Par Ángel Ferrero
Le Prix Nobel de la Paix décerné à l’Union européenne (UE) est certainement une plaisanterie de mauvais goût. Selon des données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), sept des vingt pays qui sortent en tête de la classification des exportations mondiale d’armes sur la période 2007-2011 appartiennent à l’Union européenne.
Ce sont, par ordre décroissant: l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Espagne, la Hollande, l’Italie, la Suède et la Belgique. Si l’on considère l’Union européenne comme un bloc géopolitique, comme cela plaît aux eurocrates de Bruxelles, l’UE serait dont le premier exportateur d’armes au monde avec plus de 30% du total, suivie par les Etats-Unis (30%) et la Russie (24%).
De fait, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni occupent séparément la troisième, quatrième et cinquième position respectivement. [1] Si les deux plus grands consortiums aéronautiques de défense européens fusionnaient, le germano-franco-espagnol EADS et le britannique BAE Systems, la compagnie en résultant afficherait des bénéfices de 80’000 millions d’euros et serait le premier marchand d’armes du monde, devançant la compagnie américaine Boeing. [2] A noter que le Traité de Lisbonne (2007) oblige tous les membres signataires à contribuer à la défense de l’UE, c’est-à-dire à disposer de certaines structures de caractère militaire, aussi minimes soient-elles. [3]
Selon la page web du comité pour le Prix Nobel de la paix, ce prix a été attribué à l’UE pour «plus de six décennies de contribution à l’avancement de la paix et de la réconciliation, de la démocratie et des droits de l’homme en Europe». Prêtez attention aux deux derniers mots: «en Europe». Dans le néo-impérialisme du XXIème siècle, les États du vieux continent peuvent armer tous les pays et peuples se situant hors de nos frontières, afin qu’ils se massacrent entre eux pendant que nous, nous pillons leurs ressources naturelles et prolongeons leur misère. En d’autres termes: l’Union européenne peut contribuer «à l’avancement de la paix et de la réconciliation, de la démocratie et des droits de l’homme en Europe» et faire tout le contraire hors de l’Europe. Et comme le sentiment de honte n’est pas une valeur très prisée parmi les élites occidentales, voilà qu’ils se distribuent parmi des prix pour ce magnifique travail!
Ce n’est pas par hasard que la Norvège est le 18ème exportateur d’armes du monde. Le pays scandinave équipe tous les tanks étasuniens M1 Abrams avec le M151 Protector fabriqué par l’entreprise d’Etat Kongsberg Defence & Aerospace, une structure capable de réunir trois mitrailleuses, deux lance-grenades et un système de lancement de missiles Hellfire, chose qui ne semble pas troubler le sommeil du gouvernement du social-démocrate Jens Stoltenberg. Les Norvégiens aussi peuvent dormir tranquilles: il est certain que les Afghans apprécient la subtile différence entre le fait de se faire exploser par des missiles socio-démocrates norvégiens ou par des missiles républicains étasuniens.
Le commerce de la mort est un bon commerce. Pour les Européens en particulier et pour les Allemands encore plus. Les capitaines d’industrie teutons et les journalistes à leur solde se vantent beaucoup de la place de l’Allemagne en tant que troisième exportateur mondial, même si la politique économique des quatre derniers gouvernements a transformé l’Allemagne en «l’Etat industriel le plus dépendant au monde de ses exportations», selon les termes de Michael R. Krätke. [4] Et cela à force de dix années de dumping salarial. L’exportation d’armes, quant à elle, échappe aux effets de la crise. L’industrie d’armement allemande destine 70% de sa production à l’exportation et celle-ci a doublé entre 2004 et 2009 (la livraison d’armes à poing, l’une de ses productions star, n’est pas comptabilisée comme exportation jusqu’à 500 unités). [5] Les armes allemandes se vendent bien sur le marché international: plus de 130 pays les stockent dans leurs arsenaux. Les armes allemandes possèdent l’aura que l’on attribue aux produits allemands : résistance, précision, efficacité. Les armes allemandes tuent plus et mieux.
