Entretien avec Sophie Binet conduit par Amandine Cailhol et Frantz Durupt
La secrétaire générale de la CGT salue la victoire du Nouveau Front populaire aux législatives et prévient que, quel que soit le prochain gouvernement, son syndicat «ne compte pas ranger les drapeaux». Selon elle, «une mobilisation sociale est nécessaire» à la rentrée.
Deux jours après la victoire surprise de la gauche aux élections législatives, la bouteille de champagne est encore au frais dans le bureau de Sophie Binet. Rencontre avec la secrétaire générale de la CGT qui n’a pas encore eu le temps de trinquer à cette issue à laquelle elle estime que son syndicat a largement participé. Elle fixe ses priorités pour les semaines et mois à venir, avec une mobilisation sociale en chantier pour la rentrée.
En mars, vous sortiez un livre intitulé Il est minuit moins le quart [Grasset, 2024]. Jusqu’à dimanche soir, il était minuit moins une. Aujourd’hui, quelle heure est-il?
On est revenu à minuit moins le quart. On a réussi à remonter le temps, donc c’est une belle victoire, mais si on veut redescendre à 11 heures et demie ou à 10 heures du soir, une heure plus raisonnable, il faut qu’on ait un gouvernement qui se mette en place et qui change la vie des gens.
Pour vous, ces élections, c’est une victoire de la gauche ou une défaite de l’extrême droite?
Les deux. On espérait une défaite de l’extrême droite et on a eu en plus une victoire de la gauche qu’on est allés chercher avec les dents, notamment les syndicats. Quand on voit que cette élection s’est jouée à quelques voix près. Quand on voit le brouillage idéologique organisé notamment par Emmanuel Macron, avec une mise dos à dos de la droite et de la gauche, et tous les repères qui tombaient sur le mode «l’antisémitisme c’est la gauche», «ceux qui défendent la République c’est l’extrême droite». Que le patronat s’est positionné en fonction de ses seuls intérêts financiers, ce qui était une honte républicaine… Les organisations syndicales et la CGT en particulier ont participé à remettre la mairie au milieu du village.
Que doit-il se passer maintenant? Lors du Front populaire de 1936, des grèves massives avaient été organisées…
La pression populaire doit continuer parce que la situation est extrêmement fragile. La majorité du NFP est étriquée. Emmanuel Macron veut nous voler la victoire, il a une stratégie pour construire une majorité de centre droit et poursuivre sa politique économique et sociale [1]. Et en face, le premier groupe d’opposition est l’extrême droite. Nous sommes en sursis. Nous n’avons pas le droit à l’erreur. S’il y a un faux pas, c’est l’extrême droite qui récupère à la fin.
Que compte faire la CGT?
Dans l’immédiat, il faut que la mobilisation de la société civile continue. Mais c’est plutôt à la rentrée que les choses peuvent se passer. La CGT ne compte pas ranger les drapeaux. Une mobilisation sociale est nécessaire. Elle sera de conquête, pour gagner des avancées, pour que notre quotidien au travail change. Parce que ça fait des années et des années qu’on se mobilise pour empêcher des reculs… Les avancées sociales n’arrivent jamais toutes cuites d’en haut. Elles arrivent quand on lutte et qu’on s’organise. Nos équipes syndicales vont aussi rencontrer l’ensemble des députés républicains pour leur dire qu’ils ont donc des comptes à rendre [2].
Une mobilisation intersyndicale?
C’est bien sûr notre objectif, mais il est trop tôt pour le dire, on va avancer par étapes en continuant à se respecter.
Un syndicaliste à Matignon, ce serait une bonne idée?
Nous, on n’est pas dans le casting. Mais il faut un gouvernement qui rassemble, de l’intelligence collective. Il y a aussi une rupture démocratique à faire. Ce n’est plus possible de diriger le pays seul comme l’a fait Emmanuel Macron.
Quelles sont les mesures les plus urgentes à prendre?
D’abord l’abrogation de la réforme des retraites. Ce serait un symbole de justice et ça montrerait tout de suite qu’on fait autrement.
Comment? Une loi adoptée par 49.3 ou avec les voix du RN, ce ne serait pas gênant?
Il vaut mieux gouverner sans 49.3. Quant aux députés d’extrême droite, il y en a 143 et ils votent, on ne peut rien y faire. Le sujet se posera sur tous les textes. Mais s’ils votent l’abrogation de la réforme, ça ne contredira pas le fait que c’est le parti de l’imposture sociale. S’ils avaient été au pouvoir, il y a de gros doutes sur le fait qu’ils l’auraient abrogée. Par ailleurs, sur les salaires, ils ont dit clairement qu’ils ne voulaient pas les augmenter. C’est notre deuxième urgence.
