Par Marc Fuente et Roger Palà
Quim Torra (né à Blanes, province de Gérone en 1962) a été élu nouveau président de la Generalitat [le 14 mai dernier] grâce aux voix des députés de Junts per Catalunya et d’ERC (Gauche républicaine de Catalogne) ainsi que par l’abstention de la CUP (Candidature d’unité populaire). Se situant dans l’aile la plus conservatrice du souverainisme, Quim Torra s’est mis en valeur tout au long de sa trajectoire pour avoir publié des dizaines d’articles dans lesquels il expose, sans complexe, son idéologie. La revue en ligne Crític s’est penchée sur 18 textes parmi les plus polémiques de Torra […].
Licencié en droit de l’Université autonome [de Barcelone], il a travaillé une vingtaine d’années pour les assurances Winterthur – séjournant même deux ans au siège central de la transnationale, en Suisse – avant que l’achat de la compagnie par le français Axa provoque, en 2007, son départ.
Son retour en Catalogne marque le début d’une activité frénétique qui l’approchera progressivement des hautes sphères de l’indépendantisme. En 2008, il fonde la maison d’édition A Contra Vent, où il republie des personnalités du journalisme catalan des années 1930. Politiquement lié à El Matí, – ancien courant souverainiste au sein de feu Unió Democràtica [parti de droite qui, en coalition avec Convergence démocratique de Catalogne, CDC, a été à la tête de la Generalitat entre 1980 et 2003 puis entre 2010 et 2015; après la rupture de la coalition, Unió Democràtica est devenue une force extraparlementaire qui a fini par se dissoudre en 2017] – Torra passera également par Reagrupament, scission d’ERC opposée à l’accord [de gouvernement] avec le Parti des socialistes catalans (PSC) et ICV-EUiA [le pendant catalan d’Izquierda unida; le gouvernement tripartite a été à la tête de la Catalogne entre 2003 et 2010] encouragé par Joan Carretero, l’ancien conseiller de gouvernement [qui fut à la tête de l’un des principaux départements de l’administration de Catalogne, entre 2003 et 2006].
C’est à ce moment que Torra devient un chroniqueur régulier de plusieurs médias. En parallèle, son nom est lié à de nombreuses entités souverainistes: entre 2010 et 201, il est président de Sobirania i Justícia fondé [en 2008] par l’ancien conseiller à la justice [«ministre» du gouvernement autonome] et dirigeant d’Unió, Agustí Bassols. Il a été membre du conseil permanent de l’Assemblée nationale catalane (ANC) et a présidé Òmnium cultural pendant six mois en 2015, entre les mandats de Muriel Casals [décédée en janvier 2016] et de Jordi Cuixart [ce dernier est en prison préventive depuis la mi-octobre 2017 pour répondre à une accusation du délit de «sédition»]. C’est lors de cet intérim qu’une polémique a éclaté à la suite de la publication de tweets [entre 2011 et 2014] renvoyant à des qualificatifs plus que discutables sur «les Espagnols». Après avoir été élu, il s’est excusé pour certains de ces messages.
Sans être un homme de parti au sens classique du terme, Torra a enchaîné les charges publiques au cours des dernières années, se plaçant toujours dans le sillage de l’ancienne Convergència et de ses émanations [parti historique de la droite catalane, Convergence démocratique de Catalogne est le parti des Jordi Pujol, Artur Mas et Puigdemont. Il a changé de nom en 2016 pour devenir le Parti démocrate européen catalan, PDeCAT].
L’histoire aurait pu être différente si, en 2011, il avait été tête de liste d’ERC pour la ville de Gérone aux élections législatives espagnoles, comme le souhaitait Oriol Junqueras, lequel était déjà leader de cette formation. Une candidature qui ne s’est finalement pas matérialisée. En cette même année 2011, Torra est entré dans l’administration. Le maire de Barcelone, Xavier Trias (CDC), l’a nommé directeur de la promotion de la vieille ville de Barcelone. En 2012, il sera désigné directeur du centre culturel du Born [situé dans un ancien marché couvert, son sol a été mis à jour pour mettre en valeur un quartier détruit après la prise de Barcelone en 1714], poste qu’il a abandonné une fois que la coalition Barcelona en Comú a accédé au gouvernement municipal [en mai 2015]. Sous la présidence de Puigdemont [2016-2017], il travaillera pour la première fois à la Generalitat en tant que directeur du [think thank] Centre d’Estudis de Temes Contemporanis.
