Par Raphael Thelen
Le néonazi passe à l’attaque. Il jette son bras au-dessus de sa tête, crie et fait des signes de la main en direction du défilé de manifestants, essayant de convaincre ses camarades de le suivre. Puis, accompagné de 10 ou 12 autres, il prend d’assaut les escaliers d’une terrasse située devant le Stadthalle, un centre culturel au cœur de la ville de Chemnitz [ville d’environ 250’000 habitants située à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Dresde, dans l’ex-RDA – Allemagne de l’Est]. Sur la terrasse se trouvent des caméramans, des passants et des contre-manifestants – ils ne voient pas les attaquants arriver. Le néonazi attrape un jeune homme par-derrière, le projette contre le soldat avant de le frapper. A maintes reprises.
Ce n’est qu’à ce moment que quatre policiers se pointent et repoussent les néonazis. Les agents sont clairement débordés, de même que l’ensemble des forces de police l’ont été tout au long des manifestations de lundi soir – lesquelles se sont transformées en émeute.
Une émeute nourrie par la haine xénophobe
Chemnitz est la troisième ville du Land de Saxe. Environ mille personnes s’étaient initialement rassemblées lundi soir (27 août 2018) pour protester contre la violence d’extrême-droite qui a frappé la ville dimanche soir [1].
Par la suite, plusieurs milliers de participants d’un rassemblement de droite extrême se sont rassemblés devant le célèbre monument de la ville dédié à Karl Marx. Une rue séparait les deux camps ainsi qu’une poignée d’agents de police. L’atmosphère était tendue et est devenue violente à la nuit tombée. Des feux d’artifice ont été tirés et les deux groupes ont commencé à lancer des projectiles les uns contre les autres. Il y a eu plusieurs blessés.
La police déclarera par la suite qu’elle avait sous-estimé le nombre de personnes qui participeraient aux deux manifestations. Qu’elle a été prise par surprise.
Toutefois, au regard des événements qui se sont déroulés dans la ville le jour précédent, cela semble improbable. Tôt dimanche matin, Daniel H., âgé de 35 ans, a été poignardé à mort lors d’un festival qui se tenait au centre de Chemnitz. Immédiatement, des rumeurs ont commencé à se répandre sur les sites de droite extrême et les réseaux sociaux voulant que les responsables étaient des migrants. La cible de leur colère s’est rapidement dirigée contre les réfugiés.
«Complètement débordé»
Rapidement, une foule d’extrême droite s’est rassemblée et a commencé à pourchasser les gens dans les rues. Selon des reportages, la police a tenté tout d’abord de réprimer les troubles en envoyant deux petites unités, qui ont été à certains moments complètement débordées.
Lundi après-midi, la cheffe de la police, Sonja Penzel, a promis que cela ne se reproduirait pas. Cela n’a pas été le cas. Lundi soir, la police s’est à nouveau trouvée face à des manifestants d’extrême-droite, en plus grand nombre. Marcel, un artisan de 31 ans aux épaules larges, faisait partie de ce groupe. Il affirme n’être pas le genre de gars qui perdent leur sang-froid. Mais, récemment, alors qu’il sortait avec sa petite amie d’un club du centre de Chemnitz, deux hommes se sont approchés venant de derrière – des hommes qui «ne parlaient pas un allemand sans accent».
Marcel prétend que les deux hommes ont commencé par insulter sa petite amie et à lui cracher dessus. Il a répliqué en frappant l’un d’eux d’un coup de poing au visage. Lorsque la police est arrivée, elle n’a pas arrêté Marcel mais l’homme au visage ensanglanté, qui a été retenu en détention préventive. Marcel affirme ne pas avoir été surpris. «J’ai deux amis qui sont policiers. La police sait ici comment traiter ce genre de situation.»
Quelques mètres plus loin, deux manifestants implorent la police: «laissez-nous aller vers les gauchistes! Ils le veulent aussi!» Son compagnon ajoute: «Ouais, renvoyez les femmes à la maison et là, mano a mano.»
C’est ce qui se passera plus tard.
Silvia Faschner (nom modifié par la rédaction) se tient sur le côté. Cette travailleuse des pompes funèbres de 64 ans est venue avec son fils, qui travaille dans les soins aux personnes âgées. Elle pointe du doigt l’autre côté de la rue, où un groupe s’est rassemblé pour protester contre les extrémistes de droite à Chemnitz. Et où une poignée de jeunes hommes venant de Syrie se sont assemblés, sous un arbre.
Faschner pointe du doigt les Syriens et ajoute: «Je ne veux pas qu’autant d’étrangers viennent. Lorsque je les regarde, je me demande pourquoi mes impôts sont utilisés pour eux. Ils veulent juste devenir footballeur professionnel ou changeur, mais s’ils doivent travailler un peu durement, ils se plaignent qu’ils ont mal au dos!»
Elle ne connaît pas les chiffres exacts. Mais d’après les statistiques reproduites par le journal local de Chemnitz, le Freie Presse, les étrangers représentent, début 2018, seulement 7,6% de la population de la ville alors que les réfugiés constituent à peine 2,41%. Le journal citait des statistiques rassemblées par la mairie de Chemnitz.
Et oui, Faschner affirme comprendre pourquoi ils ont quitté leur pays, avant d’ajouter qu’il y a 2 millions d’enfants en Allemagne qui vivent sous la ligne de pauvreté. «Pourquoi», demande-t-elle, «personne ne fait rien pour eux?» Les inégalités sociales la rendent furieuse – furieuse contre un gouvernement fédéral qui, déclare-t-elle, ne fait rien. Elle prévoit de prendre sa retraite l’année prochaine, mais sa pension sera faible, ajoute-t-elle. Son fils ne gagne pas beaucoup non plus.
