Débat. France, le moment Macron

Emmanuel Macron: en attendant Jupiter…

Par Alain Bihr

La dernière séquence électorale en France s’est soldée par un large bouleversement de la scène politique qui a fait événement, tant par son caractère surprenant que par son ampleur. A ainsi été élu président de la République quelqu’un de parfaitement inconnu de la quasi-totalité des électeurs il y a moins de trois ans, avant qu’il soit nommé fin août 2014 ministre de l’Economie, de l’Industrie et du Numérique. La formation politique qui vient de remporter une large majorité à l’Assemblée nationale, La République en marche (LERM), a été fondée par le même au printemps 2016, à peine plus d’un an avant les élections législatives. Les deux grandes formations qui avaient occupé les devants de la scène politique et s’étaient partagé les responsabilités gouvernementales depuis plus de trente-cinq ans ont vu leur candidat éliminé dès le premier tour de l’élection présidentielle. Si la droite Les Républicains – Union des Démocrates et des Indépendants (LR – UDI) a finalement sauvé les meubles lors des élections législatives (cent trente-et-un élus), le Parti socialiste (PS) enregistre avec vingt-neuf élus son pire résultat depuis sa refondation en 1971. On mesure l’ampleur de sa déroute quand on se souvient qu’il en comptait plus de dix fois plus dans l’Assemblée sortante. Et ce bouleversement au niveau des formations politiques s’est accompagné d’un profond renouvellement du personnel politique: sur les dix-neuf ministres du premier gouvernement d’Edouard Philippe, seuls quatre avaient exercé des responsabilités gouvernementales auparavant; près des trois quarts des membres de la nouvelle Assemblée nationale (73,5%) en sont à leur premier mandat parlementaire. Et ce renouvellement affecte également la composition de l’Assemblée par tranches d’âge (la moyenne d’âge a été abaissée de 54,1 ans à 48,6 ans) et par genre: avec 38,5 % de femmes, elle sera la plus féminisée qu’ait jamais connue la France (26,8% dans l’Assemblée sortante), le groupe LERM et son allié du Mouvement des Démocrates (MoDem) assurant une quasi-parité (respectivement 46,45% et 46,34%).

L’art de faire du vieux avec du neuf

Comme souvent sur la scène politique, sous cette apparence de franches discontinuités se masquent quelques continuités profondes. Ceux-là mêmes qui se sont étonnés et le plus souvent félicités des changements opérés par Macron et les siens, n’hésitant pas à parler de « révolution » à leur sujet, n’ont pas manqué de remarquer que, au titre de ces derniers, il fallait compter en plus le fait qu’il a su faire tomber, dans une large mesure, la séparation et l’opposition qui structurent la vie politique française depuis des décennies pour ne pas dire depuis la Révolution: celles entre la droite et la gauche. Ainsi le gouvernement d’Edouard Philippe comprend-il des personnes issues : tant des rangs de LR – UDI que du MoDem [certes le ministre de la Justice François Bayrou, le 21 juin, annonçait qu’il ne ferait pas partie du gouvernement Edouard Philippe II; au même titre que Marielle de Sarnez, secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, suite à des affaires de financement de l’appareil du MODEM-Mouvement démocrate] et du ceux du PS, à côté de soi-disant «représentants de la société civile» se revendiquant de l’un ou l’autre camp. Et, d’ores et déjà, dans la nouvelle Assemblée, tant des élus LR-UDI que des élus PS ont fait savoir qu’ils n’excluaient pas de venir renforcer, ponctuellement ou plus couramment, une majorité macronienne qui n’en a pas arithmétiquement besoin mais qui s’en nourrira politiquement. Car, à n’en pas douter, cette nouvelle majorité va chercher à tirer une partie de sa légitimité du fait qu’elle transcenderait les anciens clivages politiques, en s’en attribuant tout le mérite.

