Par Maxim Edwards
Le dimanche 16 août, l’ampleur des manifestations à Minsk et dans de nombreuses villes et y compris des villages contre le régime d’Alexandre Loukachenko marque un tournant. La crainte de manifester, malgré la violence de la répression les jours précédents, semblait être tombée. Les revendications étaient les suivantes: libération des milliers de protestataires arrêtés, démission des responsables de la répression, recomptage des bulletins de vote de la présidentielle du 9 août, organisation d’un nouveau scrutin.
Ce qui dessinait depuis quelques jours s’est confirmé: les ouvriers des usines, dans la foulée de grèves, se sont joints aux manifestations, dans la rue.
L’article que nous publions ci-dessous – datant du 13 août – traduit la montée de la contestation ouvrière dans le vaste secteur industriel public (contrôlé par le parti-Etat), ce qui porte un coup des plus importants au régime autoritaire de Loukachenko. Les informations données dans cet article complètent, si ce n’est modifient, l’image médiatique commune centrée les candidatures de l’opposition. L’issue de cette bataille d’ampleur pour les droits démocratiques reste sujette à interrogations, mais elle ne peut se réduire aux seules «négociations» entre Poutine et Loukachenko. (Rédaction A l’Encontre)
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Descendre dans la rue en Biélorussie aujourd’hui est une chose courageuse à faire. La police antiémeute a utilisé une violence extrême contre les citoyens, en détenant plus de 6000 personnes. Ces citoyens protestent contre la tentative du président de longue date Alexandre Loukachenko, qui dirige le pays depuis 1994, de rester au pouvoir pour un sixième mandat après une élection présidentielle douteuse le 9 août. Ils refusent d’accepter que Loukachenko ait reçu, selon les chiffres officiels, 80% des voix contre seulement 9 % pour sa rivale Svetlana Tikhanovskaïa, qui a depuis fui vers la Lituanie voisine. Au moins deux personnes sont mortes, les centres de détention sont pleins et il y a des accusations confirmées de torture et de mauvais traitements.
Se joindre à un piquet de grève est également une chose courageuse à faire en Biélorussie, qui dispose de lois strictes limitant les actions syndicales. Le pays n’assure «aucune garantie en matière de droits du travail», a noté la Confédération syndicale internationale (CSI) dans une récente déclaration sur la crise. Mais les travailleurs biélorusses ne sont pas découragés; les premiers conflits ont commencé le 10 août dernier dans l’immense usine métallurgique de la ville de Zhlobin. Le même jour, un appel a été lancé sur le réseau Telegram («Mon pays, la Biélorussie»), exhortant les travailleurs à exiger de leurs dirigeants qu’ils soutiennent l’appel à de nouvelles élections et à la fin des violences policières.
Au cours des jours qui ont suivi, ces mobilisations se sont intensifiées dans tout le pays et dans diverses industries. Dans la capitale de Minsk, les conducteurs de trolleybus se sont mis en grève pour protester contre la détention d’un de leurs collègues lors d’une manifestation. Les travailleurs d’une usine de sucre à Zhabinka se sont mis en grève, tout comme les ingénieurs de l’usine de tracteurs de Minsk.
Les autorités ne sont pas restées inactives. Des fourgons de police et les paniers à salade ont été vus à l’extérieur de plusieurs entreprises. Des arrestations ont suivi. Le 11 août, Nikolai Zimin, l’ancien président du syndicat des travailleurs des mines et de la chimie de Biélorussie, et Maxim Sereda, président du syndicat indépendant des mineurs, ont été condamnés à plusieurs jours de prison par un tribunal de Soligorsk, où les mineurs sont en grève. Ces derniers jours, Loukachenko a qualifié les manifestants de «moutons» et de provocateurs à la solde des puissances étrangères. Lors d’une réunion le 10 août, il les a qualifiés de «criminels» et de chômeurs:
«La base [sociale] de tous ces soi-disant manifestants est constituée de personnes ayant un passé criminel ou de personnes qui sont maintenant au chômage. Pas de travail? D’accord, “allons faire un tour dans les rues et les avenues”. C’est pourquoi je demande et je préviens, en toute bonne foi: si vous ne travaillez pas, vous devez aller chercher du travail.»
Mais il semble que de nombreux travailleurs voient les choses très différemment. Bien que les syndicats officiellement reconnus en Biélorussie soient largement subordonnés aux intérêts des autorités, le pays dispose d’un mouvement syndical indépendant, représenté par le Congrès biélorusse des syndicats démocratiques (BKDP). Ce mouvement a survécu à la répression et à l’intimidation et est toujours présent sur certains lieux de travail. Son comité exécutif a publié le 12 août dernier une déclaration ferme avec une position très claire:
«Le peuple biélorusse n’a pas reconnu Loukachenko comme le président légitimement élu, et des protestations de masse ont éclaté dans tout le pays. Le régime au pouvoir, qui s’est emparé du pouvoir de manière si vicieuse, choquant le monde entier, a lancé des représailles contre les participants aux manifestations pacifiques. La brutalité sans précédent des services de sécurité a fait des victimes.
