Albanie-Union européenne-Suisse. Histoire d’une double frontière pour les migrants. Trente ans de chantage à l’adhésion à l’UE

Lezhe, centre fermé de «gestion des réfugiés» mis en place en Albanie dans le cadre d’un accord entre l’Italie et l’Albanie. (Abolish Frontex)

Par Claire Rodier (Gisti)

[Tiré de Plein droit n° 146] Entre le 2 et le 9 juillet 1991, quelque 5 000 personnes ont forcé les cordons de police positionnés devant plusieurs ambassades occidentales à Tirana (Albanie) pour en interdire l’accès. Parvenues à y pénétrer, elles y ont demandé protection et réclamé des visas en vue de quitter le pays. Depuis plusieurs mois, le régime autoritaire qui avait succédé à cinquante ans d’isolationnisme sous la houlette du dictateur Enver Hoxha, après la mort de celui-ci en 1985, peinait à contenir une contestation de plus en plus virulente, exacerbée par la chute du mur de Berlin en 1989. Malgré les promesses du gouvernement d’engager des réformes, la pression de la rue n’avait cessé d’augmenter, en même temps que croissait l’aspiration d’une grande partie de la population albanaise à émigrer, ce qui était jusqu’alors impossible. Déjà, pendant l’été 1990, une première vague de quelques milliers de départs avait annoncé l’épisode plus massif survenu au début du mois de mars 1991 lorsque près de 30 000 personnes ont passé outre l’interdiction de quitter le pays en rejoignant l’Italie par la mer. L’article d’Antonio Perotti, paru une première fois dans Plein Droit à l’époque de cet exode, évoque les conditions chaotiques de sa gestion par les autorités italiennes [1].

En réaction à la sévère répression à laquelle les événements de juillet 1991 ont donné lieu, les douze États membres de ce qui était alors la Communauté européenne, réunis en urgence, ont publié une déclaration commune exigeant que les personnes qui cherchaient refuge dans les ambassades soient épargnées et que leurs familles ne soient pas inquiétées. Sous la pression internationale, les autorités albanaises, après avoir, dans un premier temps, installé des barrages policiers pour interdire l’accès au quartier des ambassades, ont accepté de délivrer des passeports et des autorisations de sortie à leurs ressortissant·es, pour permettre aux pays concernés d’organiser leur évacuation. À partir du 12 août, plusieurs milliers ont été transféré·es en Italie, en Allemagne et en Grèce. De son côté, la France a affrété un navire à destination de Marseille, d’où les 540 personnes exfiltrées furent réparties dans plusieurs centres d’accueil pour demandeurs d’asile de l’hexagone. Aussitôt après, l’Allemagne a annoncé la fermeture provisoire de son ambassade à Tirana afin d’éviter de nouveaux afflux de réfugié·es et invité ses partenaires italien et français à faire de même [2].

Des gages pour l’adhésion à l’UE

La « crise des ambassades » de l’été 1991 est marquante à plusieurs égards. Si elle a permis le départ – autorisé cette fois-ci – de plusieurs milliers d’Albanais·es, elle s’inscrit aussi dans un tournant historique : celui qui a conduit l’Albanie, considérée en 1991 comme le pays le plus pauvre, le plus sous-développé et le plus fermé du continent européen, à se rapprocher progressivement du monde occidental et notamment de l’Union européenne, après la chute du régime autoritaire qui a scellé la sortie de son isolement diplomatique. Elle est devenue, sinon « le [pays le] plus européo-optimiste en Europe », comme le proclame son Premier ministre en 2025 [3], du moins celui des Balkans qui est le plus ouvert à l’Ouest : après la signature d’un accord d’association avec l’UE en 2006, elle a rejoint l’Otan en 2009. La perspective espérée d’une adhésion à l’UE – l’Albanie a obtenu officiellement le statut de candidate en 2014, les négociations étant ouvertes depuis 2022 – suppose que le pays donne des gages d’intégration à ses voisins.