François Bayrou (le Béarnais, fils de paysan) et Marielle de Sarnez (l’aristocrate en rupture de famille, jeune giscardienne): une brève apparition ministérielle et le contrecoup du boomerang de la «moralisation de la politique»

En fait, tout le «génie» macronien aura consisté à savoir tirer parti d’une situation qu’il n’a nullement engendrée, mais dont il a su opportunément exploiter l’héritage. Voici en effet plus de trois décennies que droite et gauche alternent au pouvoir pour pratiquer fondamentalement, à quelques nuances près, les mêmes politiques d’inspiration néolibérale, synonymes de maintien d’un chômage structurel élevé, de développement du travail précaire, d’exploitation accrue sous la conjonction de l’augmentation de l’intensité et de la productivité du travail et de l’austérité salariale, de démantèlement rampant de la protection sociale publique (l’Etat-providence), de dégradation des services publics et des équipements collectifs sous l’effet des restrictions budgétaires qui n’empêchent pas le gonflement de la dette publique, conduisant à une aggravation des inégalités sociales (entre classes, sexes, générations, territoires, etc.). Cela s’accompagne de politiques sécuritaires menaçant les libertés publiques tout en s’en prenant aux catégories racialisées des couches populaires, semant par conséquent la pauvreté, la misère, la désespérance, le ressentiment, le tout sur fond et sous couvert d’une circulation transnationale du capital sous toutes ses formes, orchestrée par l’Union européenne (UE), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI), etc.

Politiques dont les effets économiques et sociaux désastreux – sauf pour une petite minorité sociale sur laquelle je reviendrai – ne pouvaient que régulièrement discréditer les équipes gouvernementales qui les conduisaient et les majorités parlementaires qui les soutenaient. Ce qui rendait ainsi nécessaire l’alternance droite–gauche précédemment évoquée. Chaque nouvelle majorité a succédé à la précédente en faisant croire, en jouant de la couleur de son étiquette politique, qu’elle réussirait là où la précédente avait échoué, avant que la médiocrité de ses propres résultats voire son échec franc ne conduisent à son rejet au profit de son adversaire qui, entre-temps, s’était refait dans l’opposition une virginité politique, lui permettant, le moment venu, de reprendre le flambeau, pour poursuivre dans la même voie.

Dans ces conditions, il devait nécessairement se produire un moment où, à force de répétitions, ce faux-semblant d’alternances se ruinerait lui-même: où le crédit des anciennes formations politiques de droite et de gauche serait également compromis par leurs échecs répétés. Tandis que la prétendue opposition à leurs orientations et couleurs politiques, qui leur avait jusqu’alors permis d’organiser alternativement une illusion de changements moyennant des changements d’illusion, apparaîtrait au plus grand nombre pour ce qu’elle est devenue: l’opposition entre le blanc bonnet et le bonnet blanc.

Et ce moment s’est présenté à la suite et du quinquennat bling-bling de Sarkozy, qui d’emblée avait étalé sous forme d’une croisière son inféodation au grand patronat ; puis à celui, d’abord grisaille puis franchement sinistre, d’un Hollande qui, pour avoir déclaré son désamour de la finance, restera comme l’ordonnateur des plus somptueux cadeaux (quarante milliards d’euros en année pleine) faits au patronat sous couvert d’un «pacte de responsabilité et de solidarité» qui l’a exonéré de toute responsabilité dans l’usage de ces deniers publics, tout comme l’instaurateur d’un régime d’état d’exception permanent sous prétexte de lutte contre «le terrorisme».

Edouard Philippe avant son discours de politique générale le 4 juillet

Macron aura su saisir ce moment opportun où les deux vieux adversaires de droite et de gauche, tels des catcheurs en fin de carrière, à la fois épuisés et démonétisés, s’ils ont encore été capables de monter sur le ring, n’ont plus été en mesure d’y faire illusion, tant le public était las de leurs prises et reprises cent fois jouées et avait de belle lurette deviné que leur jeu était monté de toutes pièces en coulisses. Macron et son clan ont compris que le moment était venu de ne plus faire semblant d’opposer cette droite et cette gauche également acquises et soumises au paradigme néolibéral et de profiter de leur commun épuisement pour rallier à lui tous les partisans de ce paradigme, qu’ils soient encore membres de l’une ou de l’autre, qu’ils les aient déjà quittées ou qu’ils ne soient même jamais reconnus en elles.

Mais ce sera bien pour continuer à développer les mêmes politiques néolibérales, en commençant par détricoter encore un peu plus ce qui reste du Code du travail que ne l’a fait la loi El Khomri que Macron a d’ailleurs soutenue, tout en jouant lui aussi de l’illusion de la rupture avec ce et ceux qui l’ont précédé. Autrement dit, ces mêmes politiques néolibérales qui se sont poursuivies depuis trois décennies sous couvert et par le jeu des alternances fallacieuses entre droite et gauche néolibérales, Macron entend désormais les faire triompher en constituant une force politique qui se veut stable et cohérente et dispensera ces politiques de la mise en scène de périodiques pseudo-solutions de continuité.