»Nous demandons la cessation immédiate des répressions, de la violence et des meurtres des citoyens de ce pays, la libération rapide de toutes les personnes détenues illégalement, l’abandon de toutes les affaires pénales liées à la participation à des manifestations de masse et la libération de tous les prisonniers politiques.
»Les grèves en cours dans le pays montrent l’activité politique croissante des travailleurs. Ce régime, qui s’accroche illégalement au pouvoir, conduit ce pays vers l’effondrement économique: vers la faillite et la fermeture d’entreprises, la perte d’emplois et l’appauvrissement de la population.»
Cette même lettre n’appelait pas les travailleurs à faire la grève, expliquant que cela poserait un risque réel de licenciements massifs. Cependant, il est également juste de dire que la logique de ce militantisme ouvrier est quelque peu différente des grèves traditionnelles au sens le plus étroit du terme: les travailleurs exigent que leurs dirigeants, au nom de leurs entreprises, dénoncent formellement Loukachenko et son gouvernement.
Cet acte a une forte signification politique dans un pays comme la Biélorussie, qui a l’un des taux d’emploi dans le secteur public le plus important du monde. Contrairement à la Russie, la Biélorussie n’a pas connu de privatisations au nom de la «stratégie du choc» dans les années 1990, laissant de nombreuses industries clés aux mains de l’État. Cela a valu à Loukachenko quelques applaudissements pour la stabilité sociale comparative, alors même qu’il construisait un État rigidement autoritaire. Pourtant, cette option a commencé à s’essouffler ces dernières années, avec des mesures visant à réduire certaines prestations sociales et même à prélever une taxe sur les chômeurs, ce qui a déclenché une vague de protestations. Tadeusz Giczan, chercheur doctorant sur la Biélorussie à l’University College London, a déclaré à Global Voices que les travailleurs avaient largement commencé à perdre leur foi dans ce contrat social autrefois puissant:
«Loukachenko a perdu le soutien des “gens ordinaires” après sa taxe de 2017 contre les “parasites sociaux”. Mais surtout, l’économie n’a pas connu de croissance depuis 2010 et le gouvernement n’a pas de plan pour changer cela. Le mécontentement s’est accru depuis un certain temps et a éclaté en ce moment même pour un certain nombre de raisons indirectes, comme la mauvaise gestion de la crise du Covid-19 et l’émergence de leaders forts de l’opposition.»
Contrairement à l’Ukraine, ces grandes usines et ces lieux de travail ne sont généralement pas aux mains d’oligarques puissants capables de se disputer le pouvoir politique en toute indépendance. Au lieu de cela, les directeurs nommés sont responsables devant l’État “en haut” – et maintenant devant leurs employés “en bas”. Voici un exemple du type de pétition à laquelle ils s’affrontent, qui a été mise en circulation par les travailleurs de l’usine métallurgique Belkard dans la ville occidentale de Hrodna:
«En ce moment, environ 200 travailleurs de Belkard JSC, le grand producteur de composants pour voitures, se sont rendus dans les locaux de l’entreprise pour demander que les directeurs fassent appel aux autorités locales et au ministère de l’Intérieur pour exiger la fin de la brutalité et de l’usage de la force, ainsi que des détentions sans fondement de personnes aux mains des services de sécurité et de la police.
»En outre, les travailleurs de Belkard demandent que tous les citoyens détenus soient libérés et que le procureur général procède à une évaluation de l’exactitude du décompte des votes dans chaque circonscription électorale de Hrodna.» (Telegram, 14 août)
Autant que l’on puisse en juger d’après les reportages des médias, de telles demandes sont maintenant exprimées dans les plus grandes entreprises du pays, qu’elles soient publiques ou privées. Les employés de l’usine chimique Azot à Hrodna ont fait circuler une lettre similaire, soutenue par le syndicat indépendant du pays. La grève à BelAz, l’une des entreprises les plus grandes et des plus connues du pays, qui produit des véhicules industriels lourds, pourrait changer la donne. L’entreprise a un chiffre d’affaires annuel d’environ 970 millions d’euros et des clients dans le monde entier.