Tanks de marque allemande à vendre
Beaucoup de ces éléments sont apparus cet été, quand on a eu connaissance d’un accord secret passé entre les gouvernements allemand et saoudien sur la livraison d’au moins 200 tanks de combat Leopard 2, fabriqués par l’entreprise Kraus-Maffei-Wegmann. Le Leopard 2 est un char de combat robuste qui s’adapte à différents terrains, et qui, bien que conçu pour des batailles à champ ouvert, peut être utilisé contre des insurrections urbaines. Si l’on tient compte du fait que l’Arabie saoudite avait collaboré, peu avant à ce que soit rendu public cet accord, à la répression du printemps arabe au Bahreïn (dès février 2011, la répression a commencé et continue), on ne peut écarter l’hypothèse que les tanks allemands soient utilisés dans un futur proche contre des révoltes dans des pays voisins ou dans le Royaume saoudien lui-même.
Un autre scandale a immédiatement succédé à celui-là, lorsque l’hebdomadaire Der Spiegel a révélé que le Qatar était intéressé par l’acquisition de 200 autres Leopard 2. Et qu’en 2009, le premier gouvernement de Merkel, en coalition avec le Parti social-démocrate allemand (SPD) avait autorisé la vente de 36 tanks de ce modèle au petit émirat arabe, [6], dans lequel, comme chez le voisin saoudien, le code pénal est régi par la sharia. En Arabie saoudite, par exemple, les homosexuels sont décapités et il n’existe dans ce pays ni parlement, ni parti politique, ni syndicat.
Au mois de novembre même, le vice-ministre de la défense indonésien déclarait au Jakarta Post que son gouvernement était intéressé par l’acquisition de 100 chars de combat allemands Leopard 2A6 pour un montant de 280 millions de dollars, un achat que Jakarta pensait financer grâce à des crédits extérieurs. L’Indonésie s’est décidée pour les tanks allemands après que le parlement hollandais a mis son veto à la vente de chars de combat au pays en raison de violations réitérées des droits de l’homme, particulièrement en Papouasie Nouvelle-Guinée. En 1994, l’Allemagne avait vendu à l’Indonésie de Suharto [dictateur en place de 1967 à 1998] la moitié de la flotte de la défunte République démocratique allemande. [7] Tous ces chars de combat sont fabriqués par la compagnie Krauss-Mafei Wegmann (KFM) qui, en 2009, a financé les partis de la coalition gouvernementale à hauteur officiellement de 55’000 euros. «Cela a donc valu la peine : deux ans plus tard déjà, on lui a déjà rendu cette faveur au travers de cet accord faramineux», a déclaré le porte-parole de Die Linke, Gregor Gysi, devant le Bundestag. [8]
Il ne faut pas perdre de vue le cadre international. L’accord allemand fait partie de la stratégie de l’OTAN d’empêcher l’Iran d’armer ses alliés dans la région du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, Oman, Emirats arabes et Koweït) malgré le risque de déstabiliser la région. Malgré le fait aussi, comme le rappelait Rüdiger Göbel dans les pages du journal Junge Welt, que «le petit émirat [Qatar], qui occupe à peine 11’500 kilomètres carré, n’a qu’une seule frontière terrestre, que celle-ci n’est que de 60 kilomètres et que c’est avec l’Arabie Saoudite qui est censée être son alliée. Téhéran devrait donc, avec ses colosses d’acier, d’abord traverser l’Irak, puis le Koweït et l’Arabie Saoudite avant de pouvoir être arrêté au Qatar par les Leopard 2 allemands. » [9] La possibilité d’un large conflit avec la République islamique [Iran] fait craindre une montée du prix du pétrole et une éventuelle réduction de l’approvisionnement d’ensemble – l’Iran est le quatrième producteur de pétrole du monde – augmenterait encore plus la dépendance énergétique avec la Russie, qui est, avec une production de plus de dix millions et demi de barils par jour, le premier producteur mondial de brut. [10]
De là aussi le subit intérêt des conservateurs allemands pour la prolongation du nucléaire et, après que la catastrophe de Fukushima a rendu impossible cette option aux yeux de l’opinion publique, pour les énergies renouvelables. Le problème est que les énergies alternatives continuent d’être peu développées dans tout l’Occident et que par leur nature même, comme l’a exposé le professeur Elmar Altvater dans son dernier livre, La fin du capitalisme tel qu’on l’a connu [Das Ende des Kapitalismus, wie wir ihn kennen, Taschenbuch, 2011], celles-ci ne permettent pas une production centralisée à l’extrême, ce que permet le pétrole. Le capitalisme du XXIème siècle ne se construit pas sur des autoroutes de la communication éthérées et limpides, mais sur le sang et le pétrole.