Les vicissitudes de la formation d’un nouveau bloc hégémonique

Pour juger des enjeux de l’opération en cours, des chances de sa réussite et des moyens de la contrer, il faut cependant passer derrière ce théâtre d’ombres qu’est la scène politique et scruter les rapports entre classes sociales qui s’y projettent en s’y déformant. Ce qui se joue est en effet aujourd’hui en France est ni plus ni moins que la dernière péripétie en date de la formation d’un bloc hégémonique [1]. Ce qui suit n’est cependant qu’une hypothèse interprétative livrée à la discussion de tous ceux qui entendent s’opposer à la Macronie, tout comme ils le faisaient déjà à ce avec quoi cette dernière est censée rompre mais prolongera en fait.

Depuis que, à la fin des années 1970, en réponse à la crise structurelle du régime fordiste de reproduction du capital, à l’instar et sous la pression concurrentielle de ses homologues des autres Etats centraux, une partie de la grande bourgeoisie industrielle, commerciale et financière française a impulsé et relayé, sous couvert des politiques néolibérales, le mouvement général de transnationalisation du capital, se pose à elle la question de la reconstitution autour d’elle et sous sa direction d’un bloc social apte à assurer son hégémonie. Car, en libéralisant la circulation du capital sous toutes ses formes au niveau mondial, en abolissant les protections et protectionnismes nationaux de tous types, en déréglementant les marchés, en abandonnant toute régulation de l’allocation des ressources au niveau national, en mettant systématiquement en concurrence capitaux, travailleurs, territoires régionaux et nationaux, la transnationalisation du capital a littéralement sapé la base de l’ancien bloc social sur lequel, depuis la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie française dans son ensemble avait fondé son hégémonie. «Bloc des possédants» fondé sur une alliance avec le gros des classes moyennes traditionnelles (paysannerie, petits commerçants, un secteur des employés de bureau et de commerce, petit capital, professions libérales), politiquement représenté par un ensemble de formations de la droite et du centre dont la principale a longtemps été le Parti radical, bloc dirigé contre le «bloc des partageux » unissant le prolétariat (artisans prolétarisés, ouvriers d’industrie) et différentes catégories de l’encadrement naissant, notamment de sa fraction publique (enseignants du primaire, petits fonctionnaires, etc.), représenté par l’ancêtre du PS, la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO-IIe Internationale), en rivalité avec le Parti communiste (PC) né d’une scission majoritaire de cette dernière en 1920. Certes, l’ancien bloc hégémonique avait eu à souffrir des transformations socio-économiques induites par la dynamique du régime fordiste de reproduction du capital. Cette dernière aura laminé le gros des classes moyennes traditionnelles (pensons au sort réservé à la paysannerie française depuis les années 1950), aura prolétarisé certaines catégories (pensons aux employés) et, surtout, aura gonflé les rangs des fractions tant privée que publique de l’encadrement, en ne lui offrant que peu ou pas de place et le rejetant du même coup dans le camp opposé. Mais le régime gaulliste (1958-1974) aura réussi, au moins durant sa première décennie, à le replâtrer avant que la crise du fordisme et le choix fait de la «mondialisation» néolibérale ne le fassent définitivement éclater dans la seconde moitié des années 1970.

Mais ces mêmes facteurs vont avoir raison, peu après, de l’autre bloc social, rival du précédent. Paradoxalement, celui-ci va se défaire alors même qu’il vient, apparemment, de toucher au but: en mai-juin 1981, la gauche PS-PC arrive au pouvoir avec un programme qui, derrière un verbiage révolutionnaire («rompre avec le capitalisme»), se propose tout simplement de répondre à la crise du capitalisme par la poursuite d’une politique visant à renouer avec la dynamique fordiste, qui plus est dopée par quelques nationalisations industrielles et bancaires, en ignorant le caractère déjà anachronique d’un tel programme.