Si vous lui demandez pourquoi elle rend les réfugiés responsables de cette situation plutôt que, par exemple, une répartition inégalitaire des revenus, elle répond: «Parce qu’il faut être contre quelqu’un; et avec eux, c’est simple». Elle insiste toutefois sur le fait qu’elle n’est pas nazie. Les nazis, dit-elle, sont ceux qui utilisent la violence contre les autres.
Les violences débutent peu avant 20 heures. Plusieurs centaines de radicaux d’extrême-droite franchissent subitement la ligne de policiers en tenue antiémeute en scandant: «Libre! Social! Et national!» Une fusée s’envole en direction des contre-manifestants, où elle explose. Le groupe d’extrême-droite commence à lancer des bouteilles en verre contre la foule. Un signal lumineux retombe et plusieurs policiers se précipitent pour sortir des lieux. C’est un moment où ils ne sont pas même sûrs de pouvoir garantir leur propre sécurité. Avec beaucoup de difficultés, la police parvient toutefois à repousser la foule et de justesse à empêcher un affrontement plus important.
«Epanouis-toi, patrie allemande!»
Les gens d’extrême-droite commencent à se bouger, défilant à travers la ville en scandant: «L’Allemagne aux Allemands! Les étrangers dehors!» Certains tendent le bras, faisant le salut hitlérien, qui est illégal en Allemagne. Ils sont flanqués uniquement par quelques petits groupes de policiers. «On nous rapporte qu’une énorme quantité de pavés sont retirés», sont avertis les policiers par radio. Un autre agent répond à un ordre qu’ils viennent de recevoir: «Vu le nombre que nous sommes, c’est pas très malin, mais l’ordre vient des commandants». Eu égard à la situation, les deux canons à eau stationnés à proximité ne sont pas très utiles.
Au point de départ de la manifestation, des petits groupes d’extrémistes de droite continuent à défiler. Sous le couvert de l’obscurité grandissante, ils se répandent à travers la ville, disparaissant dans les rues et les parcs. Ils harcèlent verbalement les journalistes, poursuivent les contre-manifestants et attaquent un projet de logement initié par la gauche. Au moins deux personnes sont blessées.
Au même moment, la dernière phrase d’une chanson peut être entendue alors que le rassemblement approche de sa fin: «Épanouis-toi, patrie allemande!»
Plus tard, la police de Chemnitz émettra un communiqué affirmant que leur opération n’était pas «sans désordre». Il n’y avait pas assez de policiers en service. (Article publié en anglais, le 28 août, sur le site du magazine Der Spiegel; traduction A L’Encontre, titre de la rédaction A l’Encontre)
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[1] • Le quotidien Libération du 28 août écrivait: «Des saluts hitlériens, des scansions racistes, des violences et une police débordée face à environ 6000 manifestants d’extrême droite. «Quiconque pense que la démocratie n’est pas en danger devrait regarder des vidéos de Chemnitz.» Cet éditorial du quotidien souabe Schwäbische Zeitung résume le sentiment général en Allemagne. Sidéré, le pays a vu cette ville de Saxe s’embraser deux soirs consécutifs, dimanche et lundi, après la mort d’un homme dans la nuit de samedi à dimanche, qui a suivi une «altercation». Deux suspects, un Syrien et un Irakien, ont été arrêtés. Dimanche soir, à la suite de ce fait divers, un agglomérat de militants de l’AfD (extrême droite), du mouvement islamophobe Pegida et de hooligans du club de football ultra Kaotic Chemnitz ont défilé dans la rue sur l’air de «Nous sommes le peuple» ou «Les étrangers dehors». Ce premier soir, ils étaient environ 800. Sur des vidéos, on voit des skinheads qui pourchassent dans la rue des personnes ayant l’air «étranger» ; c’est-à-dire non blanches. Lundi soir, le nombre de «manifestants» a grossi : au moins 6 000 personnes, selon le dernier bilan de la police, ont défilé dans la rue, face à un millier de contre-manifestants. Des individus ont été vus en train de faire le salut hitlérien, interdit en Allemagne: dix procédures préliminaires ont été engagées. Toujours selon la police, on dénombre 20 blessés, dont deux policiers. Les forces de l’ordre ont reconnu dans la soirée avoir cruellement manqué d’effectifs. Ils étaient 591.»
• Le Berliner Morgenpost du 28 août souligne que le gouvernement de Saxe – toujours de la CDU – a toujours minimisé les diverses actions visant les immigré·e·s. depuis longtemps. Et de continuer. «A ce jour, le gouvernement de Dresde n’a toujours pas de stratégie en matière de droits. Il ne faudra peut-être pas longtemps avant que cela prenne de l’importance: l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) était déjà sur un pied d’égalité lors des élections au Bundestag; elle pourrait laisser la CDU derrière elle lors des élections locales et d’Etat en 2019. Un membre de l’AfD du Bundestag a tweeté à Chemnitz qu’il était “un devoir civique d’arrêter la migration mortelle des couteaux”. Il est perfide de mettre dans une seule expression couteaux et migrants». (Réd. A l’Encontre; nous reviendrons sur la signification du renforcement d’une force politique et sociale telle que l’AfD, avec ses homologues en Europe)
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