Dans ce processus, les marchands de la mort allemands ont développé un sens de l’humour particulier. En février 2011, écrit Daniel Bratanovic, «quelques semaines avant que des forces de sécurité saoudiennes n’entrent chez leur voisin Bahreïn pour écraser le mouvement pro-démocratie, [l’entreprise allemande] KMW a présenté dans une foire d’armement de la capitale saoudienne un modèle de Leopard 2 spécial nommé… révolution.» [11]
Des canons et du beurre
L’Allemagne vend de manière irresponsable des armes à feu simultanément à des pays historiquement ennemis comme le Pakistan et l’Inde ou la Grèce et la Turquie, augmentant ainsi les probabilités d’un conflit armé. Aucune de ces armes ne se vend pour la défense stricte d’un pays: l’Allemagne vend des fusils d’assaut au Mexique pour «la guerre contre le narco» (qui a causé au moins 55’000 morts et 10’000 disparus) et au Brésil pour «pacifier les favelas», des patrouilleurs à l’Angola (un pays qui essaie de se remettre de 27 ans de guerre civile sanglante), des véhicules militaires et des sous-marins nucléaires à Israël… Théoriquement, ces ventes doivent être approuvées par un Conseil de sécurité du gouvernement allemand qui statue selon les principes d’exportation d’armes formulés dans un document édicté par le gouvernement rouge-vert de Schröder [1998-2002], selon lequel les droits de l’homme devaient jouir d’une «considération spéciale» et les armes ne pas pouvoir être exportées vers des zones en conflit. Il faut préciser que ce conseil prend ses décisions à huis clos et qu’il ne donne d’information sur celles-ci qu’une année plus tard afin d’éviter que le parlement ne puisse éventuellement bloquer l’une ou l’autre exportation. Le document en question est donc évidemment un pétard mouillé. Lorsqu’au moment de la guerre civile libyenne, par exemple, des rebelles ont pris d’assaut des quartiers kadhafistes, ils ont trouvé des fusils d’assaut et des pistolets Hecker&Koch. On peut bien imaginer que dans l’anarchie qui a suivi, beaucoup de ces armes aient fini dans les mains de groupes terroristes ou de trafiquants d’armes. On a détecté la présence d’armes allemandes sur les marchés noirs d’endroits de la planète aussi éloignés entre eux que la Libye, le Pakistan, le Soudan ou la Géorgie.