Selon sa déclaration de biens au Parlament, il est copropriétaire à 50% de deux logements acquis en 1990 et en 2015. Il a, de plus, reçu en héritage l’année dernière trois maisons et une propriété rurale. Il jouit de 165’000 euros sur des comptes courants ainsi qu’en dépôts bancaires auxquels il faut ajouter 90’000 euros en plans de pension et autres.
Au-delà des tweets désormais célèbres, clairement insultants sur «les Espagnols», publiés il y a plusieurs années, que pense Quim Torra? Voici un résumé de ses idées sur la base d’une lecture de dizaines d’articles publiés au cours des dernières années dans divers médias.
«Furie» contre les indignés
Quim Torra est un homme d’ordre, conservateur – ainsi qu’il se définit lui-même – qui ne voyait pas d’un bon œil le mouvement des indignés qui, à partir du 15 mai 2011, s’est mobilisé sur la place de Catalogne. Torra a profité de la polémique engendrée par l’action d’encerclement du Parlament, le 15 juin de cette même année, pour attaquer les indignés. Ce qui peut se lire dans son article intitulé «un dia de fúria i vergonya» [un jour de fureur et de honte, publié le 16 juin], où il compile un certain nombre de ses tweets rédigés au cours de cette journée (ces derniers ne sont plus localisables, car ils ont été émis depuis un compte antérieur, fermé depuis).
«Quelle honte, indignés, quelle honte». Voici le premier tweet de la journée. «Alors que je retourne au PC [parlement de Catalogne], je lis une nouvelle, que je ne prends pas au sérieux: le président [de la Generalitat] Mas et la présidente [du parlement] De Gispert arrivent en hélicoptère au Parlament. Non, non ce n’est pas possible que, dans mon pays, son président arrive au Parlament en hélicoptère.» Puis un autre tweet: «ce qui se passe ce matin est intolérable». Dans le corps de l’article, il en vient à comparer la manifestation avec le 23 février [1981, soit la tentative de coup d’Etat, marquée par la prise en otage pendant plusieurs heures des députés espagnols par des gardes civils dirigés par le lieutenant-colonel Antonio Tejero]: «j’ai à peine terminé de brasser le sucre [dans ma tasse], que le web se remplit de cette information et la confirme: le président a dû se déplacer en hélicoptère. Me vient immédiatement à l’esprit Tejero et le tricorne [couvre-chef des gardes civiles]. L’énorme, l’immense honte démocratique que nous avons tous vécu le 23 février […] Cette image a toujours constitué dans mes souvenirs le point culminant de l’infamie, de l’intolérance et du putchisme mesetari [la Meseta est le plateau central de la péninsule ibérique, constituant une bonne partie de la géographie des deux Castilles]. Désormais, je dois ajouter un hélicoptère aux côtés du tricorne. J’ai ressenti la même nausée, la même sueur froide, la sensation de revivre un cauchemar.» «Je tape sur tweeter: “ce groupe de stupides indignés nous conduit directement au cinquième monde”».
Défense des almograves: «Athènes était nôtre»
Le président de la Generalitat est passionné d’histoire catalane, surtout des épisodes qui participent à la construction de certains mythes nationaux. Sans surprise, l’un des épisodes les plus évidents est celui du 11 septembre 1714 [date de la chute de Barcelone aux mains des troupes des Bourbons, lors de la Guerre de succession d’Espagne]. En effet, lorsqu’il dirigeait le centre culturel du Born, il a indiqué que cet espace constituant le «point zéro de l’indépendantisme» [ce qui peut s’entendre comme un parallèle avec le «ground zero» des tours jumelles à New York]. «Ce chemin vers l’indépendance, qui ne peut être stoppé et qui m’a plongé dans un état enthousiaste, ne découle pas de l’échec de l’accord budgétaire [avec l’Etat central] ou des efforts frustrés de compréhension mutuelle avec l’Espagne des trente dernières années. Il débute ici, de la ville détruite en ce jour du 11 septembre d’il y a trois ans et par la suite. Voilà notre point zéro», a-t-il affirmé dans un entretien accordé au journal El Punt Avui.
Torra a centré son attention également sur d’autres épisodes, comme l’expédition des almograves en Grèce, au cours du XIVe siècle [les almograves sont des mercenaires aragonais et catalans]. Dans un article de 2011, publié dans le journal Ara et reproduit dans El Matí, il se lamentait de l’absence de commémoration officielle du 700e anniversaire de cette expédition – sanglante, comme il se doit. «Il n’est pas exagéré d’oser lancer l’idée que les Anglais, si cette odyssée avait fait partie de leur histoire, auraient déjà réalisé 54 films, 256 documentaires et plusieurs séries de la BBC. L’aventure des Catalans en Grèce concentre tout: la passion, la mort, la destruction, la vengeance, la politique, l’art, des viols, des assassinats, des trahisons, la beauté, une dimension épique, la haine, le sang, les conquêtes. Et le sexe. Un véritable hit digne du prime time.»
