par les grands syndicats du secteur privé comme Unite et la GMB ainsi que par le TUC (Simms, Holgate, 2010). En dépit de campagnes visibles et de quelques rares succès, les organisations syndicales n’ont réussi ni à s’implanter largement dans le secteur des services ni à inverser la logique de dérégulation, flexibilisation et précarisation du marché du travail (Holgate, 2005). Cela ne veut pas dire que les grèves en cours seront sans effet sur ces secteurs : les augmentations salariales obtenues par les syndicats dans les entreprises et les secteurs où ils bénéficient du rapport de force nécessaire sont susceptibles d’entraîner des augmentations salariales dans le reste de l’économie britannique. Il faut donc prendre au sérieux les propos de Mick Lynch, secrétaire général de la RMT, lorsqu’il affirme que les cheminots britanniques luttent pour les droits de l’ensemble des travailleurs et travailleuses du pays.

Ce faisant, Mick Lynch révèle aussi la bataille engagée pour le soutien de l’opinion publique aux grèves. Genevieve Coderre-LaPalme et Ian Greer (2018) ont souligné l’importance de celle-ci pour un mouvement syndical dont l’implantation est fragile dans de nombreux secteurs et qui se heurte à un contexte institutionnel défavorable. C’est un autre fait marquant de la séquence en cours que le soutien majoritaire exprimé aux grévistes et à leurs revendications dans les enquêtes d’opinion. Cela n’empêche pas l’influente presse nationale, qui soutient très largement le gouvernement conservateur, de produire un discours alarmiste de condamnation des grèves et de leur impact sur l’économie britannique et la population. Comme c’est le cas lors de chaque mouvement de grève, la presse réactive le thème de l’« hiver du mécontentement » de 1978-1979, décliné ici sous la forme d’un « été du mécontentement ».

Ce thème fonctionne comme un mythe au sens où il permet d’évacuer l’examen des causes, des motivations et même des formes concrètes des grèves. Celles-ci sont recouvertes, comme Colin Hay (1996) l’a analysé au sujet de la vague de grèves de l’hiver 1978-1979, par une « narration secondaire » : celle-ci identifie dans les grèves le symptôme d’une crise sociale plus large dont l’une des causes présumées serait le pouvoir excessif dont jouiraient les organisations syndicales, et affirme en contrepoint la nécessité d’une remise en ordre. Lorsque les éditorialistes d’aujourd’hui invoquent le signifiant alarmant et alarmiste de l’« été du mécontentement », ils légitiment donc aussi d’éventuelles attaques à venir contre l’organisation collective des travailleurs et des travailleuses.

Il se joue donc en cette fin d’été 2022 une séquence étrange marquée par la répétition apparente de la configuration sociale de la fin des années 1970. La nouvelle Première ministre conservatrice Liz Truss, qui pousse l’imitation de Margaret Thatcher jusqu’à reproduire ses tenues vestimentaires, a promis de légiférer dans le mois suivant son arrivée au poste de Première ministre pour introduire de nouvelles dispositions anti-syndicales, comme le rehaussement du seuil de votes favorables nécessaires pour qu’un syndicat puisse engager une action de grève ou encore la mise en place d’un service minimum dans les transports. Les syndicats britanniques sont cependant beaucoup plus faibles numériquement, économiquement et institutionnellement qu’ils ne l’étaient à l’orée du mandat de Margaret Thatcher. La force relative des organisations syndicales à la fin des années 1970 ne leur a cependant été d’aucun secours : la conviction était forte alors, au sein des cercles syndicaux, que les politiques économiques désastreuses des Conservateurs les conduiraient à une défaite électorale certaine, si bien qu’il suffisait d’attendre un retour prochain aux affaires du Parti travailliste. Les syndicalistes d’aujourd’hui ne peuvent se bercer d’aucune illusion : ni sur le nécessaire échec des Conservateurs qui sont sortis renforcés électoralement d’une décennie pourtant marquée par les ravages de l’austérité ; ni sur le salut que pourraient leur apporter des Travaillistes soucieux de mettre à distance les luttes des travailleurs et des travailleuses.

