Frontex, politique migratoire et «délocalisation sur place»

Par Guy Zurkinden

Pour des milliers d’exilé·e·s qui fuient la guerre, les persécutions et la négation de leurs droits fondamentaux, les frontières extérieures de l’Union européenne (UE) sont devenues des zones de non-droit. Ils y risquent les coups, la torture, le viol, le refoulement et la mort. Assistés par l’agence Frontex, les garde-côtes y pratiquent la chasse aux réfugié·e·s, sur terre comme dans les mers. Ces exactions, documentées dans de nombreux rapports et enquêtes, sont la raison première qui doit amener à voter non au renforcement de Frontex le 15 mai prochain [1].

Bras armé de l’UE et de la Suisse

Frontex ne tombe cependant pas du ciel. Il s’agit du «bras armé» de la politique migratoire, hyper-répressive, menée par l’Union européenne. Cette politique vise à décourager l’accès à l’Europe en le rendant de plus en plus périlleux. Une de ses conséquences les plus tragiques est la transformation de la Méditerranée en cimetière: 23 900 personnes y ont péri depuis 2014 [2]. Un vrai massacre.

La politique migratoire menée par la Suisse s’inscrit dans la même logique répressive: ce pays applique les accords de Schengen-Dublin qui bétonnent la frontière européenne – c’est dans ce cadre que la Suisse est associée à Frontex; continuellement durcie depuis le milieu des années 1980, la Loi sur l’asile est devenue une machine à précariser et expulser les réfugié·e·s; alors que la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) pose des barrières quasiment infranchissables au séjour légal des ressortissant·e·s extra-européen-ne-s – à l’exception des cadres, des personnes très qualifiées, des investisseurs, des riches ou des «personnalités» [3].

Cette politique migratoire répressive se combine avec des accords bilatéraux permettant la «libre circulation» des salarié·e·s de l’Union européenne en Suisse, sans réels garde-fous en matière de protection des salaires et des conditions de travail [4]. Elle est justifiée par un discours et des campagnes politico-médiatiques présentant les migrant·e·s comme une «menace» multiforme: ils et elles seraient un danger pour la population dite suisse, l’économie, le niveau des salaires, l’environnement, les assurances sociales, etc. Ce discours s’applique tour à tour aux réfugié·e·s, aux travailleurs et travailleuses de l’Union européenne, aux jeunes immigré·e·s de la deuxième génération, à la population de confession musulmane, etc. Il est tenu de la manière la plus virulente par l’UDC, mais largement repris par les autres partis de droite (PLR, Centre, Vert’libéraux) – et jusqu’à des franges de la dite gauche.

Pas de migrants, pas de Suisse

Ce discours xénophobe escamote une réalité: loin d’être une menace pour la société helvétique, les migrant·e·s en forment un pilier. Au quatrième trimestre 2021, la force de travail de nationalité étrangère représentait 32,5% de la population active en Suisse [5]. Sans elle, des pans entiers de l’économie – bâtiment et génie civil, hôpitaux, EMS, industrie, nettoyage, agriculture, soins aux personnes âgées – s’écrouleraient. De nombreuses études – la dernière en date de 2020 – démontrent que les migrant·e·s «rapportent» davantage qu’ils ne «coûtent» au système de sécurité sociale [6]. Dans une économie hyper-internationalisée comme celle de la Suisse, il faut aussi mentionner les 2 millions de personnes qui triment hors de nos frontières au profit des transnationales ayant leur siège dans en Suisse [7]. Bref. Sans salarié·e·s immigré·e·s, pas de Suisse.

Blocher et l’utilitarisme

Christoph Blocher, dirigeant et idéologue de l’UDC – le parti qui mène depuis près de trois décennies une offensive politique constante contre les migrant·e·s – mais aussi milliardaire, investisseur et ancien patron de la firme EMS Chemie (depuis dirigée par sa fille, Magdalena Martullo-Blocher), est d’ailleurs tout à fait conscient de cette réalité. En 2014, le leader de l’UDC avait qualifié de «bêtise» la décision de Simonetta Sommaruga, conseillère fédérale (PS) alors à la tête département de la Sécurité et Justice, de supprimer 2000 permis de travail destinés aux salarié·e·s originaires de pays extra-européens. Christoph Blocher avait alors tenu les propos suivants: «Ceux dont nous avons besoin, nous devons pouvoir les chercher.» [8] Une phrase qui éclaire le mix de xénophobie, d’utilitarisme et de cynisme guidant la politique migratoire helvétique.