Le commerce de la mort est discret, mais constant. La presse en parle rarement, même quand toutes les informations peuvent être trouvées facilement sur les pages web des compagnies de défense publiques et privées. Visiblement, les grands consortiums de communication, comme la majorité des partis politiques, sont achetés. KMW n’est probablement pas l’unique entreprise qui finance des partis politiques. Hecker&Koch, le cinquième producteur mondial d’armes à feu, pourvoit les armées et les corps de police de 88 pays. On vend annuellement 7 millions d’unités du fusil d’assaut Keckler&Koch G 36 – autant que le M16 étasunien –, ce qui fait de celui-ci l’un des fusils d’assaut le plus vendu (et utilisé) au monde. Le H&KG36 a été utilisé par les forces de l’OTAN et ses alliés dans des conflits à la légalité internationale douteuse, comme la guerre du Kosovo (1996-1999), la guerre d’Afghanistan (2001-présentement), la guerre d’Irak (2003-2011), la guerre d’Ossétie du sud (2008) et la guerre civile libyenne (2011). On a réussi à calculer que chaque quinze minutes une personne meurt dans le monde sous le tir d’une Heckler&Koch. Évidemment, l’entreprise a dû se défendre à plus d’une occasion face aux tribunaux pour violation dela réglementation sur l’exportation d’armes. Mais toutes les affaires ont été classées sans suite, parce que Heckler&Koch est un des principaux donateurs privés des trois grands partis politiques. Comme il est dit sur sa page web elle-même, Heckler&Koch a donné, entre 2002 et 2011, 3’000 euros au SPD (socio-démocrates), 20’000 euros au FDP (libéraux) et 70’000 euros à la CDU (conservateurs). Un des principaux appuis de Heckler&Koch au Bundestag est le député conservateur Volker Kauder, un «faucon» du parti de Merkel qui, lors d’un congrès de la CDU à Leipzig en novembre 2011, avait déclaré que grâce à la politique de la Chancelière, « on parlait maintenant à nouveau l’allemand en Europe ». [12]
Quantifier le volume de ce négoce est difficile parce que la plupart des calculs se font sur la fabrication directe d’armes et non sur d’autres branches de l’industrie qui y participent. Ainsi, l’entreprise Crytek, fondée en 1999, plus connue pour sa production de jeux vidéo tels que Far Cry ou Crisis, a développé CryEngine, un engine – la représentation visuelle et acoustique d’un environnement dans l’espace virtuel – qui utilise différentes armées. « De nombreuses entreprises d’armement emploient dans leurs simulateurs d’entraînement le software de cette entreprise de Francfort-sur-le-Main: depuis les chantiers navals de ThyssenKrupp Marine Systems jusqu’à la firme américaine Lockheed Martin», écrit Michael Schulze von Glasser. [13]
Carl Zeiss AG, par exemple, fournit des lunettes de tir à Heckler&Koch pour ses fusils d’assaut; Mercedes-Benz produit des moteurs pour des véhicules et ainsi de suite. Rien de nouveau: en 1967, la pharma C.H. Boehringer Fils a vendu 270 tonnes de trichlorophenol à une filiale néozélandaise de Dow Chemical qui ont été utilisées pour la fabrication de l’agent orange utilisé par l’armée étasunienne pendant la Guerre du Vietnam, qui a causé 400’000 morts, est responsable de maladies congénitales chez 500’000 enfants et a fait apparaître un million de malades. [14]
«L’argent n’a pas d’odeur.» Le commerce de la production et de l’exportation d’armes est toléré en Allemagne «même par les syndicats, qui considèrent les postes de travail dans leur propre pays plus importants que les victimes dans d’autres régions du monde.» [15] Une forme d’idéologie social-impérialiste qui se répand parmi les travailleurs allemands eux-mêmes. Toutes les propositions législatives pour en finir avec les donations de grandes entreprises aux partis politiques se sont écrasées contre un mur par l’opposition des conservateurs, des socio-démocrates, des libéraux et des