Economie. «La crise qui vient et la montée du national-libéralisme»

Par Henri Vilno

Les principaux dirigeants politiques et économiques de la planète s’attendent et se préparent d’une façon ou d’une autre à un fort ralentissement de la croissance économique qui pourrait être couplé avec une crise financière.

Le thème de la «crise» est partout: dans la presse et dans une foule de textes d’analyse économique, mais souvent sans préciser de quoi il est question exactement. Parfois, il est fait référence à ce que divers économistes ont qualifié de «stagnation séculaire»: un état d’épuisement de la croissance avec des récessions périodiques dont une des versions met l’accent sur le fait que la «révolution numérique», malgré les apparences, n’engendre pas des gains de productivité importants [1]. Chez les marxistes, cette analyse se recoupe parfois avec la théorie des ondes longues du capitalisme développée par Ernest Mandel dont l’une des propositions essentielles est que l’histoire du capitalisme est marquée par une succession de longues périodes, aux caractéristiques spécifiques, qui fait alterner phases expansives et phases récessives [2]. Nous serions dans une telle phase récessive marquée par une croissance globalement faible et chaotique. A été également développée l’idée que la production capitaliste s’affronte désormais à des barrières qu’elle ne peut plus ou pas dépasser, tenant en particulier à la destruction des équilibres écosystémiques, notamment de la biosphère. Cette thèse importante a notamment été soutenue par François Chesnais [3].

Ces deux questions sont sérieuses et décisives, surtout pour la seconde, mais ce texte se concentre sur l’actualité immédiate: l’analyse de la crise «qui vient» au sens d’un net ralentissement de la croissance du PIB éventuellement accompagné d’une chute des marchés financiers. Ce type de crise qui revient périodiquement sous le capitalisme peut être plus ou moins grave.

 Où en est l’économie mondiale?

Schématiquement, pourraient se présenter 3 cas de figure:

  1. Un ralentissement de la croissance (éventuellement accompagné d’une chute des Bourses);
  2. Une crise financière et une récession ponctuelle (c’est-à-dire une croissance négative dans un nombre significatif de pays capitalistes;
  3. Une crise financière avec une récession profonde.

L’économie mondiale est d’ores et déjà dans la situation 1: tous les indicateurs marquent en effet une contraction de la croissance. La question est de savoir si de cette conjoncture peuvent éventuellement découler les cas de figure 2 et 3. On ne peut «comprendre chaque crise concrète que dans le rapport qu’elle entretient avec le développement de la société globale.» (Paul Mattick, Crises et théories des crises, 1974, cité par François Chesnais). Il est donc insuffisant, c’est du moins ce qui est défendu ici, de répéter des vérités dogmatiques sur le fait que les crises sont inévitables sous le capitalisme, ni de se contenter de scruter les variations du taux de profit (même s’il est indispensable de tenter de les appréhender). A fortiori, contrairement à ce que font jour après jour les médias, il ne s’agit pas de se focaliser sur la finance, ni d’attribuer le ralentissement de la croissance aux seules initiatives protectionnistes de Trump.

Trump n’est pas un éléphant qui dévasterait un magasin de porcelaine florissant. Des processus cumulatifs porteurs d’une croissance ralentie marquent le mouvement de l’économie mondiale. En juillet dernier, le FMI (Fonds monétaire international) a pour la quatrième fois en un an de nouveau révisé ses prévisions à la baisse. Le 19 septembre, l’OCDE (l’Organisation de coopération et de développement économiques, l’autre grand observatoire capitaliste mondial) est allé dans le même sens et table désormais sur une croissance mondiale de 2,9 % cette année et de 3 % l’année prochaine. C’est, pour citer le rapport, la croissance «la plus faible depuis la crise financière avec des risques qui continuent de monter».

