Entretien avec
Françoise Vergès
Emmanuel Macron à Hambourg, lors du G20, les 7 et 8 juillet, affirma avec conviction: «Le défi de l’Afrique, il est totalement différent. Il est beaucoup plus profond, il est civilisationnel aujourd’hui. Quels sont les problèmes en Afrique? Les Etats faillis, les transitions démocratiques complexes, la transition démographique qui est, je l’ai rappelé ce matin, l’un des défis essentiels de l’Afrique. Quand des pays ont encore aujourd’hui 7 à 8 enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien.»
L’allusion au caractère «civilisationnel» ainsi que le thème de la «transition démographique» explicité par le raccourci: «Quand des pays ont encore aujourd’hui 7 à 8 enfants par femme» afin d’illustrer des interrogations sur le «développement» – en omettant le poids de l’histoire coloniale, les politiques impérialistes (celle des transnationales minières ou du déboisement, celle des institutions financières et politiques telles le FMI), ou encore l’intrication entre les politiques militaires des ex-pays coloniaux et les «Etats faillis» – ne peut que susciter la comparaison entre cette déclaration et le «discours de Dakar» de Nicolas Sarkozy en 2007. Ce d’autant plus qu’un faux pas – en fait une attitude qui reflète la spontanéité des «élites» françaises – avait déjà fait la une début juin lors de son séjour aux Comores. Le Monde rapportait: «En plaisantant cruellement sur le sort des kwassas kwassas, ces frêles embarcations qui «pêchent peu» mais «amènent DU Comorien», Emmanuel Macron a déclenché une vive polémique en raison du peu de considération que le président français a semblé porter à l’égard du sort des milliers de morts comoriens noyés dans l’océan Indien en tentant de trouver refuge sur l’île de Mayotte, 101e département français depuis 2011.» Désigner la fécondité des femmes africaines comme une des entraves au développement du continent, c’est leur faire porter la responsabilité de la misère et du sous-développement, pour absoudre l’Occident, estime la politologue Françoise Vergès (1). (Rédaction A l’Encontre)
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Lorsque Emmanuel Macron désigne la fécondité des femmes africaines comme une entrave au développement du continent, dans quelle tradition idéologique s’inscrit-il?
Françoise Vergès: Disons déjà que les Etats ont toujours voulu contrôler la fécondité des femmes. Mais la déclaration selon laquelle le développement du continent africain serait freiné parce que les femmes africaines feraient trop d’enfants est directement liée à l’idéologie occidentale d’après-guerre qui attribue aux femmes du Tiers monde la responsabilité de la misère et du sous-développement, ce qui évidemment absout l’Occident. Traite esclavagiste («négrière») et colonialisme – travail forcé, déplacement de populations, guerres, massacres – n’auraient donc eu aucune conséquence. Dès les années 1950, cette idéologie, dans laquelle les Etats Unis jouent un grand rôle, va devenir vérité et autoriser de vastes campagnes antinatalistes (stérilisation forcée, contraception sans consentement) visant minorités, peuples autochtones, peuples sous domination. Notons que des États du Tiers monde vont adopter cette idéologie. Parmi les arguments de cette idéologie, il y a aussi la menace que ferait peser cette fécondité sur la sécurité – les enfants devenus adultes seraient tentés par la migration vers les pays riches ou par la révolution. Dans les congrès sur la population mondiale, des hommes, religieux, hommes d’Etat, experts en tous genres, dissertent sur le ventre des femmes, elles-mêmes étant en général absentes des débats. C’est une idéologie misogyne – les femmes seraient irresponsables – et paternaliste – les femmes seraient des victimes – à laquelle se mêle une idée de la supériorité de l’Occident (les femmes en Europe qui ont eu à une époque pas si lointaine beaucoup d’enfants n’auraient, elles, jamais entravé le développement).
Si l’Afrique connaît un taux de croissance démographique important, il faut savoir que le continent a longtemps été sous-peuplé, et que ce continent comparé à certains pays (Inde, Chine) a eu un taux de croissance démographique très bas. Il faut, aussi, reconnaître que le taux de fécondité n’est pas le même d’un pays à l’autre, qu’il est assez faible dans certains pays, l’Afrique n’est pas «un pays». Enfin, les femmes africaines, dès qu’elles ont le choix, font moins d’enfants. 43% des naissances ne sont pas désirées, l’accès à la contraception étant difficile.
Quelles authentiques entraves ce discours sur la fécondité des femmes africaines passe-t-il sous silence ?
Françoise Vergès: L’Afrique a été pillée, elle continue à être pillée avec la complicité de gouvernements africains, on le sait. Elle n’est pas à l’abri du capitalisme mondial qui repose sur l’économie d’extraction et le productivisme. Cela fait longtemps que des Africaines et Africains ont fait la critique de l’idéologie du développement à l’occidentale, que de jeunes intellectuels, artistes, économistes, philosophes, sociologues, partant de l’analyse des contradictions locales, régionales et transnationales, font des propositions. Cela fait longtemps que tout une jeunesse ne se tourne plus vers l’Occident. Il y a de formidables énergies sur le continent, des groupes, des associations, des entrepreneurs qui cherchent des voies de développement à partir des ressources et des savoirs du continent, dans le respect de l’environnement et de la dignité de chaque personne, loin des idéologies occidentales de développement basées sur le seul PIB. L’Europe veut continuer à croire qu’elle est indispensable, mais elle est de plus en plus seule à le croire.
En soi, la croissance démographique freine-t-elle mécaniquement la possibilité d’un développement durable, respectueux des êtres humains et de l’environnement?
Françoise Vergès: Les femmes, il faut le dire et le répéter, font moins d’enfants dès qu’elles en ont le choix. C’est d’abord à elles qu’il faut penser, aucune femme n’a envie d’avoir des grossesses successives qui l’épuisent et n’assurent pas aux enfants qu’elles ont de vivre pleinement. Quel mépris de parler des femmes de cette manière! Le respect des êtres humains et de l’environnement n’est pas d’abord menacé par le nombre d’enfants mais par un système économique et politique qui ne cherche pas à améliorer la vie de chaque être humain mais à continuer à distinguer entre des vies qui comptent et des vies qui ne comptent pas. Quand les vies qui ne comptent pas sont si nombreuses, c’est là qu’est le danger. Il y a péril en la demeure mais les dirigeants continuent à pérorer sur de vieilles idées, à rivaliser entre eux en adoptant des postures plus insignifiantes les unes que les autres. Que des dirigeants multiplient les obstacles au contrôle des femmes sur leur fertilité, qu’ils les encouragent à faire des enfants mais sans offrir services de santé et d’éducation, ou qu’ils les accusent de favoriser la misère, dans tous les cas, ils instrumentalisent le ventre des femmes. (Entretien conduit par Rosa Moussaoui pour L’Humanité)
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[1] Françoise Vergès est l’auteure, entre autres, de Le ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel, 2017. Elle a soutenu sa thèse à Berkeley en 1995 sous le titre: Monsters and revolutionaries. Colonial family romance and metissage, Duke University Press, 1999. L’histoire de sa famille, engagée politiquement en Réunion depuis la fin des années 1920, sert de trame à ce travail historique. Elle a occupé et occupe diverses fonctions dans des institutions qui analysent l’histoire de l’esclavage et son «traitement historique» présent. Elle enseigne auprès du Goldsmiths College de l’Université de Londres. (Réd. A l’Encontre)
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