verts, quatre des cinq partis représentés au Bundestag. Selon le député libéral Jörg van Essen, en promouvant une initiative de ce type, le parlement finirait dans les mains de «chômeurs, fonctionnaires publics et syndicalistes». [16] De fait, en juillet 2012, le vice-chancelier Philipp Rösler a annoncé son intention de faciliter l’exportation d’armes en éliminant les restrictions spéciales incluses dans l’actuel règlement, puisque celles-ci «affectent négativement les exportateurs allemands sans égard à leur compétence européenne.» [17] Selon le député libéral Martin Lindner, si l’Allemagne ne vend pas de Tanks Leopard au Qatar, « alors les Qataris achèteront des tanks étasuniens Abrams. » [18]
La remilitarisation de l’Allemagne
Lors d’une réunion au mois d’octobre passé à Strausberg, la Chancelière allemande a déclaré que les Forces armées d’Allemagne (Bundeswehr) devraient renforcer leur collaboration avec l’OTAN et augmenter leur contingent. Selon Merkel, «un pays comme l’Allemagne, qui est la plus grande économie et le pays le plus peuplé d’Europe, avec les ressources qu’elle a doit pouvoir compter sur un spectre de capacités.» (Ein Land wie Deutschland, als grösste Volkswirtschaft in Europa und mit seiner Bevölkerungzahl und mit seinen Ressourcen, sollte ein breites Spektrum an Fähigkeiten vorhalten). [19] En français : La Bundeswehr est légitimée pour intervenir partout où ses intérêts économiques, mis en péril par des matières premières de plus en plus rares, l’exigent. Les bottes de la Bundeswehr sont déjà, par ordre croissant, sur le sol de la Bosnie-Herzégovine (3 soldats), de l’Uganda (20 soldats), du Sudan (25 soldats), du Liban (190 soldats), de la Corne d’Afrique (280 soldats), du Kosovo (1’230 soldats) et de l’Afghanistan (4’810 soldats), ainsi que des navires de guerre qui naviguent sur la mer Méditerranée (220 soldats). Cela fait au total 6’778 soldats qui bientôt pourront être plus nombreux, puisque selon la Süddeutsche Zeitung, l’Allemagne pourrait envoyer sous peu un détachement d’artillerie de 170 soldats et des missiles Patriot vers la Turquie, près de la frontière avec la Syrie [20].
L’OTAN et l’Union européenne quant à elles étudient depuis plusieurs semaines la possibilité d’une intervention militaire contre les insurgés islamistes au Mali (combien d’Européens pourraient-ils montrer où ce pays se situe sur une carte ?), un scénario belliqueux dans lequel François Hollande veut «essayer» les drones (avions sans pilote) français pour ne pas perdre du terrain face à la compétence anglo-étasunienne. [21] De leur côté, les forces aériennes allemandes (Luftwaffe) travaillent au développement d’un drone appelé EuroHawk, projet dans lequel elles ont déjà investi plus de 1’200 millions d’euros. Le projet d’EuroHawk a coûté aux deniers publics environ 860 millions d’euros. [22]
Le coût disproportionné de cet arsenal et de ces opérations militaires aux frais du contribuable allemand ne se reflète cependant pas sur les salaires des simples soldats, définis comme «des [travailleurs] précaires en uniforme». Plus d’un tiers de la chair à canon allemande provient de l’antique Allemagne orientale appauvrie, attirée par les possibilités d’un salaire fixe de 2’000 euros sur un marché du travail allemand caractérisé par sa détérioration croissante et son instabilité. [23]
Les coûts que ces missions étrangères occasionnent sont difficilement calculables, puisque beaucoup de ces soldats reviennent chez eux mutilés ou affectés par de graves traumatismes, problèmes physiques et psychologiques – en 2011 une mort sur cinq dans la Bundeswehr était due à un suicide – [24] qui exigent de longs traitements médicaux, surtout lorsque les affections sont chroniques. Et comme, en plus, l’Allemagne orientale est un repaire de fascistes, cela met la Bundeswehr dans une position inconfortable.