Torra affirmait également que cette question devrait être plus abordée dans les écoles: «une opportunité exceptionnelle d’expliquer à nos enfants une partie de leur histoire, peut-être la seule qui se fonde sur des victoires et des aventures légendaires et qui devraient contribuer à édifier un imaginaire collectif national. Sans mythes, qui sommes-nous?»
Dans cette même ligne, Torra pointant que «fortement accoutumés aux défaites et aux échecs, nous avons pour une fois de la gloire et des triomphes à offrir, enseigner que des noms tels que Llúria, Rocafort ou Entença sont quelque chose de plus que celui de rues de l’Eixample [quartier de Barcelone, extension de la ville de la seconde moitié du XIXe siècle, caractéristique par ses rues en damier] et tenter d’expliquer que ces quatre provinces étaient un empire. Et que l’on ne laisse pas les bons progressistes de service récriminer qu’une conquête fidèle à ce que l’on pouvait attendre d’une conquête – et d’une vengeance. Ainsi que me le disait il y a quelques semaines [le romancier] Francesc Puigpelat: “tu verras comme on passera outre au septième centenaire de la conquête d’Athènes”. A ce qu’il semble, jusqu’à aujourd’hui, il avait raison.» [Issu du démembrement de l’Empire byzantin à la suite de la quatrième croisade, qui s’achève par la prise de Constantinople en 1204, le duché d’Athènes passe aux mains de divers féodaux jusqu’à ce qu’entre 1311 et 1388 le duché soit administré par des vicaires catalans et aragonais].
«Nous avons besoin d’un nouveau Prats de Molló»
Dans un autre article, Torra en vient aux années 1920 pour revendiquer le complot de Prats de Molló, soit la tentative échouée d’invasion de Catalogne par une guérilla, dirigée par Francesc Macià [1]. Torra revendique cette action, bien qu’elle ait été un échec, car «elle ressuscita l’intérêt d’être catalan». «Non seulement elle situa la Catalogne dans le monde, mais, d’une certaine façon, au cours de cette épopée, pour reprendre l’idée d’Humbert Torres [politicien d’ERC dans les années 1930], “Macià humanisa le catalanisme”. […] Dans un pays qui s’était livré à la dictature de Primo [de Rivera, père du fondateur de la Phalange, José Antonio Primo de Rivera; la dictature militaire, installée suite à la profonde crise militaire, politique et sociale engendrée par les défaites espagnoles au Maroc lors de la guerre du Rif, a duré sept ans, entre 1923 et 1930], Macià révolutionna le catalanisme, il le plaça à hauteur du peuple, il le rendit profondément humain, il l’arracha des institutions et des instituts et l’imprégna de vie, d’action et d’une éthique indéfectible. Appelons cela dignité. Comment le catalanisme pouvait-il attirer quiconque s’il s’agissait d’une doctrine qui se pliait à un dictateur [allusion à l’attitude du parti catalaniste bourgeois et conservateur, la Lliga Regionalista, qui joua un rôle majeur dans l’arrivée au pouvoir de Rivera]? Macià, à Prats de Molló, ressuscita l’intérêt d’être catalan.»
Dans ce même texte, il ajoute: «Nous avons besoin d’un nouveau Prats de Molló. Il est naturel que le spectacle d’un tacticisme provincial autonomiste de ces dernières années [l’article date de 2010] ait pu nous décourager, mais reprenons courage. Nous avons eu la chance de constater qu’aucun Statut du monde ne nous vaut. Toutes les générations de Catalans n’ont pas eu la possibilité de s’en rendre compte, tirons-en profit. C’est un pas important qui nous place dans une autre dimension, pour toujours. Nous nous sommes trompés. Nous avions oublié Prats de Molló. Mais l’esprit de Macià est revenu. Et un enthousiasme nouveau progresse. Aujourd’hui, comme hier, l’indépendance a ressuscité l’intérêt d’être Catalan.»