  • La situation américaine est incertaine mais le pessimisme se renforce.
  • La zone Euro globalement est en panne voire au bord de la récession (c’est-à-dire du passage à une croissance négative). La production industrielle a baissé de 1,6 % en juin 2019 par rapport à juin 2018 et la tendance baissière perdure. L’Allemagne est particulièrement affectée avec un recul du PIB de 0,1 % au 2ème trimestre 2019. L’Italie aussi est en situation difficile. En France et en Espagne, la croissance faiblit mais reste positive.
  • En Chine aussi la croissance ralentit malgré les mesures répétées de soutien à l’économie.
  • Le Brésil reste dans le marasme et l’Argentine est en nette récession.
  • Seuls certains pays, en situation de rattrapage (comme l’Inde, le Vietnam…) conservent une croissance pour l’instant (et encore l’Inde voit-elle sa croissance ralentir) sans guère de nuages (autres que les inégalités et les dommages environnementaux). Le commerce international connaît aussi un net ralentissement: La croissance du volume des échanges devrait ainsi passer de 3,7 % en 2018 à 2,5 % en 2019.

La surproduction est patente dans la sidérurgie. ArcelorMittal estime entre 1 et 2 % le recul du marché européen de l’acier en 2019. L’industrie automobile demeure le secteur industriel le plus important du capitalisme mondial et ses évolutions sont significatives de la tendance générale [4]. Une baisse de l’ordre de 3 % de la production mondiale automobile est attendue pour 2019. Viendrait ensuite une période de léthargie ne permettant un retour à une production supérieure à celle de 2018 qu’en 2022. La Chine, premier marché au monde, tomberait à moins de 25 millions de véhicules en 2019, soit une baisse de 6 % par rapport à son pic de 2017. Les taux de profit des dernières années ne paraissent pas avoir retrouvé leur niveau de 2007.

La hausse du taux d’exploitation est aujourd’hui le principal instrument de lutte du capital pour sauvegarder les profits. Les salaires stagnent (sauf ceux des catégories supérieures et de branches particulières) dans les économies développées (y compris dans celles qui affichent des taux de chômage faibles comme l’Allemagne et les États-Unis. Les États jouent également leur rôle de «béquilles» du capital: aux États-Unis (et dans d’autres pays), les baisses des impôts sur les entreprises ont soutenu les profits (après impôts). Pour ce qui est des tout derniers trimestres, le taux de profit semble avoir baissé aux USA ce qui pèsera sur l’investissement qui, de toute façon, devrait subir les conséquences de l’incertitude du climat économique et géopolitique (conflit commercial Etats-Unis-Chine, Brexit…).

Les profits réalisés par les entreprises ont largement servi à des opérations de fusion, des rachats d’actions et des distributions de dividendes ou bien demeurent sur des placements liquides, tandis que l’investissement privé reste limité. L’investissement public est contraint par les politiques d’austérité. Le capitalisme est plus que jamais financiarisé. Les actifs financiers continuent en effet de croître une fois passé le choc de 2007-2009. Les cours des actions apparaissent déconnectés des performances réelles des entreprises. Actuellement les marchés financiers sont ballottés au gré des annonces américaines et des incertitudes internationales. Les taux d’intérêt sont aujourd’hui clairement orientés à la baisse, voire négatifs. Aujourd’hui, ces taux manifestent une apparente irrationalité: ils ont plongé et les taux à moyen-long terme ont tendance à être plus élevés que les taux pour les titres à court terme.

Retour sur 2008-2009

Pour comprendre cette situation, il faut revenir sur 2008-2009. Les banques centrales depuis dix ans ont déversé des liquidités gratuites ou quasiment gratuites vers les banques. En effet, une fois passé le creux de la crise, ce sont elles qui ont assuré le «pilotage» des économies. En fait, trois facteurs ont permis, en 2008-2009 et après, d’éviter l’effondrement du système bancaire et des économies des grands pays capitalistes:

  • Dans un premier temps, les États ont, soit engagé des dépenses (soutien aux banques, aux entreprises, quelques mesures sociales), soit n’ont pas compensé les pertes de recettes ou les dépenses accrues – voir allocations-chômage – par des prélèvements fiscaux supplémentaires. Il en résulta un accroissement de la dette publique.
  • Mais très vite, dans la plupart des pays capitalistes, ce fut le temps du rééquilibrage budgétaire: dans la zone Euro (dans le cadre des traités encore renforcés en 2012) tandis qu’aux États-Unis les républicains bloquaient toutes les initiatives budgétaires sous la présidence Obama.
  • Les banques centrales ont pris le relais en baissant les taux d’intérêt et en menant des politiques d’assouplissement quantitatif (Quantitative easing, ou QE) c’est-à-dire en achetant aux banques des titres de dette publique ou des obligations d’entreprise, Le QE vise à inciter les banques à faire plus facilement de nouveaux crédits pour relancer ainsi la production et l’emploi. Le QE accroît ainsi la quantité de monnaie en circulation ce qui a pour effet en théorie de relancer l’économie et d’éviter tout risque de déflation (baisse incontrôlée des prix).
  • Ces politiques ont permis d’éviter l’effondrement, c’est-à-dire une «purge» du système par de nombreuses faillites de banques et d’entreprises. Mais les économies capitalistes n’ont pas vraiment été sorties du bourbier et le «remède» a eu un coût en termes de création des conditions de bulles financières: les sommes déversées ont alimenté la spéculation boursière.
  • Enfin, un autre facteur a joué pour soutenir les économies des pays de l’OCDE: la Chine dont les importations ont fortement progressé et où les opérations de sous-traitance et d’investissement ont permis de soutenir les profits des firmes de l’OCDE. Entre 2007 et 2018, les importations chinoises ont doublé, soit une progression beaucoup plus rapide que le commerce mondial. Les exportations américaines vers la Chine ont augmenté de 86 % en dix ans et, durant la même période, leurs exportations vers le reste du monde n’ont augmenté que de 21 %.

Dans le même temps, le monde basculait: la Chine augmentait ses exportations et rattrapait (inégalement selon les secteurs) son retard technologique… Aujourd’hui, le ralentissement de l’économie chinoise affecte la conjoncture mondiale et plus spécifiquement certains pays: l’Allemagne parmi les pays de l’OCDE, les exportateurs de produits de base.

Un système financier à la merci de la situation économique

Depuis 2015, les banques centrales ont cherché timidement à restreindre les politiques menées depuis la crise (bas taux et assouplissement quantitatif) mais cela n’a pas duré car l’économie capitaliste est en quelque sorte droguée aux faibles taux d’intérêt et aux liquidités déversées par les banques centrales. En 2019, face au ralentissement économique, de nombreuses banques centrales à travers le monde ont abaissé leurs taux. La Fed l’a fait le 31 juillet et la BCE le 12 septembre. La reprise du QE est également annoncée. Le système financier est fragile. L’endettement des États et surtout des sociétés non-financières (les entreprises) est reparti à la hausse. L’encours mondial d’obligations émises par des sociétés non financières a atteint un niveau record proche de 13 000 milliards USD à la fin de 2018; cela représente le double de ce qu’il était avant la crise de 2008. Les obligations (titres d’emprunts) émises par les entreprises sont de qualité variable ce qui pourrait entraîner, en cas de retournement économique, une hausse des défauts de remboursement. On assiste depuis 2008 à une prolifération de ce que les organismes internationaux appellent «entreprises zombies» qui ne survivent qu’en s’endettant et en profitant des faibles taux d’intérêt: leur part serait de 6 % en moyenne dans les 14 principaux pays développés. Le principal élément de fragilité du système est donc sans doute aujourd’hui l’endettement des entreprises qui pourrait déchaîner une crise bancaire en cas de ralentissement économique prolongé. Enfin, ce que l’on appelle le «shadow banking», c’est-à-dire la finance non soumise à la réglementation bancaire (ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit forcément d’opérations illégales) a fortement progressé, notamment en Chine. Il représente, fin 2017, 14 % des actifs financiers mondiaux.