De ce point de vue, il est intéressant de constater la coexistence des grèves avec des tentatives syndicales de former des coalitions plus larges ou de s’y associer, comme la campagne « Enough is enough » lancée conjointement par le syndicat des postes et des télécommunications CWU, l’association de lutte pour les droits des plus démuni-e-s ACORN, les associations de lutte contre la pauvreté Fans Supporting Foodbanks et Right to Food Campaign, le magazine de gauche Tribune et les député-e-s Zarah Sultana et Ian Byrne issu-e-s de l’aile gauche du Parti travailliste. Dave Ward de la CWU, Mick Lynch de la RMT ainsi que son adjoint Eddie Dempsey interviennent régulièrement dans les réunions publiques de « Enough is enough ». Que les dirigeant-e-s d’organisations syndicales engagées dans des actions de grève s’investissent parallèlement dans une telle campagne suggère une conscience claire de la fragilité du rapport de force dont disposent les syndicats et de la nécessité de prolonger l’action syndicale en dehors des lieux de travail, dans un syndicalisme de mouvement social qui s’inscrit dans un espace social plus large (Parker, 2008 ; Wills, 2001). C’est aussi l’une des leçons retenues par le mouvement syndical de la grève des mineurs de 1984-1985, principale confrontation entre une organisation syndicale avec l’exercice thatchérien du pouvoir que Liz Truss entend ressusciter : face à un gouvernement hostile et un employeur déterminé, la grève ne peut tenir et durer que grâce au soutien d’une large coalition populaire. (Article publié sur le site La Vie des idées, le 11 octobre 2022. ISSN: 2105-3030)

Marc Lenormand est maître de conférences en civilisation britannique à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, laboratoire EMMA. Il a co-dirigé les volumes Neoliberalism in Context (Palgrave, 2019) et Antisyndicalisme. La Vindicte des puissants. Discours et dispositifs anti-syndicaux (Le Croquant, 2019) et a consacré de nombreuses publications à l’histoire du mouvement ouvrier britannique, aux transformations organisationnelles du mouvement syndical, aux discours et dispositifs anti-syndicaux et au rapport entre les syndicats et le parti travailliste. Ses travaux portent aujourd’hui principalement sur l’histoire intellectuelle de la gauche britannique.

Bibliographie
- Andy Charlwood, « The New Generation of Trade Union Leaders and Prospects for Union Revitalization », British Journal of Industrial Relations, vol. 42, n° 2, 2004, p. 379-397.
- Genevieve Coderre-LaPalme, Ian Greer, « Dependence on a hostile state : UK trade unions before and after Brexit », in Steffen Lehndorff et al. (dir.), Rough waters : European trade unions in a time of crises, Bruxelles, European Trade Union Institute, 2018, p. 259-284.
- Ralph Darlington, Dave Lyddon, Glorious Summer. Class Struggle in Britain 1972, Londres, Bookmarks, 2001.
- Clémence Fourton, « Cartographie de l’espace citoyen anti-austérité au Royaume-Uni depuis la crise de 2008 », Observatoire de la société britannique, n° 23, 2018, p. 83-104.
- Colin Hay, « Narrating Crisis : The Discursive Construction of the Winter of Discontent », Sociology, vol. 30, n° 2, 1996, p. 253-277.
- Jane Holgate, « Organizing migrant workers : a case study of working conditions and unionization in a London sandwich factory », Work, Employment and Society, vol. 19, n° 3, 2005, p. 463-480.
- Chris Howell, Trade Unions and the State. The Construction of Industrial Relations Institutions in Britain, 1890-2000, Princeton, Princeton University Press, 2005.
- Thierry Labica, L’hypothèse Jeremy Corbyn. Une histoire politique et sociale de la Grande-Bretagne depuis Tony Blair, Paris, Demopolis, 2019.
- John McIlroy, « Ten years of New Labour : workplace learning, social partnership and union revitalization in Britain », British Journal of Industrial Relations, vol. 46, n° 2, p. 283–313.
- Jane Parker, « The Trades Union Congress and civil alliance building : towards social movement unionism », Employee Relations, vol. 30, n° 5, 2008, p. 562-583.
- Roger Seifert, Tom Sibley, « It’s politics, stupid : the 2002–2004 UK firefighters’ dispute », British Journal of Industrial Relations, vol. 49, n° 2, 2011, p. 332-352.
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- Jane Wills, « Community Unionism and Trade Union Renewal in the UK : Moving beyond the Fragments at Last ? », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 26, n°4 , 2001, p. 465-483.

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