Les éloges à Macià sont coutumiers de ses textes, en opposition avec sa vision de Companys [dirigeant d’ERC, président de la Generalitat en 1934 puis entre 1936 et 1939, réfugié en France il sera livré à l’Espagne franquiste par la Gestapo, où il sera jugé et exécuté en octobre 1940]. De fait, dans un article de 2011, il écrit ceci: «Esquerra [ERC] dispose des gens et des militants pour changer de cap, que le timon du navire soit repris par des patriotes qui engendrent le consensus, l’optimisme et la crédibilité. Des hommes nouveaux qui puisent dans les vieux hommes de la République. Il n’y a plus d’échappatoire possible: ou Macià ou Companys. Et, si ERC choisit Companys, les dernières défaites électorales seront vues comme étant des succès indescriptibles face aux résultats qu’ils espèrent.»
Hommages aux frères Badia [2] et attaques
contre les «phalangistes»
Torra est passionné par les années 1930 et il s’est donné pour tâche la récupération d’une partie de la mémoire des journalistes catalans de cette époque, en particulier celle d’Eugeni Xammar [journaliste, traducteur et diplomate, 1888-1973]. Il est aussi à l’origine de certaines polémiques, qui prennent désormais un relief particulier, en rendant hommage à certains personnages parmi les plus discutables de l’indépendantisme du moment, tels que les frères [Miquel et Josep] Badia. En parallèle, Torra est également un critique implacable de l’anarchosyndicalisme. Il en vient même à désigner les militants de la CNT-FAI [Confédération nationale du travail–Fédération anarchiste ibérique] de «phalangistes» [donc franquistes].
Torra n’a pas seulement participé à plusieurs reprises aux cérémonies d’hommage rendu aux frères Badia, qui réunit habituellement la maigre ultra-droite indépendantiste puisqu’il leur a consacré un article en 2011. Il y écrit: «Il est indispensable que nous les remercions pour leur lutte, car nous savons désormais qu’elle est la nôtre.» Il fait allusion aux cérémonies d’hommage dans son texte et ajoute: «l’objectif de ces cérémonies est d’obtenir qu’une rue ou une place soit baptisée du nom des frères Badia. En 2011, nous en sommes toujours à réclamer que la patrie se souvienne de ses hommes les meilleurs.»
Eloges d’Heribert Barrera
Torra a participé à des cérémonies aux côtés de l’ancien président du Parlament et ancien dirigeant d’ERC, Heribert Barrera, qui est mort en 2011 [1917-2011, l’un des réorganisateurs d’ERC dans la clandestinité, dont il sera secrétaire général entre 1976 et 1987 puis président au début des années 1990, c’est aussi le premier président du Parlament catalan post-franquiste (1980-1984)].
Lorsque Torra a écrit sur lui, il l’a toujours fait en des termes élogieux, entre autres pour son accord avec Pujol en 1980, accord qui a permis à CiU de prendre la tête du premier Govern de la Generalitat restaurée. Cela dit, il faut savoir que dans les dernières années de sa vie, Barrera a proféré des commentaires clairement xénophobes – plaidant pour une expulsion progressive des migrants – et qu’il s’est éloigné d’ERC pour s’approcher d’un indépendantisme plus identitaire [au début des années 2000, Barrera déclarera que les affirmations du leader d’extrême-droite autrichien Jorg Haider selon lesquelles il y avait trop d’étrangers en Autriche n’étaient pas racistes; il prétendra que l’intelligence des Afro-américains est inférieure à celle des blancs ou encore défendra des positions que l’on peut qualifier d’eugénistes sans oublier que, pour lui, la croissance du nombre d’étrangers en Catalogne – aujourd’hui environ 1 million – la condamnait à la disparition].
La nécrologie que lui a consacrée Torra en 2011 oublie toutefois tout cet aspect pour n’en rester qu’aux éloges: «au temps de la patrie errante, lorsque l’exil et la résistance intérieure sauveront pour nous une chose plus importante que la vie, la dignité en tant que peuple, Barrera se détacha toujours par sa ténacité de fer, par une fidélité incorruptible envers la démocratie et la liberté. Pour ma génération, qui atteint les 50 ans, Barrera a toujours été présent, comme un rempart résistant au temps et te protégeant du malheur, un roc de convictions inamovibles sur lequel retrouver confiance, un refuge où trouver la consolation au moment des déceptions et des renonciations. Qu’en serait-il de nous, sans sa détermination, sans sa force de conviction, sans son espérance?»
Critiques de portée générale contre l’Espagne et les «espagnols»
Au-delà de tweets célèbres, largement discutés lors de la première session du débat d’investiture samedi [12 mai] au Parlement, Torra a rédigé un nombre important de textes adressant des critiques génériques très dures contre l’Espagne, sans faire beaucoup de nuances.