Dès 1992, le pays s’est employé à organiser la transition de son économie par une politique de rigueur monétaire et un programme de libéralisation et de privatisation. Mais compte tenu du poids de la corruption dans la vie publique et celle des affaires, de la persistance de discriminations envers les minorités ethniques, de la faiblesse de son appareil judiciaire, comme de son retard dans le domaine environnemental, l’Albanie est considérée comme éloignée des standards européens. Face à ces obstacles, les leviers de sa crédibilité reposent avant tout sur son allégeance euro-atlantiste et sa collaboration étroite à la politique migratoire de l’UE, tant pour contrôler sa propre émigration que pour empêcher les exilé·es qui transitent par son territoire de poursuivre leur route vers l’Europe de l’Ouest.

L’émigration albanaise est loin de s’être tarie après la chute de la dictature. Les causes en sont multiples. Si, au tout début des années 1990, elle était due à la volonté de fuir le régime «communiste», c’est la conjonction de raisons socio-économiques et de l’insécurité politique qui a poussé les Albanais·es à quitter le pays par la suite. Fin décembre 1991, seule l’aide alimentaire extérieure, essentiellement italienne, d’environ un million de dollars par jour, permettait à la population de survivre. Le nombre de personnes ayant quitté le pays depuis juillet 1990 [4] était estimé alors à plus de 200 000 sur un total d’environ 3,2 millions d’habitant·es (recensement de 1989). La politique de privatisation généralisée initiée en 1992, dont a su tirer profit une oligarchie corrompue et prédatrice, n’a fait qu’aggraver un contexte social déjà fragile. En provoquant des licenciements de masse, elle a incité celles et ceux qui le pouvaient à tenter leur chance à l’étranger. Cinq années plus tard, en 1997, le scandale des « pyramides financières » est venu aggraver la situation. De nombreuses sociétés d’épargne, qui fonctionnaient sur le modèle de la pyramide de Ponzi – un système financier frauduleux à présent bien connu –, ont fait faillite et entraîné la ruine d’une grande partie de la population albanaise, ce qui a provoqué une seconde vague d’émigration. Le gouvernement étant incapable de réagir, le pays a plongé dans le chaos, avec des émeutes et des scènes de pillage dont les forces de l’ordre ont rapidement perdu le contrôle, ce qui a favorisé, dans les régions du sud, l’émergence de groupes criminels puissants [5]. Selon les estimations, ces émeutes ont provoqué la mort de 2 000 personnes et l’exode de plusieurs centaines de milliers d’autres, principalement vers la Grèce et l’Italie.

Bien que le pays n’ait plus connu de crises aussi graves depuis le début du siècle, l’émigration y reste une constante : l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime que 20% des Albanais·es ont quitté le pays entre 1989 et 2001, pour se rendre principalement en Italie et en Grèce. Les données du recensement de 2023 indiquent que l’Albanie a enregistré une chute de sa population de 14% durant les douze années précédentes et d’un quart depuis la fin de la dictature [6]. Comme c’est très souvent le cas, il est difficile de distinguer les facteurs « économiques » des raisons « politiques » de cet exode, les deux étant étroitement entremêlés : l’incapacité des autorités à réprimer le crime organisé, l’omniprésence de la corruption, profondément ancrée dans toutes les sphères de la vie publique ou privée, la persistance du Kanun – un code coutumier qui s’exerce en parallèle au cadre juridique officiel, dont certaines règles peuvent entraîner des conséquences dramatiques sur les droits des femmes [7] et conduire au bannissement de familles entières –, ainsi que les discriminations subies par les populations Roms, ont amené près de 200 000 Albanais·es à demander l’asile dans un État membre de l’UE entre 2010 et 2019 [8]. En France, le niveau de la demande d’asile albanaise la plaçait encore en tête dans les statistiques de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) en 2017, avec 12 000 demandes [9]. Elle a progressivement diminué par la suite : en 2022, elle était passée en septième position ; en 2024, l’Albanie ne figurait plus dans la liste des dix premiers pays d’origine des demandeurs d’asile établie par l’Ofpra dans son rapport annuel.