Une précarité organisée

Mis à part une couche de cadres supérieurs et de spécialistes, les salarié·e·s issu·e·s de la migration gagnent en moyenne nettement moins que leurs collègues de nationalité suisse. Ils travaillent dans des conditions plus dures, sont plus souvent touché·e·s par la précarité et touchent des rentes de retraite bien plus basses (lire ci-dessous). Tout en bas de la pyramide sociale, dans l’ombre, triment des dizaines de milliers de travailleurs et travailleuses sans-papiers surexploité·e·s en raison de leur absence de titre de séjour légal.

On trouve ici une caractéristique de la politique migratoire hyper-restrictive appliquée par la Suisse (et l’Union européenne): en précarisant, voire illégalisant des dizaines de milliers de personnes, elle fournit une main-d’œuvre, corvéable à merci, aux patrons qui les sous-paient et aux nanti·e·s qui économisent ainsi d’importantes sommes d’impôts. «Nous sommes en présence d’une gestion des rescapés de la fermeture des frontières au profit des secteurs économiques ne pouvant pas être délocalisés ou externalisés, par la production de «sans-papiers» contraints de vendre leur force de travail en dessous de sa valeur», pour reprendre les termes du sociologue Saïd Bouamama [9].

Une unité à construire

La votation sur Frontex prend place dans le contexte d’une mondialisation néolibérale qui attaque les conditions de travail, de salaire et les droits sociaux de l’ensemble des salarié·e·s – creusant ainsi fortement les inégalités, en Suisse entre autres [10].

Construire une riposte unitaire face à ces attaques est un des principaux défis posés à la gauche, aux organisations syndicales et aux forces progressistes. Cela implique de construire un socle de revendications communes – pour une redistribution des richesses, pour des salaires et des conditions de travail dignes, pour un changement et un renforcement des fragiles assurances sociales, une extension des services publics, etc. – dans lesquelles une grande majorité des travailleuses et travailleurs pourront se reconnaître.

Or tout cela sera impossible sans la remise en question d’une politique migratoire qui précarise et discrimine des centaines de milliers de salarié·e·s – s’accompagnant d’une lutte décidée contre les discours xénophobes qui justifient cette politique et creusent les divisions entre les salarié·e·s selon leur nationalité, leur statut de séjour, leur religion ou leur couleur de peau.

La bataille en cours contre l’agence Frontex et la «forteresse Europe» est aussi l’un des aspects de ce combat.

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A permis précaire, conditions de travail et salaires précaires

Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), au 4e trimestre 2021, 1,686 million de personnes de nationalité étrangère travaillaient en Suisse [11]. Plus de quatre travailleurs immigrés sur cinq (78,4%) sont originaires d’un Etat de l’Union européenne (UE), de l’AELE ou du Royaume-Uni, et le reste d’un Etat tiers (21,6%). Les personnes titulaires d’une autorisation d’établissement (permis C, qui peut ne pas être renouvelé si la personne est à l’aide sociale, à l’assurance invalidité, voire au chômage) sont les plus nombreuses (46,6% des étrangers actifs occupés), suivies des titulaires d’une autorisation de séjour (permis B ou L, 27,9%, avec la même remarque sur le non-renouvellement possible que pour les permis C), puis des frontaliers (permis G, 21,2%).

Toujours selon l’OFS, «si l’on considère l’ensemble de l’économie, le salaire mensuel brut des personnes salariées de nationalité suisse est en moyenne plus élevé que celui versé à la main-d’œuvre étrangère (6988 francs mensuels en moyenne à 100%, contre 6029 francs)» [12]. Cette différence salariale se retrouve quelle que soit la catégorie de permis de séjour.

Les statistiques de l’OFS révèlent aussi des écarts importants selon les types de permis de séjour: 6138 francs de salaire médian [13] pour un permis C; 5769 francs pour un permis B; 5250 pour un permis L (séjour de courte durée); 4552 pour les «autres». En gros: plus le permis est précaire, plus le salaire baisse.