Une illustration supplémentaire de la fragilité du système financier a été donnée à la mi-septembre: en catastrophe, mardi 17 septembre 2019, la Réserve fédérale des États-Unis a injecté 53 milliards de dollars dans les banques car les taux d’intérêt sur le marché interbancaire (le marché sur lequel les banques se prêtent mutuellement de l’argent au jour le jour) étaient brusquement montés jusqu’à 10 % Elle a remis cela les jours suivants et ainsi déversé 300 milliards de dollars. Ce qui est le plus frappant, c’est que les responsables de la Fed s’interrogent sur les racines de cette poussée de fièvre. Ce type d’intervention fait penser au mois de septembre 2008 quand les grandes banques en pleine déconfiture ont arrêté de se prêter mutuellement de l’argent (ce qui a notamment provoqué la faillite de Lehman Brothers) et qu’elles ont dû appeler à l’aide les banques centrales [5]

Le capitalisme désarmé face à une nouvelle crise?

Donc, non seulement se profile un fort ralentissement des économies mais existent les éléments d’une crise financière. De nombreux économistes soutiennent que si un nouveau krach financier se produisait, les États auraient moins de moyens qu’en 2008 pour y faire face: les dettes publiques sont déjà élevées (ce qui interdirait de faire plonger les déficits budgétaires) et les taux des banques centrales ne pourraient plus baisser sauf marginalement [6]. Cette hypothèse d’impuissance des États est discutable: si une crise mettait gravement en péril la stabilité économique, on peut penser au contraire qu’États et banques centrales n’hésiteraient pas à s’affranchir de ces contraintes, quitte à déplaire aux plus libéraux et à mettre au point des solutions «hétérodoxes». D’ailleurs, le vent est aux interrogations et aux débats, même chez les économistes orthodoxes, universitaires et conseillers des organisations économiques internationales. Les idées fleurissent: ainsi, BlackRock (géant américain de la gestion d’actifs: 6800 milliards de dollars investis dans des entreprises [7]) a fait travailler d’anciens banquiers centraux renommés. Leur solution, rendue publique cet été, est que les banques centrales créent des fonds de soutien qui distribuent de l’argent aux entreprises et particuliers (par des prêts perpétuels à taux zéro) [8].

On assiste aussi à un retour d’idées jusqu’ici marginales avec, notamment, la «théorie monétaire moderne» qui professe la possibilité de s’affranchir de la contrainte de la dette sur les dépenses publiques avec notamment l’objectif de financer des dépenses écologiques et de créer des emplois (d’où sa vogue dans la gauche démocrate américaine) [9]. Ces idées sont un symptôme de la recherche de marges de manœuvre. Dans l’immédiat, on l’a vu, les banques centrales sont en éveil et ont renoué avec la baisse des taux et les rachats de titres. Quant à la Chine, elle a annoncé plusieurs mesures de soutien de l’économie depuis le début de l’année. Au niveau budgétaire, la donne a changé aux Etats-Unis avec Trump qui a baissé massivement les impôts des riches et des entreprises, d’où une hausse du déficit désormais acceptée par les Républicains. A été adopté en juillet dernier avec la bénédiction présidentielle un budget de consensus entre Républicains et Démocrates qui augmente les dépenses militaires et creuse encore davantage le déficit budgétaire et la dette abyssale des États-Unis. Trump maintient un cap parfaitement néolibéral sur les questions sociales et fiscales, mais sur d’autres terrains, il n’hésite pas à malmener ce qui a été l’orthodoxie économique depuis environ quatre décennies.

  • Il relativise les préoccupations d’équilibres budgétaires. Non seulement il a pesé pour que soit adopté un budget qui accroît le déficit mais, à la mi-août, son administration laisse entendre que de nouvelles baisses d’impôts et de cotisations sociales sont envisagées en cas de ralentissement économique.
  • Il méprise l’indépendance de la banque centrale et n’hésite pas à l’admonester publiquement pour l’inciter à baisser encore les taux d’intérêt.
  • Il remet en cause le discours sur les bienfaits du libre-échange et du multilatéralisme commercial. L’objectif essentiel est de limiter le déficit commercial américain, de freiner les transferts des technologies américaines vers la Chine, de continuer à manifester la puissance militaire US dans la zone Asie-Pacifique.
  • Enfin, Trump a une vision concurrentielle des politiques monétaires. Il multiplie les accusations à l’égard de la Chine et même de la zone Euro et exige que la Fed riposte.