Empêcher l’émigration albanaise…

Soucieuse d’endiguer cette hémorragie migratoire, l’UE n’a pas lésiné sur les moyens de dissuasion. Pour freiner les départs, le projet « Arise all », coordonné par l’OIM et financé par le Fonds asile, migration et intégration (Fami) de l’UE, ainsi que quelques États membres, organise depuis 2021 des campagnes de communication et d’information destinées à « contribuer à influencer le changement de comportement des groupes à fort potentiel de migration irrégulière [10] ». S’appuyant sur la carotte de l’adhésion, l’UE s’assure aussi de la coopération du gouvernement albanais à cette entreprise de dissuasion. Si les ressortissant·es albanais·es sont exempté·es de visa pour se rendre dans l’UE depuis 2010, ce droit à circuler (auquel la France était opposée) reste sous surveillance : comme c’est le cas pour les autres pays de la région des Balkans, il peut être suspendu par la Commission européenne s’il est constaté que les autorités ne jouent pas le jeu dans le contrôle des éventuels abus du régime d’exemption.

Dès 2005, l’Albanie a été le premier pays des Balkans à signer un accord de réadmission avec l’UE, par lequel elle s’engage à reprendre non seulement ses ressortissant·es en situation irrégulière sur le territoire européen, mais aussi les personnes originaires de pays tiers qui ont franchi irrégulièrement les frontières de l’UE après être passées par l’Albanie. [Le gouvernement suisse a passé un accord de réadmission avec le gouvernement de la République d’Albanie en février 2000. Cet avant-gardisme s’est effectué sous la houlette de la démocrate-chrétienne Ruth Metzler-Arnold: par la suite elle fut admise aux relations investisseurs à Novartis, puis dès 2010 au conseil d’administration d’AXA Assurances, à la présidence de la Fondation pour la Garde suisse pontificale et obtint une position sur le podium de Swiss Olympic.]

L’Albanie est aussi le pays vers lequel les États européens expulsent le plus grand nombre de personnes étrangères, souvent par le biais de l’agence Frontex [11] et grâce à l’empressement des autorités albanaises, dont la délégation de l’UE en Albanie se félicite qu’elles soient « très ouvertes à la collaboration avec l’ensemble des agences de l’UE que ce soit Frontex ou d’autres [12] ». Une fois de retour en Albanie, la plupart des personnes expulsées auront beaucoup de mal à en sortir : non seulement parce qu’elles sont interdites de retour dans l’UE en vertu du droit européen, mais aussi, comme le montre l’article de Pascaline Chappart et Anna Sibley [13], parce qu’elles peuvent être empêchées de quitter leur pays par leurs propres autorités, à la grande satisfaction des partenaires européens.

… et celle des autres

Cet empressement à satisfaire les Européens se manifeste aussi dans l’alignement de l’Albanie sur la politique menée par l’UE en matière de gestion de ses frontières extérieures. Bien que le contrôle des frontières et des migrations de transit ne soit pas une priorité pour les autorités, plus préoccupées par les problèmes économiques et sociaux auxquels elles ont à faire face, et par l’émigration de leur propre population, le pays se plie à toutes les exigences du voisin européen pour entraver la « route des Balkans » empruntée par de nombreuses et nombreux exilés en quête d’Europe. Contrainte, en vertu de l’accord de réadmission qui la lie à l’UE, de « reprendre » celles et ceux d’entre eux qui sont passés sur son sol avant d’être interpellés dans un État membre, l’Albanie pratique la dissuasion en concluant à son tour des accords du même type avec ses voisins, comme le Montenegro, pour pouvoir y renvoyer les migrant·es. Comme le détaillent Sophie-Anne Bisiaux et Lorenz Naegeli dans ce dossier, cette dissuasion s’exerce aussi par le verrouillage de ses frontières, dont des fonds européens sont mis à profit pour renforcer la surveillance, physique comme virtuelle. Cette dernière se traduit notamment par le développement de systèmes d’information inspirés des normes Eurodac pour être « interopérables » avec les systèmes européens, afin d’assurer le « traçage » des exilé·es qui traversent les Balkans [14].

C’est aussi l’argent de l’Europe qui a permis la construction de camps de tri et d’enfermement où sont retenues les personnes étrangères qui ont tenté de transiter par l’Albanie, dans des conditions dénoncées, comme le rapporte La Cimade, par le Mécanisme national de prévention de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants – ombudsman albanais –, seule autorité ayant accès à ces centres [15]. Les exilé·es ayant besoin d’une protection internationale (selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, c’est le cas de plus de 80% de celles et ceux qui se trouvaient en Albanie en 2022) n’ont que peu de chances d’y obtenir l’asile. Dans le cadre du mécanisme de pré-adhésion à l’UE, une réforme de la loi sur l’asile a bien été adoptée en 2021 pour se conformer à l’acquis communautaire ; mais les pratiques relevées par les observateurs aux frontières, ainsi que le faible nombre de demandes d’asile enregistrées, montrent que l’Albanie n’est guère encline à accueillir les réfugié·es dont l’UE veut se défausser sur elle [16].