Son rapide échec va, dès le printemps 1983, contraindre une partie de ses élites politiques (du côté du PS) et syndicales (du côté de la Confédération française démocratique du travail – CFDT) à les convaincre de se couler elles aussi dans le moule des politiques néolibérales. Le «choix européen» (le pari engagé d’un renforcement de la «construction européenne» comme solution de la crise capitaliste) leur servant déjà d’alibi tandis qu’elles en seront récompensées par les nombreux postes et sinécures obtenus aux différents niveaux de l’appareil d’État, depuis les instances communautaires européennes jusqu’aux pouvoirs publics locaux et leurs pseudopodes civils (associatifs). Dès lors, le divorce entre ces élites et une majeure partie de leur base sociale, prolétariat et encadrement, ne fera que s’accentuer au fur et à mesure où, à la faveur des alternances précédemment évoquées qui leur permettront de reprendre le pouvoir (en 1988-1993, en 1997-2002 et finalement en 2012-2017), les premières confirmeront et amplifieront leur inféodation à la cause libérale et aggraveront, en conséquence, le reniement de leurs promesses répétées, bien que de plus en plus affadies, à la seconde [2].

Dans ces conditions, un nouveau bloc hégémonique ne pouvait se former que sur la base d’une alliance entre la fraction de la grande bourgeoisie impulsant et dirigeant le mouvement de transnationalisation du capital et les politiques néolibérales qui le rendent possible, d’une part, et, d’autre part, les couches supérieures et moyennes de l’encadrement, public et privé, qui conçoivent, administrent et contrôlent les implications technologiques, socio-économiques, institutionnelles de ces mêmes politiques et en diffusent l’idéologie, que ce soit dans les entreprises, dans l’appareil d’État, dans les médias, dans les organisations professionnelles, syndicales, politiques, etc., et en touchent les dividendes sous forme de revenus élevés, de perspectives de carrières professionnelles prometteuses, d’ascension sociale, de titres enviés sinon enviables, etc. [3]

La constitution partielle de ce bloc aura été favorisée par un certain nombre de transformations socio-économiques, politiques et idéologiques plus ou moins directement induites par le processus de transnationalisation lui-même. Y aura contribué la crise du mouvement ouvrier au sens large de l’ensemble organique des formes de lutte, des organisations professionnelles, syndicales et politiques, des projets et utopies de transformation sociale qui, depuis le XIXe siècle, avaient impulsé, encadré et soutenu la résistance et les offensives des salarié·e·s contre la domination et l’exploitation capitalistes. Enfermé dans le modèle social-démocrate, faisant de l’Etat-nation le cadre et le levier privilégiés de la transformation sociale, le mouvement ouvrier a ainsi été brutalement pris au dépourvu par la transnationalisation du capital, contournant et affaiblissant l’Etat-nation et le privant du même coup de toute stratégie – comme on l’aura vu lors de l’accession au pouvoir de l’«Union de la gauche» en 1981. Ses organisations se sont de ce fait soit épuisées à persister dans cette voie de plus en plus inopérante, soit converties elles-mêmes au nouveau paradigme néolibéral, comme on l’a vu.

La capacité de lutte de sa base sociale s’est trouvée affaiblie de ce fait, conjointement à l’impact du développement du chômage, du travail précaire, des nouvelles formes d’organisation et de mobilisation de la force de travail dans et par les procès de production postfordistes (cultivant fluidité, flexibilité et segmentation à travers l’espace) et de l’aggravation de la lutte concurrentielle entre les salarié·e·s. Ce qui conduit à une montée de l’individualisme assimilable à une sorte de sauve-qui-peut généralisé, de la passivité et de l’indifférence politique, dont la montée de l’abstention électorale n’est qu’un signe parmi bien d’autres [4]. Autant de facteurs d’un consentement au moins passif à la domination bourgeoise, propre à alimenter son hégémonie.

Simultanément, la scène politique et idéologique française a été bouleversée à partir du milieu des années 1980 par l’émergence du Front national (FN), qui y aura rapidement occupé une place incontournable et, pour l’instant au moins, inexpugnable, en dépit d’une décennie de crise interne entre la fin des années 1990 et la fin des années 2000, liée à une longue querelle de succession entre Jean-Marie Le Pen et son lieutenant Bruno Megret tout d’abord ; puis entre le premier et sa fille Marine. L’installation durable du FN sur la scène politique française s’explique elle-même par l’éclatement des deux anciens blocs sociaux de droite et de gauche, privant de représentants et de représentation politiques à la fois une partie des classes moyennes traditionnelles et une partie du salariat d’exécution (ouvriers et employés) [5]. Bénéficiaire de la crise de l’ancien dispositif hégémonique, le FN n’en aura pas moins apporté sa pierre à la mise en place du nouveau, doublement.

