Par Gruppe Arbeiterpolitik
Depuis la mi-janvier, d’innombrables manifestations contre l’AfD (Alternative für Deutschland) ont lieu en Allemagne avec une énorme participation. Ces manifestations ont été déclenchées par un reportage du site d’investigation CORRECTIV [c’est à la fois une ONG, une structure d’investigation, un média et une maison d’édition]. Des membres et élu·e·s de l’AfD, des néonazis et des entrepreneurs aux moyens financiers importants se sont réunis en novembre 2023 dans un hôtel près de Potsdam [Land de Brandebourg]. Ils ont discuté des possibilités de déportation [«remigration»] de millions de personnes hors d’Allemagne. CORRECTIV était également présent dans l’hôtel et a documenté la réunion. Le reportage complet peut être consulté sur ce lien.
Ce reportage a bouleversé et ému de nombreuses personnes. Mais il n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Les résultats en hausse constante de l’AfD dans les sondages, l’élection de candidats de l’AfD à la mairie et au conseil régional et les succès électoraux en Bavière [1] et en Hesse [2] faisaient déjà peur à de nombreuses personnes. Les employeurs aussi se montraient inquiets depuis longtemps. «Les bons résultats de l’AfD dans les sondages m’ébranlent en tant que personne et aussi en tant qu’entrepreneur», a déclaré (Tagesspiegel, 26.7.2023) Rainer Dulger: président depuis novembre 2020 de l’organisation patronale Bundesvereinigung der Deutschen Arbeitgeberverbände, précédemment président de Gesamtmetall, organisation faîtière de l’industrie de la métallurgie, des machines, etc. Rainer Dulger craint avant tout les critiques de l’AfD à l’égard de l’UE et le rejet strict de l’immigration, avec les répercussions qui en découleraient sur la situation économique.
Au début, ce sont de petits groupes qui appelaient à ces manifestations contre l’AfD. Comme ils n’avaient généralement rien à redire sur le contenu de ces appels, le SPD et les Verts ont également appelé à y participer. Dans de nombreux autres endroits, les manifestations ont ensuite été organisées par le SPD, les Verts ou leurs cercles proches. La Chambre de commerce et d’industrie (IHK-Industrie- und Handelskammer) et la Confédération des syndicats (DGB-Deutscher Gewerkschaftsbund) étaient généralement aussi de la partie. L’affluence était massive indépendamment de qui a appelé à manifester. Dans plusieurs villes, l’accès au lieu de la manifestation a dû être fermé en raison de l’affluence. Dans les grandes villes comme Berlin [le 3 février, 150’000 personnes, selon la police, étaient présentes devant le Reichstag], Hambourg ou Cologne, plus de 100 000 personnes ont participé aux manifestations. Le fait que le gouvernement fédéral et la CDU/CSU élaborent leurs propres programmes pour faciliter l’expulsion des demandeurs d’asile ne les a pas empêchés de participer.
Par la suite, ce fut au tour de la CDU et de la CSU de se joindre à ces manifestations. Markus Söder [ministre-président CSU de Bavière], qui quelques semaines auparavant avait désigné les Verts comme son principal ennemi, a salué les manifestations comme «un bon signal» et Friedrich Merz [président de la CDU depuis janvier 2022] a également voulu y voir un «signe encourageant». Seul Hubert Aiwanger, président des Freie Wähler et ministre bavarois de l’Economie, ne veut pas abandonner si facilement les stéréotypes de l’ennemi qui ont fait leurs preuves. Il a écrit sur X: «Les manifestations contre la droite sont souvent infiltrées par des extrémistes de gauche. […] J’attends de tous les démocrates et du gouvernement fédéral qu’ils se distancient des extrémistes de gauche.» (Süddeutsche Zeitung-online, 19.1.2024)
La gauche en grande partie sans position propre
En effet, on voit dans les manifestations de nombreuses personnes qui se considèrent comme étant de gauche. Toutefois, elles ne défendent généralement pas des orientations que l’on pourrait qualifier de gauche. Elles se plaisent à nager dans le courant de «la démocratie capable de se défendre» [c’est-à-dire la démocratie telle que la Cour constitutionnelle fédérale la définit].
Or, il serait important de se poser la question de savoir quelles sont les causes de la montée de l’AfD. Il existe aujourd’hui de nombreuses études qui montrent un lien entre le vote en faveur de l’AfD et les mauvaises conditions de travail et de vie. Les conditions de travail précaires, les charges locatives et les prix de l’énergie en constante augmentation, les économies réalisées sur le revenu de citoyenneté [Bürgergeld, 563 euros mensuels pour une personne] et sur la sécurité sociale de base pour les enfants [revenu spécifique pour les enfants de familles précarisées] sont autant de mesures qui ont permis à l’AfD de remporter des succès électoraux. L’incroyable réarmement avec son budget a également pour conséquence des coupes dans le domaine social. Si l’on veut, en tant que personne de gauche, combattre efficacement l’AfD, il faut aborder ces thèmes. Et il n’est alors pas possible de défiler sans engager de débats. Ces manifestations n’ont pas pour but de provoquer des changements sociaux ou une autre politique. Elles laissent les choses en l’état sur ce plan. C’est pourtant cette situation socio-politique présente qui est à la base de la montée en puissance des partis de droite ou extrême droite, ici comme dans d’autres pays.