La différence est encore plus grande lorsqu’on examine les postes de travail n’exigeant pas de responsabilité hiérarchique: les salarié·e·s de nationalité suisse n’occupant pas de fonction de cadre touchaient, en 2020, 6345 francs mensuels en moyenne (pour un 100%); les salarié·e·s ayant un permis C, 5686 francs; les permis B, 5287 francs; les permis L, 5145 francs; et 4393 francs pour les «autres».

Les salarié·e·s immigré·e·s occupent aussi nettement plus souvent des postes à bas salaires: 21% en moyenne pour celles et ceux de la première génération, contre 13% pour les Suisses [14]. Ils sont aussi plus touchés par le chômage – 7,6%, contre 3,2% pour les salarié·e·s de nationalité suisse.

Tout en bas de cette pyramide on trouve des dizaines de milliers de sans-papiers – une enquête commanditée par le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) estime leur nombre entre 55 000 et 99 000, un chiffre invérifiable [15]. Ces travailleurs et travailleuses de l’ombre subissent souvent des conditions de surexploitation. Juste au-dessus d’eux, on trouve les permis F (admissions provisoires), souvent contraints d’accepter les conditions les plus basses pour accéder au marché du travail.

On se trouve donc face à un système structurel d’inégalités entre salarié·e·s suisses et immigé·e·s, qu’on peut comparer à l’inégalité salariale structurelle existant entre femmes et hommes.

Il peut être utile d’approcher Frontex et la politique migratoire européenne et helvétique par ces grilles de lectures, plutôt que de s’arrêter aux notions d’identités raciales, nationales ou ethniques – qui aboutissent souvent à diviser les salarié·e·s, laissant des autoroutes au patronat pour imposer son programme de démolition sociale. (G.Z.)

__________

[1] Le 15 mai, la population ayant le droit de vote est appelée à se prononcer sur «la reprise du règlement de l’Union européenne relatif au corps européen des gardes-frontières et de garde-côtes européens (développement de l’acquis Schengen)». Concrètement, la Suisse augmenterait son financement à Frontex, l’agence européenne de garde-côtes (qui passerait de 24 millions à 2021 à 61 millions en 2027), et lui fournirait jusqu’à 39 fonctionnaires fédéraux (contre 6 aujourd’hui).

[2] https://missingmigrants.iom.int/fr/region/mediterranee

[3] Selon l’article 23 de la Loi sur les étrangers et l’intégration.

[4] L’un des arguments en faveur brandis par Mario Fehr, conseiller d’Etat (PS) zurichois et sa collègue Carmen Walker Späh (PLR) en faveur de Frontex est d’ailleurs que «la suppression des contrôles aux frontières extérieures de l’Europe limiterait massivement la liberté de circulation en Europe», ce qui entraînerait des conséquences négatives pour l’économie zurichoise, qui dépend quotidiennement du travail effectué par 11 000 travailleurs frontaliers et helvétique (NZZ, 20 avril 2022).

[5] OFS: Enquête suisse sur la population active au 4e trimestre 2021. 22 mars 2022.

[6] OFS, unifr, unine: Panorama de la société suisse 2020. Migration – Intégration – Participation

[7] https://www.swissinfo.ch/ger/schweizer-unternehmen-ziehen-milliarden-aus-toechtern-im-ausland-ab/46218474

[8] Blick, 2 décembre 2014.

[9] Saïd Bouamama: Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur. Syllepse, 2022.

[10] Selon les derniers chiffres de l’administration fédérale des contributions, portant sur 2018, le 0,3% des plus riches contribuables détenaient 32% de la fortune totale déclarée en Suisse, tandis que 23,6% de la population ne détenait aucun patrimoine.

[11] OFS: Enquête suisse sur la population active au 4e trimestre 2021. 22 mars 2022.

[12] OFS: Enquête suisse sur les salaires 2020.

[13] Le salaire médian signifie que 50% des salarié·e·s gagnent plus que ce montant, 50% moins (pour un 100%).

[14] OFS : Indicateurs du marché du travail 2021.

[15] B,S,S Volkswirtschaftliche Beratung: Les sans-papiers en Suisse en 2015. Bâle, 2015.

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