Y a-t-il encore un pilote dans l’avion mondial?

Les évolutions en cours aux États-Unis ne correspondent pas à de simples lubies de Trump et à son souci de gagner la prochaine présidentielle: il est fondamentalement l’expression d’un refus du recul relatif de l’impérialisme américain face à la Chine. Mais une autre question se pose: y a-t-il encore un pilote dans l’avion mondial pour impulser des actions coordonnées? L’économiste américain Charles Kindleberger a fourni il y a quelques décennies [10] une analyse intéressante des raisons pour lesquelles la crise de 1929 a été si longue et profonde: pour lui, cela tient aux hésitations des États-Unis à prendre la tête de l’économie mondiale au moment où, après la première guerre mondiale, la Grande-Bretagne ne pouvait plus assumer ce rôle. Pour Kindleberger, l’économie mondiale capitaliste a besoin d’un stabilisateur, d’un État pivot. Dans la foulée de Kindleberger, d’autres économistes ont défini les caractéristiques que devrait avoir un tel État: la capacité de créer des normes internationales et de les faire respecter, la volonté de le faire, une prédominance dans les domaines économiques, technologiques, et militaires. Il est à noter que Trotsky a lui aussi insisté sur l’importance des relations internationales écrivant en 1921 dans son Rapport sur la situation économique mondiale [11]: «Les relations internationales jouent évidemment un rôle très important dans la vie du monde capitaliste. […] La crise aiguë, conséquence du rétrécissement du marché mondial, rend la lutte entre les États capitalistes extrêmement âpre, en bouleversant l’équilibre des relations internationales. Ce n’est pas seulement l’Europe, c’est le monde entier qui devient une maison de fous! Dans ces conditions, on ne peut plus parler de rétablissement de l’équilibre capitaliste.»

Les États-Unis ont joué un rôle stabilisateur dans le capitalisme depuis la Seconde Guerre mondiale (et en ont tiré avantage). Aujourd’hui, Trump fait flèche de tout bois pour défendre le statut et les intérêts du capitalisme américain. Parfois, il recule ou temporise, mais le climat d’incertitude est de plus en plus net. Il est donc douteux que, en cas de nouveaux soubresauts financiers, les Etats-Unis aient la possibilité et la volonté de rassembler sous leur houlette les autres États capitalistes, voire même qu’ils ne fassent pas obstacle aux tentatives de coopération… Ce pourrait être (comme ce fut le cas en 1929, et sans vouloir assimiler les deux situations) un facteur important d’approfondissement de la crise. «La coopération mondiale se dégrade», a ainsi déclaré début juillet Benoît Coeuré, l’un des membres les plus influents du directoire de la Banque centrale européenne. Et d’ajouter: «Le type d’action cordonnée, comme celle que nous avons vue en 2008, serait beaucoup plus difficile à mettre en œuvre aujourd’hui. Je ne dis pas que ce serait impossible, mais ce serait plus difficile [12]».

«L’avenir est aux patriotes»

La crise qui vient pourrait être celle de la fin du monde du multilatéralisme et de la fin de la prétendue harmonie découlant de la mondialisation. Après la crise de 2007-2008, bourgeoisies et gouvernants se sont accrochés sur le plan économique à la mondialisation néolibérale (tout en renforçant les aspects sécuritaires et anti-immigrés de la gestion de l’ordre social). Ils sont aujourd’hui en train d’évoluer, de façon inégale et différenciée selon les États. Dans un ouvrage paru en 2017, J-F Bayart [13]a proposé le concept de «national-libéralisme» pour caractériser le cadre dans lequel agissent aujourd’hui une large part des dirigeants actuels quels que soient leurs différences et leurs conflits: ils se réclament à la fois de l’économie globale et de la souveraineté nationale et essaient de masquer la contradiction par des discours musclés. «L’avenir est aux patriotes» a lancé Trump à la tribune de l’ONU le 24 septembre; il n’est pas seul à camper sur cette posture. La «démondialisation» n’est sans doute pas à l’horizon mais les États vont faire un retour dans le jeu et des paramètres géopolitiques vont davantage peser sur le commerce et les investissements internationaux.