Sans entrer dans les détails, Udo Voigt, le président du Parti [nazi] national-démocrate d’Allemagne (NPD), a atteint le grade de capitaine dans la Luftwaffe et continue d’être officier de réserve. Comme si tout ce que nous avons dit jusqu’à maintenant ne suffisait pas, il résulte qu’en plus de tout cela, la Bundeswehr sert maintenant comme école publique de mercenaires. Selon une information parue la semaine passée dans l’hebdomadaire Der Freitag, le secteur de la sécurité privée en train de fleurir en Allemagne, suivant le modèle de l’entreprise américaine Blackwater. Ces entreprises engagent d’anciens soldats ayant une expérience au Kosovo et en Afghanistan pour offrir leurs services aux pêcheurs qui veulent se défendre contre les pirates somaliens. Alors qu’un soldat professionnel reçoit un salaire mensuel de 2’000 euros, un de ces mercenaires en reçoit environ 9’000, un salaire plus de quatre fois plus élevé.
Des signes inquiétants, il y en a de tous les côtés, si on veut bien y prêter attention. Au mois d’août, le Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe a décrété que la Bundeswehr pouvait se déployer sur territoire allemand en cas «d’accidents ou catastrophes spécialement graves » (besonders schweren Unglücksfallen). La nouvelle a provoqué pas mal de remous en raison de l’ambiguïté de l’expression, même s’il faut rappeler que le même tribunal avait déjà décrété en 1969 que la Bundeswehr pouvait se déployer dans la République Fédérale d’Allemagne «pour lutter contre les insurgés armés et les gens organisés militairement» (zur Bekämpfung organisierter und militärisch bewaffneter Aufständischer), dans une claire allusion à la possibilité d’une guerre contre la RDA, une résolution peu connue parmi les Allemands. [26]
Un mois après la publication de la sentence du Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe, le journal Junge Welt a publié l’information selon laquelle il existait à Colbitz-Letzlinger Heide (Saxen-Anhalt) un centre d’entraînement au combat (Gefechtsübungszentrum – GÜZ) dans lequel, à côté de six petites fermes albanokosovares et afghanes reconstituées, l’entreprise Rheinmetall avait construit une reproduction grande de six kilomètres carrés représentant une ville typiquement européenne avec station de métro, autoroutes et édifices gouvernementaux modernes. Quand le journal a demandé aux autorités la finalité des installations, la réponse fut claire et concise : pour la «protection de la patrie» (Heimatschutz). [27]
L’armée est donc en train de recouvrer une présence publique. Et le complexe militaro-industriel allemand est plus huilé que jamais. Le Ministère de la défense allemand, selon ce que rapporte l’hebdomadaire Der Spiegel, « investit chaque année presque mille millions d’euros dans la recherche, le développement et les tests militaires. Huit millions sont destinés directement aux universités, 36 millions à des institutions de recherche publiques. »
Etudiants et chercheurs se rebellent contre le fait que les résultats de leur travail soient utilisés pour le développement d’armement militaire et ils ont déjà signé des clausulas civiles à cette fin dans les universités de Brême, Constance, Tübingen et Kassel, et les universités d’Augsburg, Braunschweig, Cologne et Giessen pourraient bientôt suivre. Les entreprises de défense de leur côté se réfèrent à une « utilisation duale » – civile et militaire – de la technologie, une zone grise dans laquelle ils peuvent se mouvoir librement et continuer à capter des cerveaux à prix soldé. L’Institut de recherche franco-allemand de Saint-Louis, dans la région frontière d’Alsace, offre aux jeunes physiciens français et allemands jusqu’à 830 euros par mois s’ils consacrent leur travail de doctorat à améliorer la trajectoire balistique de projectiles. [28]
