Le dilemme du Hezbollah

Frappe israélienne à Jnah, face à l’hôpital Rafic Hariri, 21 octobre 2024. (Photo Mohammad Yassine, L’Orient-Le Jour)

Par Gilbert Achcar

Le Hezbollah libanais est un phénomène unique, et toute tentative de le réduire à l’une de ses facettes serait soit injuste, soit excessive en termes de sanctification. La nature compliquée et complexe du parti est évidente dans les circonstances mêmes de sa naissance. Il a commencé en tant que groupe dissident khomeiniste issu du mouvement Amal, cherchant à établir une «résistance islamique» idéologiquement engagée contre l’occupation israélienne du Liban en 1982 comme alternative à la «résistance libanaise» qu’Amal proclamait (le nom de ce dernier mouvement est l’acronyme arabe de «Brigades de la résistance libanaise»). Le motif de la scission qui conduisit à la fondation du parti était double: d’une part, la loyauté idéologique envers le régime institué par la «révolution islamique» de 1979 en Iran, mais aussi, d’autre part, une aspiration à une position résolue et radicale contre l’occupation sioniste, contrairement à la position ambiguë qu’Amal avait prise à son égard, en particulier au Sud-Liban.

En construisant au Liban un mouvement de résistance qui lui est affilié, le régime khomeiniste iranien avait trouvé une arme idéologique majeure dans sa guerre contre le régime baasiste irakien qui avait envahi son territoire en 1980. Le parrainage d’une véritable résistance contre l’État sioniste a permis à Téhéran d’exposer la fausseté des prétentions arabo-islamiques anti-persanes de Saddam Hussein et de combler le fossé nationaliste entre Arabes et Persans, au moyen duquel Bagdad a tenté d’immuniser les chiites d’Irak contre la contagion khomeiniste, et que les États arabes du Golfe, dotés d’une importante population chiite, ont exploité dans le même but. De même, surenchérir sur tous les régimes arabes sur la question de la Palestine, en particulier sur le royaume saoudien, a permis à Téhéran de briser le cordon sunnite que Riyad cherchait à construire autour de l’Iran pour immuniser les sunnites en général contre l’influence de la «révolution islamique».

Ainsi, le Hezbollah est né en même temps comme incarnation de la résistance libanaise à l’occupant sioniste et comme bras armé de Téhéran, partie intégrante du réseau idéologico-militaire que l’Iran s’est appliqué à construire dans l’Orient arabe et qui allait considérablement s’étendre plus tard. Cela en profitant du renversement par les États-Unis du régime baasiste irakien et de l’installation par Washington des partisans de Téhéran au pouvoir à Bagdad,  puis du recours du régime baasiste syrien à l’Iran pour le sauver de la révolte populaire (il suffit de souligner ce paradoxe historique pour montrer la vacuité de ce qui restait de l’idéologie baasiste après la dégénérescence despotique des régimes de Bagdad et de Damas, mais aussi la priorité donnée par Téhéran aux considérations confessionnelles par rapport à sa propre idéologie panislamique).

Le Hezbollah a naturellement imité ce que le régime khomeiniste avait fait en Iran où il avait écrasé tous les autres groupes impliqués dans la lutte contre le régime du Shah, la gauche iranienne en particulier. Le parti imposa par la force son monopole sur la résistance contre l’occupation israélienne du Liban, portant des coups douloureux au Front de la résistance libanaise, dirigé par les communistes. Il finit par accepter une coexistence tendue avec ce qui restait de ses concurrents dans les zones où se concentrent les chiites libanais, d’Amal au Parti communiste libanais, s’adaptant ainsi à la spécificité d’un pays où le pluralisme confessionnel est imbriqué avec le pluralisme politique. Ce parcours a conduit le parti à s’intégrer, sous la direction de Hassan Nasrallah, son secrétaire général depuis 1992, dans le système politique et institutionnel libanais en une combinaison très hybride.

D’une part, le Hezbollah a formé son propre État avec toutes ses composantes, y compris armée, appareil de sécurité et diverses institutions civiles, au sein de l’État libanais, augmentant ainsi considérablement la fragilité de ce dernier. Le sous-État du Hezbollah est complètement dépendant de l’Iran, idéologiquement, financièrement et militairement, et déclare ouvertement son allégeance en professant le principe de Velayat-e faqih («tutelle du juriste-théologien») spécifique à la doctrine khomeiniste, qui légitime le pouvoir autocratique-théocratique caractéristique du régime des mollahs.

D’autre part, le Hezbollah est une faction libanaise devenue un élément clé de la mosaïque du pays, bien qu’ayant importé des coutumes imitant le patron iranien. Hassan Nasrallah incarnait très bien cette dualité: c’est lui qui s’est vanté un jour dans un discours que son parti est le «Parti de la tutelle du juriste» de même qu’il était un leader typiquement libanais, s’adressant à la base populaire de son parti ainsi qu’à tous les Libanais dans le dialecte dont ils sont familiers.