En juillet 2012, il assurait que «l’Espagne est désormais une concentration monstre d’inefficacité et de corruption. Un immense trou noir ou, dans un langage plus populaire, un gigantesque puits sans fond.» Deux ans plus tôt, dans un texte publié sous le titre «Jour de la race, mais de quelle race?» [3], il écrivait ceci: «L’Espagne, essentiellement, a été un pays exportateur de misère, matérielle et spirituelle. Tout ce que les Espagnols touchaient a été transformé en source de discriminations raciales, de différences sociales et de sous-développement. La “Mère patrie” en est toujours venu à dévorer ses enfants, elle leur a laissé le pire des héritages: une identité contrefaite, une mémoire extirpée, la périphérisation mentale.»
Torra est également un partisan déclaré de l’avis, très répandu au sein d’une fraction significative de l’indépendantisme, qu’aucune réforme n’est possible en Espagne visant à permettre l’encaix des Catalans [terme qui désigne l’intégration institutionnelle, la redéfinition des rapports entre la Catalogne et l’Etat central, etc.]. Chose qu’il répète dans de nombreux articles: «La révolution authentique de ces dernières années dans le monde de la politique catalane n’a été ni le tripartite [gouvernement «de gauche» entre 2003 et 2010] ni les diverses tentatives de refondation du catalanisme fédéral – qui sont toutes condamnées à un échec éternel en Espagne –; le fait essentiel a été que l’indépendantisme porte désormais cravate [a gagné en sérieux, en dignité]», écrit-il en 2012. Deux ans plus tôt, il affirmait «alors que certains rêvent toujours de la possibilité que l’Espagne devienne un jour une “nation de nations”, chose impossible à saisir pour la mentalité castillane, l’utilisation de l’idée de “patrie” contribue à une simplification des choses.»
De fait, Torra est un défenseur ferme du terme patrie: «Pendant longtemps, trop longtemps, ils ont voulu que nous en venions à haïr et à dissimuler le mot même de “patrie”, comme s’il s’agissait d’un fruit inatteignable, vénéneux, interdit. Certains parce qu’il leur évoquait la bourgeoisie et la réaction; d’autres, parce que leur patrie a vocation impériale et qu’ils veulent en finir avec la nôtre. Ils y arrivent presque.»
Ni droite ni gauche: «L’Espagne ou la Catalogne, province ou Etat»
Le passage par Reagrupament, la scission de droite d’ERC provoquée en opposition aux accords entre les républicains [ERC] et le PSC et ICV [Initiative pour la Catalogne Verts], est un élément clé pour comprendre la pensée de Torra. Pour lui, une pièce maîtresse de Reagrupement tient dans le dépassement du débat idéologique, comme il l’écrivait dans un article de 2009 portant le titre de «Pourquoi je fais partie d’El Matí et de Reagrupament?»: «à mon avis, l’attrait de Reagrupament comme option électorale réside précisément en ceci: l’inversion de la discussion politique dans notre pays. Il ne s’agit désormais plus de “catalanisme de droite” ou de “catalanisme de gauche” (pour autant que quelqu’un en Catalogne sache ce que cela signifie), ni de “libéralisme” ou de “social-démocratie”, ni même de “démocratie chrétienne” ou de “socialisme”, la bataille est désormais la suivante “unionisme” ou “indépendantisme”, Espagne ou Catalogne, province ou Etat.»
Dans ce même texte, écrit sous le gouvernement tripartite présidé par José Montilla [membre du PSC, qui a succédé, entre 2006 et 2010, à ce poste au socialiste Pasqual Maragall], Torra affirme que «la patrie traverse un moment d’urgence nationale». «Face au risque que la nation se défasse comme un morceau de sucre dans un verre de lait, lorsque retentissent toutes les alarmes de notre survie en tant que peuple, la discussion idéologique ne peut en aucun cas être l’axe qui nous sépare, car le destin de la Catalogne se situe au-dessus. Mes adversaires politiques sont tous ceux qui ne veulent pas d’une souveraineté pleine et entière pour notre pays, c’est-à-dire, que le drapeau catalan flotte, bien dressé, bien haut, bien seul [à la place du seul drapeau de l’Etat espagnol] au-dessus de la capitainerie militaire [le siège de l’armée en Catalogne].»
«Respect» pour Jordi Pujol après ses aveux
Juillet 2014. En pleine tempête politique et médiatique suite aux aveux de Jordi Pujol sur les comptes bancaires de sa famille à Andorre, Quim Torra écrit ce qui suit, dans un article plein d’éloges envers Artur Mas: «On dénote actuellement la même audace et le même leadership chez Artur Mas, faisant honneur à l’engagement pris avec le peuple et avec les autres groupes politiques qui soutiennent que la Catalogne peut voter (cela semble un mensonge, mais en plein XXIe siècle, il y a des groupes politiques qui ne veulent pas que leur pays vote et décide de son avenir). Et c’était plus nécessaire que jamais, suite aux turbulences de l’affaire de l’ancien président Pujol et de sa famille, envers qui je souhaite exprimer mon respect pour tout ce que le pays leur doit – oui, qui leur doit.»