La Bundeswehr elle-même va plus loin que les universités et se présente dans les foires de travail comme un employeur de plus et compte même 94 officiers dont le travail consiste exclusivement à visiter des centres scolaires afin d’améliorer l’image de l’institution et de préparer le terrain pour la captation de futures recrues, bien qu’officiellement sa tâche se limite à « informer » sur l’armée. L’année passée ont été organisées 10’000 interventions dans des écoles publiques, auxquelles ont assisté environ 156’000 personnes. [29] Dans beaucoup de ces rencontres avec l’armée, les enfants fabriquent de petits cadeaux comme des petits sapins ou des anges de la Nativité, qu’ils envoient ensuite aux soldats cantonnés, une vieille pratique bismarckienne qui a cours encore aujourd’hui. Mais parfois il s’agit de choses beaucoup moins inoffensives. A Beelitz (Brandenburg), l’armée a permis que plusieurs mineurs portent, lors d’«Adventure-Camps» de trois semaines organisés par la Bundeswehr, un uniforme officiel et participent au lancement de grenades. [30] Jusqu’à présent, seuls les Länder de Rhénanie-duNord-Westphalie et de Bade-Würtemberg exigent que la visite de l’officier de la Bundeswehr soit compensée par une autre effectuée par des représentants des mouvements pacifistes. [31]
Selon les fabricants de consensus allemands, rien de cela ne devrait nous préoccuper. Pour commencer, la majorité de ces informations n’apparaissent même pas dans les grands médias et quand c’est le cas, ce n’est que de manière marginale, en fort contraste avec la propagande du Ministère pour la Coopération économique et le Développement et les missions internationales du Technisches Hilfswerk (THW). L’Allemagne détruit avec la main droite ce qu’elle reconstruit avec la gauche. Le commerce parfait.
Il n’y a pas beaucoup de temps, les Allemands avaient honte de leur responsabilité dans «le dernier grand incendie en Europe». Le pays s’était à une époque engagé dans des grandes manifestations anti-guerre autour du mot d’ordre de «Plus jamais la guerre!» (Nie wieder Krieg!). Mais cela est terminé. Pour les barons de l’acier et de la chimie, le bon temps est revenu, ceux de la grosse Bertha et du gaz moutarde, et ce qui avait été écrit au commencement du siècle passé reste valable pour le commencement du nôtre : «L’Allemagne n’aura pas le droit de dire que Goethe était allemand jusqu’à ce que dans toute l’Allemagne il ne reste plus une seule arme à feu ni grenades ou obus à gaz, à moins que ce ne soient des pièces de musée.» [32] (Traduction A l’Encontre; cet article est paru sur le site Sinpermiso en date du 25 novembre 2012)
Notes
[1] “The Top 20 Arms Exporters, 2007-2011”, Stockholm International Peace Research Institute. [2] Stephan Müller, “Supermarkt für Killer”, Junge Welt, 22 de septiembre de 2012. [3] Simon Loidl, “Der Krieg des Nordens”, Junge Welt, 24 de octubre de 2012. [4] Michael R. Krätke, “Alarma en la isla de los benditos”, Sin Permiso, 5 de agosto de 2012. Traducción de Àngel Ferrero. [5] Karen Grass, “Waffenhandel muss begrenzt werden”, tageszeitung, 7 de julio de 2012. [6] Andreas Zumach, “Der Bedarf hat sich verfünffacht”, Tageszeitung, 29 de julio de 2012. [7] Sven Hansen, “Rüstungsexporte: Indonesien will