D’une part, en contribuant à diviser le salariat d’exécution en dressant les uns contre les autres salariés réputés français de souche et salariés stigmatisés comme étrangers («immigrés»), en détournant ainsi les premiers de leur combat de classe pour leur désigner les seconds comme objets de leur ressentiment de vaincus, en décomposant leur identité de classe pour la recomposer en une imaginaire identité nationale, en les enfermant dans le cadre de l’Etat-nation à l’heure où la transnationalisation du capital rend plus actuelle et urgente que jamais la construction de l’internationalisme prolétarien.

D’autre part, en servant d’épouvantail, d’autant plus qu’il aura été transfiguré en formation néofasciste par un antifascisme sincère, mais bien mal inspiré ou, au contraire, délibérément fallacieux mais intéressé à tromper son monde, le FN aura régulièrement, par l’intermédiaire du «front républicain » constitué pour en écarter le danger, contribué aux alternances politiques entre droite et gauche également néolibérales, en contribuant de la sorte à faire «un moindre mal» de la perpétuation des conditions gouvernementales de l’hégémonie bourgeoisie revêtues des oripeaux de «la démocratie».

Telles auront donc été les conditions et les modalités de la formation du nouveau bloc hégémonique jusqu’à la veille de la dernière séquence électorale. Mais nous en avons vu précédemment les faiblesses. A commencer par l’absence de toute armature organisationnelle solide sous forme d’une formation politique (un parti ou un solide cartel de partis) capable tout à la fois de structurer l’alliance de classes sur laquelle ce bloc repose, en en polarisant les organisations syndicales, professionnelles, corporatives et d’exercer de manière efficace les responsabilités gouvernementales, ainsi que de définir une stratégie à long terme lui permettant de conserver le pouvoir et d’orchestrer l’idéologie néolibérale de telle sorte que le plus grand nombre puisse se reconnaître en elle. Absence qui a condamné jusqu’à présent l’administration des politiques néolibérales à subir le cours chaotique des alternances entre droite et gauche. C’est à cette carence que Macron et les siens peuvent désormais ambitionner de remédier.

Macron à Versailles devant le Congrès: «exposé de sa pensée complexe»;
le président élu par quelque 12% des électrices et électeurs inscrits….

L’avenir de la Macronie

Quelles sont leurs chances de réussite? Au titre de ses atouts, on peut compter dans l’immédiat une formation politique (LERM) disposant d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale, flanquée de surcroît d’un allié officiel (MoDem) et susceptible de se renforcer rapidement en fédérant ou absorbant tous les éléments en provenance de la fausse gauche (PS) et de vraie droite (LR-UDI) gagnés à la cause néolibérale. Une formation qui, par conviction pour les uns, par opportunisme pour d’autres et par ingénuité pour la grande masse des élus macronistes exfiltrés de la soi-disant «société civile», formera un parti de godillots (c’est un minimum pour des gens En marche…) répondant au doigt et à l’œil aux ordres d’un chef de troupe qui n’a pas attendu longtemps pour jeter le masque de la quarantaine amène pour révéler un tempérament autoritaire rebaptisé « jupitérien » qui entend qu’on ne lui réponde que par «Amen !». Sans doute, cette formation demandera-t-elle à être encadrée: les ralliés à LREM ayant fait leurs premiers pas (et quelquefois bien plus) au PS, chez LR ou à l’UDI y pourvoiront. De la sorte, la cause néolibérale disposera d’un instrument politique plus stable et plus cohérent que celui que lui assurait auparavant l’alternance entre gauche et droite. En somme, la pensée unique néolibérale disposera désormais en France d’un parti unique.