Torra citait Arcadi Oliveres [figure publique, catholique de gauche, longtemps président de l’association Justícia i Pau, cofondateur, en 2013, du Procés Constituent] pour soutenir sa thèse: «Hier, Oliveres constatait qu’il le tenait “pour une personne respectable, qui a fait beaucoup d’erreurs, et celle-ci en est une, et grave. Mais dans la vie on ne peut observer un seul fait, toute la trajectoire politique de Pujol est marquée d’estime pour la Catalogne.” L’un des jugements les plus justes que l’on a pu entendre en ces jours troubles et de colère.»
En septembre 2011, trois ans avant le scandale, il avait publié un article qui faisait l’éloge de l’ancien président, soulignant qu’il devait diriger le mouvement indépendantiste: «la présence du président Pujol d’un côté ou de l’autre de la balance a son poids. Le mouvement indépendantiste ne serait-il pas irrésistible s’il s’y intégrait pleinement, le dirigeant?»
Aversion contre les accords tripartites et éloges pour Artur Mas
Les deux gouvernements tripartites [PSC, ERC et ICV] ont été attaqués en permanence par l’ancienne CiU (Convergence et Union) et son entourage médiatique. Torra a également été très critique, car à ses yeux le seul accord faisant sens était celui de CDC avec ERC. En ce sens, les républicains [ERC] agissent correctement et se «redressent» lorsqu’ils se rapprochent de Convergencia.
Il écrivait ceci, sur El Singular Digital, en 2011 «nous avons vécu ensemble ces derniers jours une atmosphère collective survoltée, où l’on a demandé des comptes de l’action funeste d’ERC au cours des dernières années. Et nous devons reconnaître que quelque chose bouge, il y a eu des démissions, Monsieur Carod [successivement secrétaire général d’ERC dans les années 1990, président entre 2004 et 2008 et vice-président de la Generalitat entre 2006 et 2010. En juin 2011, il a attaqué durement le 15 M] s’est retiré et Oriol Junqueras s’affirme comme l’homme clé à un moment décisif. Il y a également des indices de contacts et de négociations entre ERC et CiU. Il y a donc un espoir que les choses se redressent. Esquerra (ERC) dispose des gens et des militants pour changer de cap, que le timon du navire soit repris par des patriotes qui engendrent le consensus, l’optimisme, la crédibilité et un avenir.» Trois ans plus tard, il insistera sur l’idée qu’en «dehors de l’accord national, il n’y a pas de vie. Je l’affirme après avoir combattu les accords entre CiU et le PP et ceux d’ERC avec le PSC du tripartis. L’unité des Catalans désirant l’indépendance est la clé de ce processus.»
Les attaques contre le tripartis contrastent avec divers articles assez complaisants envers la figure d’Artur Mas. En juillet 2014, sur El Singular Digital, Torra publie un article sous le titre «Le président de la République catalane»: «Hier, à Madrid, le président Mas a fait, de facto, office de président de la République catalane. Il y a quelques semaines, et excusez l’autocitation, j’écrivais sur ce même site: “L’épique de Mas surprend par sa simplicité. Le président est devenu fort, embrassant la cause de la démocratie. Et cette force le place désormais largement au-dessus de la majorité des politiciens catalans. Le président a pratiquement cessé d’être président de CiU pour devenir véritablement le président de Catalogne […]”. Hier, le président Mas a supprimé le “pratiquement”. Nous faisons face au président de la Catalogne, qui nous représente tous. Le fait est essentiel devant les défis qui nous attendent.»
[Fin juillet 2014, Artur Mas et Mariano Rajoy se rencontrent à la Moncloa, palais du président du gouvernement à Madrid, pour discuter d’un programme en 23 points, portant sur des questions fiscales, d’infrastructures et économiques, présenté par le premier au second. La possibilité d’une consultation légale sur la question catalane était présente dans les discussions et a été rejetée par Rajoy. Certains analystes estiment que le soutien – compliqué car Mas n’impliquera finalement pas les institutions catalanes dans la consultation, contrairement, sous une certaine forme, à Puigdemont en 2017 – apporté par la droite catalaniste (CiU) à la consultation «illégale», qui se tiendra en novembre 2014, ou plus largement le virage «indépendantiste» de celle-ci, tient à l’aspect d’instrument de pression de cette consultation afin d’obtenir de plus larges prérogatives institutionnelles].