Pour autant, les structures de production et d’échange, les niveaux d’interdépendance économique ne vont pas revenir à ce qu’elles étaient avant le début des années quatre-vingt-dix. Les entreprises cherchent toujours à réduire leurs coûts en fabriquant là où c’est moins cher, moins encadré, moins écologique… Les chaînes de valeur (c’est-à-dire la façon dont les entreprises organisent les étapes d’une activité pour faire face à la concurrence et maximiser leurs profits) n’ont été pour l’instant réorganisées qu’à la marge (avec par exemple, des transferts de Chine vers le Vietnam). Enfin, comme cela a été largement souligné par ailleurs [14], les risques géopolitiques de toute nature se développent: nationalismes; rejet des immigrés; reprise de la course aux armements; renforcement des autoritarismes, les bourgeoisies se crispant dans la défense de l’«ordre social»; au-delà du Brexit, perspective d’une paralysie et d’un rebond possible de la crise européenne, etc. Pour conclure:

  • Un ralentissement sensible de la croissance économique est en cours et il aura des implications en termes de hausse du chômage et d’attaques redoublées contre les droits des salariés et les acquis sociaux en général;
  • La crise financière est probable à un horizon assez bref;
  • Des transformations majeures des «règles du jeu» international et des États sont engagées.

Il est évident que, comme toujours, le cours des évènements dépendra des résistances sociales et politiques. (Octobre 2019)

________

[1] «Stagnation séculaire ou croissance numérique?» Michel Husson, Analyses et Documents Économiques n° 122, juin 2016, http://hussonet.free.fr/ade122.pdf

[2] «Les ondes longues du capitalisme-Une interprétation marxiste», Ernest Mandel, édition française Syllepse 2014.

[3] «Le capitalisme a-t-il rencontré des limites infranchissables?», François Chesnais. A l’Encontre, février 2017,

[4] «Auto-Crash. L’industrie automobile au cœur de la crise à venir», Winfried Wolf, A l’Encontre, 5 septembre 2019, http://alencontre.org/ecologie/auto-cra…

[5] «Panique à la Réserve Fédérale et retour du Credit Crunch sur un océan de dettes», Éric Toussaint, 19 septembre 2019, http://www.cadtm.org/Panique-a-la-Reserv…

[6] De plus, la concentration du système bancaire s’est accrue depuis 2008 aux États-Unis comme en Europe. Des mastodontes bancaires se sont développés. Sauver ces banques supposerait de mobiliser des ressources considérables.

[7] BlackRock est le premier actionnaire d’une société américaine sur cinq. En 2016, BlackRock était actionnaire au sein de 18 sociétés du CAC 40.

[8] «La proposition choc de BlackRock pour affronter la prochaine crise», Les Échos, 23 août 2019.

[9] Voir https://blogs.alternatives-economiques.f…. Et https://www.liberation.fr/debats/2019/04…

[10] «La Grande Crise mondiale 1929-1939», première édition américaine 1973.

[11] https://www.marxists.org/francais/trotsk…

[12] «Le repli sur soi entame les marges de manœuvre des banques centrales», Les Échos, 2 juillet 2019

[13] Jean-François Bayart «L’impasse nationale-libérale – Globalisation et repli identitaire», La Découverte, 2017.

[4] «Mondialisation capitaliste, impérialismes, chaos géopolitique et leurs implications», résolution de la IV° Internationale, 2018, https://www.europe-solidaire.org/spip.ph…

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