Sur les salaires justement, que défendez-vous?
L’extrême droite prospère sur le déclassement et le fait que le travail n’est plus payé à sa juste hauteur. Il y a quasiment la moitié de la population qui ne peut plus vivre dignement de son travail, et l’autre moitié qui considère que sa qualification n’est pas reconnue. Il faut traiter les deux. Indexer les salaires sur les prix est une mesure de protection, et dans un moment où l’inflation se calme, que le patronat ne vienne pas nous expliquer que ça va mettre les entreprises en déficit. Sur le smic, il faut une mesure immédiate car on a un smic horaire, mais pas mensuel. Or, quasiment 20% des salariés, notamment les femmes, sont à temps partiel. Donc bien loin du smic mensuel.
En augmentant d’un coup le smic à 1600 euros net, il y aurait un effet de tassement des grilles, mais aussi une explosion des exonérations de cotisations patronales…
Nous, on dit qu’il faut augmenter les salaires. Quand il y aura un gouvernement, on négociera avec lui sur comment on le fait. Pour que cela ne mette pas en difficulté les petites entreprises, il faut des stratégies d’anticipation et d’accompagnement. Il y a besoin de remettre à plat les 170 milliards d’aides fiscales et sociales dont bénéficient les entreprises. Plein de multinationales n’ont pas besoin de ces exonérations. Il ne faut plus qu’elles se cachent derrière les petites entreprises pour justifier de tirer les salaires vers le bas. Les exonérations sous 1,6 smic créent un effet de trappe à bas salaire. Il faut mettre fin à cette addiction du patronat aux aides publiques. On peut mettre en place un plan de décrochage progressif pour l’aider à se sevrer.
La troisième urgence?
Ce sont les services publics. Le gouvernement devra préparer le budget 2025. Il y a besoin d’un plan d’urgence pour nos hôpitaux, nos Ehpad. L’enseignement supérieur et la recherche, la justice, c’est la cata aussi. Les 60 milliards d’euros de cadeaux par an pour les plus grandes entreprises et les plus riches peuvent être remobilisés là.
Comment allez-vous travailler avec les autres acteurs sociaux?
Pour l’instant, il n’y a pas de calendrier. Mais il faut qu’on puisse reprendre la main sur l’assurance chômage sur une tout autre base que celle qui était prévue par la lettre de cadrage du gouvernement, qui nous imposait des économies inacceptables alors que les comptes de l’assurance chômage sont au vert et que le chômage et la précarité repartent à la hausse. Il y a besoin d’améliorer les droits à la protection des privés d’emploi, y compris pour permettre les transitions environnementales nécessaires.
Est-ce que la CGT envisage d’élaborer des propositions de loi à soumettre aux députés?
Bien sûr, on l’a fait avec succès, notamment sur les questions d’énergie, et on peut continuer à le faire sur plein de questions, qui peuvent être transpartisanes. Je pense à la réindustrialisation, mais aussi aux violences sexistes et sexuelles. La CGT sera disponible pour travailler sur une loi-cadre, sur la question de l’égalité femmes hommes, avec des sanctions pour les entreprises qui ne respectent pas l’égalité salariale, et de vraies mesures et un vrai budget sur les violences sexistes et sexuelles.
Les syndicats porteront-ils des choses ensemble?
On peut le faire au coup par coup. Nous avons suffisamment de bouteille sur le travail intersyndical pour se dire que ça va durer. Nous sommes conscients de nos responsabilités de boussole et de rassemblement d’un pays qui est fracturé. Nous le voyons dans nos collectifs de travail, avec une explosion des situations de racisme ces dernières semaines. Il faut lutter contre le racisme et l’antisémitisme, car on ne peut pas lutter contre l’un sans lutter contre l’autre. Le patronat doit aussi prendre ses responsabilités, la question ne lui est pas extérieure.
Le RN reste aux portes du pouvoir. Comment préparer l’après dans le monde syndical?