Se contenter simplement de participer à ces manifestations «Friede-Freude-Eierkuchen» [formule utilisée dès 1989 pour qualifier des manifestations à tonalité love-parade à la différence des manifestations politiques du début des années 1980] est certes agréable, mais n’aide que les actuels partis au pouvoir [SPD, Verts, FDP], qui peuvent espérer compenser, du moins en partie, la perte d’audience et de profil qu’ils ont subie ces derniers mois. La critique nécessaire de la politique sociale du gouvernement Ampel (feux tricolores) rend nécessaire de nager à contre-courant lors des manifestations et de ne pas éviter les conflits. Cette volonté ne se manifeste que dans un petit secteur de la gauche. Les différences fondamentales avec les partis bourgeois ne sont bien souvent plus décelables. C’est pourtant leur politique qui contribue à la montée de l’AfD.
Les syndicats: un partenariat social contre la droite?
Les syndicats participent également aux protestations sans aborder la politique du gouvernement. Alors qu’ils n’attaquent, au mieux, que verbalement la politique d’austérité du gouvernement de coalition, ils peuvent se montrer combatifs contre l’AfD. Cela ne fait de mal ni au gouvernement ni à la classe dirigeante. Dans une déclaration commune, le DGB et l’organisation patronale soulignent l’importance du partenariat social pour «le développement d’un modèle de société et d’économie qui permette un équilibre social équitable».
Or, c’est ce partenariat social qui contribue à ne pas combattre systématiquement les attaques du patronat contre les conditions de vie et de travail. Au lieu de cela, on participe à façonner la manière dont les intérêts du capital peuvent être imposés de façon un peu plus socialement acceptable. Toutes celles et ceux qui restent sur le carreau ne peuvent pas reconnaître dans les syndicats la force qui leur permettrait de faire valoir leurs droits. C’est sur ce terreau de déçus et désécurisés que l’AfD peut prospérer.
Conséquences pour l’AfD
L’AfD critique bien sûr les manifestations. L’AfD reproche aux chaînes TV publiques de montrer des images qui représentant de manière amplifiée les manifestant·e·s. Mais en fin de compte, ces actions ne devraient guère nuire à l’AfD. Elles n’interpellent pas les sympathisant·e·s de l’AfD. Ils et elles ont rompu avec les partis traditionnels et ne sont pas réceptifs à leurs arguments. La situation sociale des laissés-pour-compte et des personnes menacées d’exclusion n’a pas changé et les rapports de force sociaux restent ce qu’ils sont. Les causes du succès de l’AfD n’ont donc pas disparu.
Si l’on veut sérieusement contribuer à affaiblir l’influence de l’AfD, il faut essayer de s’adresser à ses sympathisant·e·s. Et ce n’est pas en restant entre eux et en se tapant sur l’épaule que les adversaires de l’AfD y parviendront. L’AfD rend l’immigration et la protection du climat responsables de presque tous les problèmes. Il est donc important de donner d’autres réponses aux problèmes existentiels qui touchent de nombreuses personnes. Les retraites, les loyers, les impôts municipaux, le niveau du salaire minimum, le Klimageld [l’argent pour le climat: les recettes issues de la tarification du CO2 sont versées dans une cagnotte publique; se pose le problème de la redistribution et sur quels critères], etc. sont autant de thèmes qui permettent d’interpeller les sympathisants de l’AfD. En prenant des initiatives et en menant des actions sur ces thèmes, on peut espérer toucher une partie de la base de l’AfD et l’impliquer dans des activités. Les réponses racistes suscitées par une précarisation pourraient alors être repoussées et faire obstacle à la construction d’une opposition entre Allemands et ceux et celles qualifiés de non-Allemands. La césure/opposition entre les détenteurs du pouvoir, «ceux d’en haut», et «ceux d’en bas» serait expliquée et pourrait nourrir une réorientation politique.
Conséquences pour la CDU
La CDU et la CSU ont pris le train en marche relativement tard. Depuis la campagne électorale pour les élections régionales en Hesse et en Bavière, ils ont eux-mêmes largement contribué au développement de la droite dure et ont pu bousculer les partis gouvernementaux. Si ces derniers voient maintenant – à l’occasion de ces mobilisations – l’opportunité de remettre le pied à l’étrier, la situation est ambivalente pour la CDU/CSU. Si ces partis refusent de participer aux manifestations, ils risquent de s’aliéner la partie plutôt libérale de leur base et de subir des pertes, notamment dans les grandes villes. Mais en cas de participation, ils doivent s’attendre à perdre des voix au profit de l’AfD. Si ce type de mouvement devait se prolonger, les conflits au sein de la CDU s’intensifieraient et la ligne conservatrice de droite de Friedrich Merz pourrait être davantage remise en question. (Article publié le 31 janvier 2024 sur le site Arbeiterpolitik; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Lors des élections dans le Land de Bavière, début octobre 2023, l’AfD arrive en 3e position avec 14,6% des voix; derrière la CSU (Christlich-Soziale Union in Bayern) à 37% et Freien Wähler (parti créé en 2009 et positionnant à droite) avec 15,8%. Le Verts ont obtenu 14,4% des suffrages et le SPD 8,4%. (Réd.)
[2] En octobre 2023, dans le Land de Hesse, l’Afd obtient 18,4% des voix (une hausse de 5,3% par rapport à 2018). La CDU a obtenu 34,6%, une hausse de 7,6%. Le SPD, 15,1%, une perte de 4,7%. Les Verts, 14,8%, une perte de 5%. Die Linke, 3,1%, une perte de 3,2%. (Réd.)
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