Des vidéos circulent désormais sur les médias sociaux, montrant des réunions tendues entre les travailleurs et leurs dirigeants. Les premiers font clairement état de leur loyauté:
«À #Hrodna, #Belarus, des responsables municipaux rencontrent les travailleurs en grève de l’usine d’engrais chimiques Azot.
– Levez la main si vous avez voté pour Loukachenko.
– Seuls les fonctionnaires le font.
– Levez la main si vous avez voté pour Tikhanovskaïa.
– Presque tous les travailleurs le font.
— Alex Kokcharov (@AlexKokcharov) 13 août 2020
Une vidéo sur Twitter du 13 août montre des ouvriers de BelAz en marche criant «Recomptage» en biélorusse, en référence aux résultats des élections (cliquez sur ce lien pour avoir accès à la vidéo).
Ce militantisme ne s’arrête pas aux travailleurs industriels. L’une des vidéos les plus marquantes de ces derniers jours a montré des membres de l’Orchestre philharmonique national de Biélorussie, chantant tout en tenant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire «Ma voix a été volée» (cliquez sur le lien pic.twitter.com ci-dessous):
#SOUNDON ?Members of State Philarponia of #Belarus also joined the workers strike. The sound gives goosebumps. pic.twitter.com/3sFUO3akHU
— Belarus Free Theatre (@BFreeTheatre) August 13, 2020
Alors que la situation en Biélorussie se détériore, de nombreux observateurs craignent maintenant que Loukachenko ne se soit aliéné tout secteur de l’opposition qui aurait pu autrefois être prêt à négocier avec lui. Ainsi, les pétitions adressées aux autorités par les dirigeants pourraient être l’une des rares voies de dialogue restantes, affirme Volodia Artiukh, un chercheur ukrainien spécialisé dans les relations de travail en Biélorussie qui a récemment écrit sur le site OpenDemocracy à propos de la composition sociale des manifestations:
«Ce que j’ai écrit sur le travail organisé comme étant le seul agent capable d’articuler et de faire valoir des revendications claires et de forcer les autorités à écouter peut être illustré par une vidéo d’une réunion des travailleurs de l’usine BelAZ avec le maire de leur ville qui s’est déroulée aujourd’hui après-midi. Plusieurs centaines de travailleurs se sont rassemblés à la porte de l’usine et ont rencontré leur directeur et le maire de Zhodin, qui sont arrivés rapidement. La conversation a été animée mais respectueuse. Le maire avait l’air confus et timide. Les travailleurs ont demandé la libération de leurs collègues et de leurs proches, l’expulsion des forces de police spéciales de leur ville (“Pourquoi avons-nous besoin de salaires si nous sommes frappés?”), le recomptage des votes. Ils insistent sur le fait que leur ville est sûre, qu’ils contrôlent la situation. Le maire n’a pas pu faire de promesses claires, bien sûr, mais il a accepté de rencontrer les travailleurs à l’extérieur de l’usine dans la soirée pour discuter de leurs revendications. Il a été acclamé par des chants “Merci!” et “Le maire avec le peuple”. L’usine ne s’est jamais arrêtée, mais après avoir regardé la vidéo, je suis moins sceptique quant à la possibilité d’une véritable grève prolongée avec débrayage. Jusqu’à présent, c’est le seul canal par lequel les manifestants peuvent forcer les autorités à une sorte de dialogue au niveau local. Si les autorités centrales le coupent, ce sera pire pour elles.»
Dans une conversation avec Global Voices, M. Artiukh a mis en garde contre une surestimation de l’ampleur de ces grèves, mais a souligné qu’il s’agissait de mesures courageuses et sans précédent dans le contexte biélorusse. En effet, en raison du blocage d’Internet en Biélorussie pendant les élections et les manifestations, il a été difficile d’établir l’ampleur de ces protestations sur le lieu de travail. À mesure que le pays est de nouveau connecté, l’ampleur réelle est devenue plus visible – et elle est significative. Si les travailleurs en grève peuvent bénéficier du fonds de grève national annoncé le 13 août, leur nombre pourrait encore augmenter.
Pendant ce temps, le nombre d’entreprises et d’établissements dont les travailleurs déclarent leur solidarité avec l’opposition continue d’augmenter. Le soir du 13 août, les travailleurs de MGTS (le réseau de télécommunications municipal de Minsk) ont annoncé une grève.
Les lieux de travail biélorusses sont autant un lieu de lutte que les rues et les places du pays – en fait, ils pourraient être tout aussi cruciaux dans les jours à venir. (Article publié sur Global Voices, en date du 13 août 2020; traduction rédaction A l’Encontre)
Maxim Edwards est un journaliste et traducteur britannique spécialisé dans les migrations, l’Europe de l’Est et l’ex-Union soviétique, et un ancien rédacteur de OpenDemocracy.
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