Ce n’est pas le seul article où Torra s’attache à faire des éloges à l’ancien président de la Generalitat. Il a fait de même en novembre 2012, les accompagnant cette fois-ci de louanges dirigées à Oriol Junqueras, le président d’une ERC qui, cette fois-ci, comme le souhaitait Torra, misait pour un accord de type «national». Il confessait, toutefois, qu’il désirait une majorité absolue pour CiU, ce qui, aux élections qui s’étaient tenues quelques jours plus tôt, ne s’était pas traduit dans la réalité: «les dieux – et je dirai aussi Sainte Eulalie [patronne de Barcelone] – ont voulu que le succès du moment fondateur que nous vivons retombe, en bonne partie, sur deux personnes: le président Mas et Oriol Junqueras, dirigeants des premier et second parti de Catalogne, ayant tous deux le même objectif: un Etat propre. Une fois passé le moment de choc du résultat – parce que je pensais que nous étions plus nombreux, parce que je souhaitais que l’homme qui a engendré le défi le plus important en Espagne depuis Francesc Macià dispose de la majorité exceptionnelle qu’il réclamait –, il est impardonnable que les arbres nous empêchent de voir la forêt. Il y a une majorité souverainiste splendide.»
La pauvreté dans la Barcelone de 2011: «Roumains, Noirs et mendiants»
L’un des reproches adressés par l’opposition au discours d’investiture de Torra tient à son absence de contenu social. Quelle est l’idéologie du nouveau président en ce domaine? La plupart des articles de Torra parlent du processus et de l’indépendance, mais en pleine mobilisation du 15 M, et juste après la victoire de CiU aux élections municipales de 2011 qui mèneront Xavier Trias à la mairie, il a écrit un texte sur la pauvreté dans la ville de Barcelone. En conclusion, il exige que la lutte contre la pauvreté soit la «priorité» du nouveau gouvernement municipal.
L’article est une peinture de genre de la Barcelone de 2011. «J’ai l’habitude de prendre le métro tous les jours, c’est mon moyen de transport habituel, mais je n’avais jamais vu ce que j’ai vu ces dernières semaines. J’ai l’habitude que chaque fois que je monte dans le métro quelqu’un se colle; qu’au cours du trajet un touriste soit volé, en même temps que l’on entend dans le wagon l’accordéon d’un gitan roumain; qu’aux arrêts, on trouve tout genre de musiciens, de mendiants infirmes ou au chômage qui demande l’aumône pour aller de l’avant. J’en suis venu à presque identifier ce spectacle du quart-monde comme une partie consubstantielle du paysage urbain de Barcelone, de la Barcelone réelle qui se déplace en métro.»
Le paysage que Torra dresse du Barcelone des derniers jours du maire Jordi Hereu [membre du PSC, prédécesseur de Trias entre 2006 et 2011] n’a rien de complaisant: «Le nombre de mendiants a augmenté et ils occupent le soir la rotllana [place où se trouve un organisme des services sociaux], qui est aussi inondée de toxicomanes et de sans-abri, au milieu de tas d’ordures, de cartons, de lambeaux de vêtements et de quelque chien. De jour, des dizaines de Noirs portant d’immenses fardeaux de sacs, de ceintures et de DVD campent dans le sous-sol de la place, se dissimulant de la police ou attendant l’opportunité d’afficher leur marchandise. Ils sont jeunes, élancés, de couleur très sombre, leurs yeux sont effrayés, rongés de misère, des yeux sans espoir. C’est une tragédie. Le campement du sous-sol de la place de Catalogne n’aspire pas au luxe d’une démocratie réelle [Torra oppose les campements des indignés au «sous-sol» des misérables], seule survivre un jour de plus le meut.»
Couteaux suisses: un récit loin du néolibéralisme
A la différence d’autres figures de Junts per Catalunya [la coalition à laquelle appartient Torra], on ne peut dire que Torra soit un défenseur du néolibéralisme. Lié traditionnellement à la démocratie chrétienne, tout en étant en bonnes relations avec certains courants libéraux de l’indépendantisme, Torra est très critique du capitalisme le plus sauvage des grandes multinationales qu’il met en scène dans Ganivetades suisses [couteaux – donc canifs – suisses]. L’ouvrage a été édité par Jaume Ciurana auprès de Símbol Editors [le sous-titre est: «voyage (aller et retour) au cœur du management et du capitalisme sauvage].