La priorité, c’est la syndicalisation. La force citoyenne qui a permis d’éviter le pire, il faut la structurer, que les choses continuent de fonctionner par en bas. Le principe du syndicalisme, pour nous, c’est «Ni Dieu, ni César, ni tribun, producteurs sauvons-nous nous-mêmes!» Se syndiquer est aussi en soi une arme contre l’extrême droite et le racisme, car on agit alors ensemble pour ses intérêts de travailleuses et travailleurs à être mieux payés et respectés au travail. Et ces intérêts sont les mêmes quelle que soit la couleur, l’origine, la religion. (Entretien publié par le quotidien Libération le 10 juillet 2024)
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[1] Dans une «Lettre aux Français» datée du 10 juillet dans l’après-midi, Emmanuel Macron affirme: «Personne ne l’a emporté. Aucune force politique n’obtient seule une majorité suffisante et les blocs ou coalitions qui ressortent de ces élections sont tous minoritaires… Je demande à l’ensemble des forces politiques se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’Etat de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays.» Cela «suppose de laisser un peu de temps aux forces politiques pour bâtir ces compromis… D’ici là, le gouvernement actuel continuera d’exercer ses responsabilités puis sera en charge des affaires courantes comme le veut la tradition républicaine.» (Réd.)
[2] Dans son communiqué du 9 juillet, le Comité Confédéral National (CCN) de la CGT conclut en dégageant les priorités suivantes pour son activité:
«Dans ce contexte inédit, nous devons:
- Organiser dans toutes nos structures un déploiement en direction des salarié.e.s durant l’été;
- Organiser dans toutes nos bases des assemblées générales avec les syndiqué.e.s, les salarié.e.s et les retraité.e.s, déployer nos formations ciblées, faire vivre notre culture du débat et renforcer notre qualité de vie syndicale;
- Faire vivre les campagnes confédérales en cours (saisonniers, TPE, Intérim…);
- Refuser toute discussion et compromis face aux élu.e.s de l’extrême droite pour éviter toute banalisation;
- Renforcer la sécurisation de notre organisation partout, notamment avec une participation de l’ensemble de nos syndicats aux ALS [Animation des Luttes, Sécurité];
- Mettre les nouveaux et nouvelles député.e.s sous vigilance populaire, dans une démarche intersyndicale et en lien avec des associations dès lors que cela est possible;
- Renforcer la CGT et proposer l’adhésion, en faisant de notre position contre les idées d’extrême-droite une position claire et incontournable;
- Préparer la CGT, avec toutes les organisations qui le souhaiteront, à être à l’offensive dès la rentrée;
- Multiplier les luttes dans les syndicats sur la base des revendications des salarié.e.s.» (Réd.)
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L’Union syndicale Solidaires réunie en comité national ce jour, se félicite que la mobilisation des organisations du mouvement social ait contribué à faire barrage à l’extrême droite.
Pour autant, rien n’est réglé. Le RN augmente significativement le nombre de ses député·es et ses moyens financiers pour promouvoir ses idées rétrogrades, racistes et accentuer son imposture sociale.
Cette réalité doit questionner le syndicalisme et en particulier le nôtre, notamment nos pratiques militantes, réinventer nos actions pour améliorer le quotidien des travailleurs et travailleuses et plus globalement de l’ensemble de la population.
Les années de politiques néolibérales et la montée de l’extrême droite nous engagent à renforcer la défense quotidienne des travailleurs et travailleuses, de répondre à leurs attentes, tout en refusant toutes les discriminations et en défendant nos valeurs d’égalité, d’antiracisme, de féminisme, de liberté, de solidarité et de justice…
Pour l’Union syndicale Solidaires, les luttes à mener dans l’unité la plus large sont essentielles dans les avancées sociales, dans chaque entreprise, secteur professionnel, comme au niveau interprofessionnel.
Trois revendications d’urgence seront portées dans les prochaines semaines par l’Union syndicale Solidaires pour reconquérir nos droits, pour reconquérir ce qui nous est dû face au patronat et au capitalisme devenu roi:
– l’abrogation de la réforme retraite 2023 et le retour à une retraite à 60 ans avec 37,5 annuités;
– exiger notre dû: l’augmentation des salaires dans le public comme dans le privé et le SMIC à 2000 euros nets;
– la défense, l’accès et le développement des services publics de qualité partout sur le territoire, gages d’égalité, de cohésion sociale, d’accès aux droits. Ces services publics sont indispensables pour la bifurcation écologique;
Pour l’Union syndicale Solidaires l’urgence est de gagner concrètement. Quel que soit le gouvernement en place.
C’est pourquoi, dès maintenant, l’Union syndicale Solidaires travaille à la construction d’une mobilisation unitaire, pour gagner par la lutte, l’abrogation de la réforme retraite et le retour de la retraite à 60 ans. (9 juillet 2024)
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