L’avenir de ce dernier dépendra tout d’abord de sa capacité à fidéliser sa propre base électorale, d’où dépendra sa capacité à étendre le champ de son emprise sur les autres niveaux d’exercice du pouvoir politique à la faveur des prochaines élections locales. Mais, sous ce rapport aussi, il n’est pas mal parti: son homogénéité sociologique semble bien plus grande que celle du PS et de LR et sa composition sociologique bien plus congruente à celle de sa base. Selon les enquêtes Ipsos/Sopra Steria, c’est parmi les cadres et les professions intermédiaires, soit les catégories constituant le gros de l’encadrement, que Macron a réalisé ses meilleurs scores lors de l’élection présidentielle: 33% des premiers et 26% des seconds (parmi ceux qui ont exprimé leur suffrage) lui ont apporté leur voix au premier tour (Macron venant largement en tête parmi les premiers, moins nettement parmi les seconds) contre respectivement 82% et 66% au deuxième tour [6].

Les élections législatives ont été à l’unisson: au premier tour, les candidats LERM/MoDem ont recueilli 36% et 34% des suffrages exprimés respectivement par les cadres et par les professions intermédiaires, placés très nettement devant tous les autres candidats dans ces deux catégories [7]. Ce qui n’est pas très étonnant au vu de la sociologie des candidats macronistes eux-mêmes. Selon Le Monde [8] : «Parmi les 525 aspirants députés de la majorité présidentielle, on dénombre 87 enseignants ou dirigeants d’établissements (de la maternelle au supérieur), 43 professions médicales (médecins, infirmiers, kinésithérapeutes…) et 10 autres liées à la santé (directeurs d’établissement ou de laboratoire), 17 ingénieurs, 28 avocats et 8 autres professionnels du droit.» 238 ont suivi des études supérieures, dont 73 des études de droit, 50 sont passés par Sciences Po, 44 par des écoles supérieures de commerce et 29 par des écoles d’ingénieur. Notons de même qu’au moins 156 d’entre eux ont leur propre entreprise, généralement des PME et des start-up, ce qui illustre bien la porosité actuelle entre les couches supérieures de l’encadrement et la bourgeoisie et reflète en ce sens parfaitement l’alliance de classes qui constitue le pivot du nouveau bloc hégémonique que Macron travaille à conforter.

Mais ces quelques atouts de la Macronie ne doivent pas masquer ses handicaps, dont il n’est pas certain qu’elle parvienne à les surmonter. A commencer par l’étroitesse persistante de sa base sociale. Selon l’Insee, cadres et professions intermédiaires ne représentaient en 2013 que 40% de la population active française âgée de 15 à 65 ans [9]. Ce qui autant que la non-inscription sur les listes électorales des adultes en droit de voter (autour de 10%) et l’importance de l’abstention et des votes blancs et nuls parmi les inscrits explique le faible pourcentage d’électeurs et d’électrices qui se sont déclarés en faveur de Macron et des siens: 18,2 % des inscrits au premier tour de l’élection présidentielle et 13,5% au premier tour des élections législatives [10].

Edouard Philippe et Emmanuel Macron

Surtout les données précédentes indiquent que, nettement minoritaire au sein de l’ensemble de la population, la Macronie l’est même pour l’instant au sein de sa propre base sociale. Pour renforcer son assise et, par conséquent, celle du bloc social qu’il entend souder autour d’elle, il lui faudra notamment gagner encore à sa cause, c’est-à-dire à celle de la fraction transnationale de la bourgeoisie, le gros des couches moyennes et inférieures de l’encadrement. Ce qui n’a rien d’évident au vu du fait que ces dernières surtout sont tout aussi menacées ou craignent de l’être par les politiques néolibérales, notamment dans leur perspective d’ascension sociale, que les catégories populaires. Ce qui explique que Mélenchon ait pu recueillir 22% des suffrages exprimés par les professions intermédiaires (contre 26% à Macron) au premier tour de l’élection présidentielle et que les candidats France Insoumise et PCF en ont totalisé 21% (contre 34% aux candidats macronistes) [11]. Or ce n’est qu’à la condition de gagner à lui le gros de l’encadrement que la Macronie pourra aboutir dans son entreprise de consolidation durable d’un nouveau bloc hégémonique, en permettant au premier d’occuper au sein de ce dernier la place qui avait été réservée aux classes moyennes traditionnelles dans l’ancienne formule hégémonique.