Quelques années plus tard, Ciurana, conseiller municipal de la Ciutat Vella [la vieille ville, subdivision administrative, qui correspond au cœur historique] de la municipalité de Barcelone, nommera Torra gérant de l’office de promotion de la vielle ville, la première responsabilité publique de ce dernier.
Le livre critique, entre autres, la compétition démesurée, la vision à court terme visant à maximiser les profits, le caractère absurde d’un grand nombre de pratiques des grands dirigeants de firmes, tels que des cours très chers sans aucune utilité ou l’usage d’une novlangue de l’obsolescence rapide absolument vide de sens réel. Torra brosse un portrait cru du secteur des grands dirigeants d’entreprises après les avoir rencontrés directement au cours de ses deux ans au siège central des assurances Winterthur, en Suisse.
Une mise en bouche du livre a paru dans un article d’El Matí: «les grandes firmes multinationales sont soumises à la pression de réaliser des bénéfices aussi courts que ce soir ou demain matin à l’heure du déjeuner. Et les CEO se font et défont comme les sardanes [danse catalane traditionnelle]. Ils se défont, surtout. Faire face à ce vertige, à une époque d’incertitudes et d’indéfinition comme on ne l’a jamais vu dans le monde capitaliste, est réservé uniquement aux individus les plus évolués, les plus forts. Aujourd’hui Darwin arrivera aux mêmes conclusions si, au lieu de naviguer sur le Beagle [nom du navire utilisé par Darwin] et de passer cinq ans à faire le tour du monde, il avait assisté à une assemblée d’actionnaires pendant cinq minutes.» (Article publié le 13 mai 2018; la traduction en français d‘A l’Encontre se fonde sur celle en castillan réalisée par Viento Sur)
Notes
[1] Prats de Molló, ou Prats-de-Mollo-la-Preste est une localité située du côté français des Pyrénées, à la frontière avec l’Espagne, en «Catalogne nord». C’est depuis ce village qu’en 1926 le futur président de la Generalitat (entre 1932 et 1933), et ancien officier, Francesc Macià (1859-1933), leader de la formation indépendantiste Estat Català, engage une tentative «d’invasion» avec quelques dizaines d’hommes. L’objectif était de suscier un soulèvement et une grève générale à Barcelone propices à la proclamation de la république catalane. La police française arrêta un grand nombre d’entre eux avant même qu’ils franchissent la frontière et Macià fut arrêté le 4 novembre. (Réd. A L’Encontre)
[2] Ce n’est pas le lieu ici de résumer la trajectoire des frères Badia et des controverses historiques qu’elles suscitent (liées souvent au positionnement politique), dont l’un des deux, Miquel, dirigera la police catalane, les Mossos d’esquadra, entre mars et octobre 1934 (donc jusqu’à la répression du soulèvement de ce dernier mois). Pour être compréhensible, il serait nécessaire de brosser à grands traits l’histoire du catalanisme et d’ERC au cours des années 1930. On se contentera ici de citer un passage de l’ouvrage, publié en 2004 aux Editions Odile Jacob, de François Godicheau, La guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne (1936-1939): «Au cours de l’année 1933, Joan Selves, le Conseiller de la Généralité chargé de l’Intérieur – il ne portait pas le titre de ministre –, soucieux de créer des conditions économiques et sociales «harmonieuses» pour le «progrès de la Catalogne», avait entrepris d’éliminer la FAI [Fédération anarchiste ibérique]: il s’appuya sur le nationaliste Miquel Badia, responsable d’un groupement favorable à un séparatisme insurrectionnel appelé Estat Català [cette formation intégra ERC, tout en conservant son autonomie, voir aussi la note précédente] et chef de file de bandes de jeunes activistes violents. Ce personnage fit intervenir systématiquement les policiers pour rechercher et passer à tabac les anarchistes: il le paya de sa vie en avril 1936. Ses victimes avaient de la mémoire. Mais surtout, il utilisait les bandes de partisans armés, les escamots, qui se montrèrent de plus en plus violentes et prirent en 1933 un aspect fasciste.» (p. 87). (Réd. A L’Encontre)
[3] Le «día de la raza», le 12 octobre, célèbre la «découverte» de l’Amérique en 1492. Sans entrer en discussion sur l’éventuelle polysémie du terme «race», l’idée initiale consistait, au début du XXe siècle, à introduire une célébration liant l’Espagne aux anciennes colonies. C’est toujours un jour férié en Espagne comme dans plusieurs pays d’Amérique latine. Pour une critique de gauche de cette journée, voir ici la traduction d’un texte célèbre d’Eduardo Galeano. (Réd. A L’Encontre)
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