deutsche Kampfpanzer”, tageszeitung, 5 de julio de 2012. [8] Gregor Gysi, “¡Ningún tanque a Arabia Saudí! El parlamento alemán debe mostrar su rechazo al acuerdo”, Sin Permiso, 10 de julio de 2011. Traducción de Àngel Ferrero. [9] Rüdiger Göbel, “FDP für Leopard-Deal”, junge Welt, 1 de agosto de 2012. [10] “List of countries by oil production”, Wikipedia, consulta: octubre de 2012. [11] Daniel Bratanovic, “Leopard anleinen”, junge Welt, 14 de julio de 2012. [12] “Kauders Euro-Schelte: ‘Jetzt wird in Europa Deutsch gesprochen’”, Der Spiegel, 15 de noviembre de 2012. [13] Michael Schulze von Glaßer, “El complejo militar-industrial bajo su árbol de Navidad”, Sin Permiso, 8 de enero de 2012. Traducción de Àngel Ferrero. [14] “Eine unselige Geschichte”, Der Spiegel, 23 de noviembre de 2012. [15] Sabine Kebir, “Drohnen über Timbuktu?”, Der Freitag, 31 de octubre de 2012; para un ejemplo del apoyo de algunos sindicalistas a la industria bélica: Hannes Koch, “Ein Manöver in eigener Sache”, Der Freitag, 28 de junio de 2012. [16] Jörg van Essen, “FDP-Fraktion offen für mehr Transparenz – Ziel sollte fraktionsübergreifende Lösung sein”, 16 de octubre de 2012. Las declaraciones de van Essen son una muestra del cinismo del poder del que ha hablado Jakob Augstein, pues en Bruselas, por ejemplo, frente «a los 482 lobbystas empresariales, que representan casi el 60% de los expertos, sólo hay 11 representantes sindicales (1,3%).» Rafael Poch, “El poder de los agentes de influencia aumenta en la política alemana y europea”, La Vanguardia, 12 de noviembre de 2012. [17] “Aufregung um mögliche Lockerung von Regeln für Rüstungsexporte”, Spiegel online, 15 de julio de 2012. [18] “Leopard-Panzer für Katar ‘nur zum defensiven Gebrauch’ – FDP-Abgeordneter nennt Kritik an Rüstungsexport”, deutschlandradio, 31 de julio de 2012. [19] Arnold Schölzer, “Entwaffnet Merkel!”, junge Welt, 24 de octubre de 2010. [20] Peter Blechschmidt, “Nato-Operation an türkisch-syrischer Grenze: Bundeswehr soll in die Türkei”, Süddeutsche Zeitung, 17 de noviembre de 2012. [21] Sabiner Kebir, op. cit. [22] André Scheer, “Deutscher Drohnenkrieg”, junge Welt, 7 de julio de 2012. [23] “Prekarier in Uniform”, Deutschlandradio, 13 de enero de 2011. [24] “Hohe Selbstmordrate bei Auslandseinsätzen der Bundeswehr”, Spiegel online, 4 de septiembre de 2011. [25] Philipp Wurm, “Mit Sicherheit ein gutes Geschäft”, Der Freitag, 15 de noviembre de 2012. [26] Christian Rath, “Soldaten sind keine Ersatzpolizisten”, der Freitag, 23 de agosto de 2012. [27] Claudia Haydt, “Schlachtfeld Innenstadt”, junge Welt, 4 de septiembre de 2012; “Ausbau des Gefechtsübungszentrums dient auch Indlandseinsätzen”, Bundeswehr-Monitoring, 6 de septiembre de 2012. [28] Oliver Trenkamp, “Studenten gegen Militärforschung”, Spiegel online, 2 de agosto de 2012; Ann-Kathrin Nezik, “Unis und Moral: Pikante Projekte: Sollen Hochschulen Rüstungsroschung betreiben dürfen?”, Der Tagesspiegel, 14 de noviembre de 2012. [29] Bernd Kramer, “Gegen Hilfslehrer in Uniform”, Tageszeitung, 24 de septiembre de 2012. [30] “Bloß nicht anlehnen! Linda, Alexander, Eric und Paul waren für zwei Wochen Praktikanten bei der Armee”, Märkische Allgemeine, 6 de noviembre de 2012. [31] Bernd Kramer, “Bundeswehr an Schulen: Waffengleichheit mi Klassenzimmer”, tageszeitung, 13 de octubre de 2012. [32] Ret Marut / B. Traven, “En el estado más libre del mundo” en En el estado más libre del mundo (Barcelona, Alikornio, 2000), p. 92.
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