Mobilisation à Tirana contre les centres fermés et l’externalisation des frontières européennes, 31 octobre-2 novembre 2025. (Abolish Frontex)

Dans la stratégie d’externalisation par l’UE de sa politique d’immigration et d’asile, la région des Balkans est une des cibles prioritaires. En son sein, l’Albanie y occupait déjà, sans conteste, la place de meilleure élève, une place facilitée par ses liens historiques avec le voisin italien. Filippo Furri nous rappelle dans le dossier de Plein droit n° 146 l’évolution et les enjeux de cette proximité [17], qui a conduit le pays à accepter, en 2023, d’installer sur son sol des centres d’expulsion délocalisés, sous contrôle italien, pour y enfermer les exilé·es intercepté·es en mer par les autorités italiennes. Une « première » à laquelle trois articles de ce dossier sont consacrés : celui de Giorgia Jana Pintus et Francesco Ferri retrace la mobilisation des associations italiennes pour dénoncer l’accord italo-albanais [18]. Jusqu’à présent, celui-ci n’a pu s’appliquer du fait de la censure de la justice italienne (voir l’interview de la magistrate Silvia Albano qui en détaille les contradictions avec le droit national et européen, et le respect des droits fondamentaux [19]). Mais il est à craindre que cet accord ne préfigure la mise en place des futurs « hubs de retour » délocalisés par l’UE dans des pays tiers « sûrs », dont la Commission européenne a jeté les bases en mars 2025 dans une proposition de règlement sur le « retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier [20] ». Si l’Albanie a encore un long chemin à parcourir avant d’intégrer l’UE, elle a d’ores et déjà acquis le statut de pionnière de l’externalisation, prenant ainsi une part active à la « guerre aux migrant·es » menée par l’Europe [21]. (Article extrait du Plein droit n° 146)

________

[1] Voir p. 7.

[2] « Albanie : alors que le transfert des réfugiés se poursuit, la RFA, la France et l’Italie envisagent de fermer leur ambassade à Tirana », Le Monde, 14 juillet 1991.

[3] « L’Union européenne est la seule voie de l’Albanie “vers l’avenir”, affirme le Premier ministre du pays », France Info, 15 mai 2025.

[4] Conseil de l’Europe, Rapport sur l’exode de ressortissants albanais, Doc. 6555, 27 janvier 1992.

[5] « 1997, année maudite : ces pyramides qui ont mis l’Albanie au bord de la guerre civile », Courrier des Balkans, 6 novembre 2022.

[6] L’Albanie au grand défi d’adhérer en 2030, Fondation Jacques Delors, novembre 2024.

[7] Amnesty International, Albania – Violence against women in the family : « it’not her shame », March 2006.

[8] « EU hopeful Albania struggles with its own asylum seekers », Euractiv, 11 octobre 2021.

[9] La Cimade, « Cartographie de la demande d’asile en France en 2017 », 9 avril 2018.

[10] IOM Albania, « Launching of “Awareness Raising and Information for Safety and Empowerment for All – Albania/ARISE ALL” project », 29 mars 2021.

[11] Sur le rôle de cette Agence en Albanie, voir dans ce dossier p. 19.

[12] La Cimade, Albanie : enjeux migratoires dans les Balkans. Transit, émigration, retours forcés : des mobilités entravées, note d’analyse, 2022.

[13] Voir p. 15.

[14] Voir p. 11.

[15] La Cimade, op. cit.

[16] Ibid.

[17] Voir p. 25.

[18] Voir p. 29.

[19] Voir p. 52.

[20] Voir l’article de Jeanne Tesson dans ce numéro, p. 34.

[21] Voir la vidéo « Non à la guerre aux migrant·e·s » du réseau Migreurop, 2019.

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