En attendant d’avoir réussi cette opération, l’hégémonie bourgeoise continuera à reposer pour l’essentiel sur le consentement passif de la grande masse des exploités et dominés, fait de résignation à l’ordre existant, sur des modes divers: de satisfaction d’ambitions médiocres pour les uns,  d’espoirs déçus et d’illusions perdues pour les autres, de renoncement et de découragement pour d’autres encore, de ressentiment pour ceux qui continueront à se tourner vers le FN, de dépolitisation enfin pour un nombre croissant, conduisant à la baisse de la conflictualité sociale et à l’augmentation de l’abstentionnisme électoral et de la non-inscription sur les listes électorales. Cela donne la mesure des larmes de crocodile versées au sujet de ces dernières aux lendemains des élections par les tenants et chantres de la Macronie qui auraient tout à craindre du contraire. Leurs lamentations à ce sujet ont autant de crédit que lorsqu’ils font mine de s’alarmer du haut niveau du chômage, alors que le recul de ce dernier et, a fortiori, sa forte diminution seraient une catastrophe pour le capital dont ils défendent les intérêts, en rééquilibrant le rapport de forces en faveur des salarié·e·s.

Mais ce consentement passif est aussi un consentement fragile et précaire. Il n’exclut pas la reprise de la conflictualité populaire, comme on l’a vu à différentes reprises au cours des derniers lustres : lors des mouvements de grève du printemps 2003 et de l’automne 2010 contre la “réforme” de l’assurance vieillesse, lors du printemps 2016 contre la loi El Khomri «réformant» le Code du travail. Cette conflictualité pourrait se manifester de nouveau dès cet automne à propos de la nouvelle contre-réforme de ce même Code dont Macron a fait une de ses priorités pour se conformer à l’injonction de la Commission européenne comme de tous les champions du paradigme néolibérale qui ne jurent que par «l’allégement du coût du travail » (entendons la baisse des salaires directs et indirects pour accroître les profits) et «l’assouplissement du contrat de travail» (entendons le renforcement du joug du capital sur le travail salarié) pour «relancer l’économie» (entendons l’accumulation du capital). Elle pourra trouver à s’alimenter plus largement aux effets de la mise en œuvre persistante des politiques néolibérales d’austérité salariale et budgétaire qui ruineront toutes les promesses de la Macronie (résorber le chômage en créant des emplois, augmenter le pouvoir d’achat, réduire les inégalités, etc.) et ne pourront qu’aggraver au contraire la situation socio-économique des classes populaires: couches inférieures de l’encadrement, prolétariat «garanti» et précarisé, « auto-entrepreneurs » et autres « ubérisés », artisans et petits agriculteurs.

Enfin, la résignation qui alimente ce consentement passif tient en bonne partie à l’absence de toute alternative politique un tant soit peu crédible au néolibéralisme, c’est-à-dire à l’incapacité dans laquelle se sont trouvées jusqu’à présent toutes les forces politiques situées «à gauche de la gauche» de faire naître une telle alternative, chacune étant bien trop faible par elle-même et toutes ensemble ayant été incapables d’élaborer un dénominateur commun pour y parvenir. C’est dire la nécessité et l’urgence de la formation d’une gauche radicale, à la fois antilibérale et anticapitaliste, politique et sociale. La désintégration du PS venant après celle du PC, l’émergence de la France insoumise (Mélenchon), la crise persistance d’une extrême gauche confinée dans la marginalité constituent autant de données du problème à résoudre que de premiers éléments de sa solution. Ce problème peut lui-même se formuler en ces termes: faire advenir les classes populaires précédemment désignées en un nouveau bloc social, capable de peser par ses luttes sociales et sa présence dans les institutions sur la configuration des rapports de classes au niveau national, mais aussi européen, en tenant en échec les politiques néolibérales et en rendant à nouveau crédible une perspective révolutionnaire d’émancipation à l’égard de la barbarie capitaliste.

Concluons. En rassemblant ses forces politiques en un seul parti, l’ennemi de classe s’est à la fois renforcé et affaibli. D’une part, la cible est désormais beaucoup plus claire et moins dispersée: nous allons pouvoir concentrer nos tirs. D’autre part, il n’y a plus pour lui d’alternance possible: la bourgeoisie n’a plus de solution politique de rechange, du moins dans un cadre «démocratique» de moins en moins d’ailleurs. Si la cause néolibérale dispose désormais d’un parti unique pour se défendre, elle ne dispose plus du même coup aussi que d’un unique parti. (4 juillet 2017)