Nasrallah tenait à préserver cette dualité, en renforçant sa facette libanaise par le biais d’alliances saugrenues d’un type particulier à la politique libanaise, en particulier son alliance avec Michel Aoun, le leader maronite qui, jusqu’en 2006, surenchérissait sur tout le monde en hostilité au régime syrien et se vantait de son rôle dans la production de la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU de septembre 2004 appelant au retrait des forces syriennes du Liban et au désarmement du Hezbollah. Hassan Nasrallah a également démontré sa préoccupation pour la base populaire de son parti et pour le Liban en général, en particulier lorsqu’il exprima ses regrets sur les conséquences de l’agression israélienne en 2006, qui faisait suite à une opération menée par son parti par-delà la frontière sud du Liban. Il n’empêche que le Hezbollah n’a pas hésité à répondre à l’invitation de Téhéran à jeter ses forces dans la bataille pour sauver le régime syrien d’Assad, contredisant son principal argument jusque-là, qui était qu’il devait conserver ses armes indépendamment de l’État libanais dans le seul but de défendre le pays.

Le Hezbollah a entretenu ce dernier récit au fil des ans en combinant son souci de ne pas exposer le Liban à la machine sioniste de massacre et de destruction par une aventure imprudente, telle qu’un nouveau franchissement de la frontière sud, tout en renforçant son image de bouclier du pays face à cette machine. Le parti a joué le rôle principal dans le départ contraint des troupes israéliennes du Liban en 2000 et a prouvé une fois de plus en 2006 sa capacité à résister à leur agression en leur imposant un prix élevé. L’Iran a ensuite considérablement renforcé l’arsenal de missiles et de roquettes du Hezbollah jusqu’à ce que le parti estime qu’un certain degré d’«équilibre de la terreur» s’était établi entre lui et l’État sioniste. Il a décrit son intervention en Syrie comme faisant partie de sa bataille contre Israël, visant à préserver «l’axe de la résistance». Toutefois, depuis le mois dernier, l’État sioniste a réussi à briser la «dissuasion mutuelle, mais inégale» entre lui et le Hezbollah, au moyen d’une «guerre asymétrique» dans laquelle il a utilisé sa supériorité en renseignements et technologie en sus de sa supériorité militaire (voir article de Gilbert Achcar reproduit sur le site alencontre.org).

Le Hezbollah est maintenant confronté au dilemme de sa double loyauté, d’une manière qui affecte ses intérêts vitaux. Les faits indiquent qu’une partie de ses dirigeants, en particulier parmi les dirigeants politiques impliqués dans les institutions de l’État libanais, sont enclins à accepter un cessez-le-feu, ainsi qu’un retrait au nord du fleuve Litani, conformément à la résolution [1701] du Conseil de sécurité de l’ONU de 2006 à cet égard, et à faciliter l’élection d’un président de la République libanaise par consensus, autre que l’homme loyal à Damas que le parti a soutenu jusqu’à présent. Téhéran, cependant, s’est fermement opposé à cette tendance, forçant le parti à adhérer au principe consistant à faire dépendre un cessez-le-feu au Liban d’un cessez-le-feu à Gaza, malgré le fait que cela soit devenu absurde puisque la force principale de l’agression sioniste s’est déplacée de Gaza au Liban. Il serait maintenant plus rationnel pour le Hamas d’insister sur la poursuite des combats dans la bande de Gaza jusqu’à ce qu’un cessez-le-feu soit conclu au Liban, en soutien au Hezbollah, que pour ce dernier d’insister sur la poursuite des combats au Liban en soutien au Hamas à Gaza, où le mouvement en est réduit à mener une guérilla qui se poursuivra certainement tant que l’occupation subsistera, c’est-à-dire jusqu’à un temps dont on ne voit pas la moindre lueur poindre dans l’obscurité de l’avenir prévisible.

Le fait est que l’insistance de Téhéran pour maintenir actif le front libanais n’a rien à voir avec un quelconque souci pour le peuple de Gaza, ou même pour le peuple libanais lui-même, y compris les chiites qui ont souffert et souffrent le plus des dommages résultant de l’agression sioniste en cours. Son objectif est plutôt de maintenir le rôle dissuasif du Hezbollah en activité tant que l’Iran est confronté à la possibilité du déclenchement par le gouvernement Netanyahou d’une guerre à grande échelle contre lui. C’est la raison pour laquelle le Hezbollah n’a pas utilisé les armes les plus puissantes de son arsenal militaire jusqu’à présent, celles-ci étant principalement destinées à la défense de l’Iran, et non à la défense du Liban ou même du parti lui-même.

Le dilemme et le paradoxe se compliquent à mesure que les meurtres et les destructions israéliens ciblant la base populaire du Hezbollah augmentent, car il est dans l’intérêt évident du parti d’arrêter le combat et de battre en retraite, comme toute force confrontée à une agression par une force beaucoup plus puissante devrait le faire, surtout lorsque l’ennemi a été en mesure d’éliminer une grande partie de sa direction. Cela sans parler du fait que le Hezbollah opère dans un environnement social et politique – le tissu libanais extrêmement fragile – qui menace de lui exploser au visage. Dans de telles circonstances, il serait logique d’opérer un retrait partiel pour limiter les pertes et dégâts et éviter le risque que le revers se transforme en défaite. Cependant, un autre intérêt évident entre en conflit avec le précédent et est régi par la dépendance à l’égard de Téhéran: sans l’Iran, le parti serait incapable de compenser financièrement sa base sociale et son environnement afin de préserver sa popularité, et sans l’Iran également, il ne peut pas reconstruire sa force militaire, comme il a fait sur les deux plans en 2006.

Gilbert Achcar, professeur à la SOAS, Université de Londres. Traduction par l’auteur de sa tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Article paru le 22 octobre en ligne et dans le numéro imprimé du 23 octobre.

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