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[1] Le bloc hégémonique est le bloc social par lequel la classe dominante (ou une fraction d’entre elle) assure son hégémonie, c’est-à-dire sa capacité à obtenir le consentement des classes dominées à leur propre domination. Car, suivant Antonio Gramsci, cette capacité passe essentiellement par la constitution autour d’elle et sous sa direction d’un bloc social, qui lui assure notamment (mais pas uniquement) le contrôle des sommets de l’appareil d’État et une majorité parlementaire. Par bloc social, il faut entendre, d’une manière générale, un système, souvent fort complexe, d’alliances hiérarchisées entre différentes classes, fractions, couches ou catégories sociales, quelquefois rivales entre elles par ailleurs, alliances constituées sous la direction de l’une d’entre elles qui y occupe ainsi une position hégémonique. L’unité de ce bloc est assurée par un réseau d’organisations politiques, professionnelles, syndicales, confessionnelles, etc., qui en constituent l’armature, ainsi que par une idéologie commune qui lui fournit son ciment. Pour un développement de tous ces concepts, cf. Les rapports sociaux de classe, Lausanne, Page 2, 2012.

[2] Pour une étude détaillée de ce double mouvement de reconfiguration des rapports de classe en France, cf. La farce tranquille. Normalisation à la française, Paris, Spartacus, 1986 ; « Mai-juin 1968 en France : l’épicentre d’une crise d’hégémonie », mis en ligne sur le site A l’Encontre http://alencontre.org/ début mai 2008, traduction portugaise Mediações, vol.12, n°2, 2007 et vol.13, n°1-2, 2008, Universidade Estatual de Londrina.

[3] Cette thèse est également soutenue par Gérard Duménil et Dominique Lévy dans La grande bifurcation. Pour en finir avec le néolibéralisme, Paris, La Découverte, 2014.

[4] Tous ces aspects de la crise du mouvement ouvrier ont été analysés dans Du “Grand Soir” à “l’alternative”. Le mouvement ouvrier européen en crise, Paris, Éditions ouvrières (Éditions de l’Atelier), 1991.

[5] Pour un développement et une argumentation de cette thèse, cf. Le Spectre de l’extrême droite. Les Français dans le miroir du Front national, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998.

[6] Cf. http://www.ipsos.fr/sites/default/files/doc_associe/ipsos-sopra-steria_sociologie-des-electorats_23-avril-2017-21h.pdf et http://www.ipsos.fr/sites/default/files/doc_associe/ipsos_sopra_steria_sociologie_des_electorats_7_mai_20h15_0.pdf

[7] Cf. http://www.ipsos.fr/sites/default/files/doc_associe/ipsos_sopra_steria_sociologie_des_electorats_11_juin_21h00.pdf

[8] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/06/06/qui-sont-les-candidats-de-la-republique-en-marche-l-enquete-du-monde_5139646_4355770.html

[9] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2012721

[10] https://www.interieur.gouv.fr/Elections

[11] Cf. notes 6 et 7.

1 Commentaire

  1. Cette analyse “gramscienne” explique bien l’étonnante victoire de Macron, mais elle a une faiblesse: elle sous-estime les tensions internes dans les syndicats et les partis de gauche (pas un mot sur Hamon!), ce qui empêche Alain Bihr de déboucher sur des perspectives concrètes: “La nécessité et l’urgence de la formation d’une gauche radicale, à la fois antilibérale et anticapitaliste, politique et sociale” ou “faire advenir les classes populaires précédemment désignées en un nouveau bloc social, capable de peser par ses luttes sociales et sa présence dans les institutions sur la configuration des rapports de classes au niveau national, mais aussi européen, en tenant en échec les politiques néolibérales et en rendant à nouveau crédible une perspective révolutionnaire d’émancipation à l’égard de la barbarie capitaliste”, c’est de la langue de bois ou, comme en mathématiques, “supposer le problème résolu”!

    Si le parti unique est à la fois la force et la faiblesse de Macron, ce sera tout aussi vrai du bloc d’opposition à construire. Mélenchon (étrangement absent lui aussi dans cette analyse) n’est pas sorti de la logique du centralisme et de l’homogénéité, ce qui créera sans doute des tensions chez les Insoumis. Il est clivant et non rassembleur, ce qui est un obstacle majeur à la constitution d’un bloc d’opposition décentralisé et multipolaire. La décentralisation pose la question épineuse de la coordination: comment réduire intelligemment la tension entre l’unité et la diversité?

    Maurice Blanc
    Sociologue à l’université de Strasbourg

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