Le nouvel âge des fléaux du capitalisme. La révolution de l’élevage en Chine (VI)

Par Ian Angus

Quinze mois avant le Covid-19, une pandémie a éclaté en Chine.

La peste porcine africaine (PPA)[1] est endémique chez les sangliers et les porcs d’Afrique subsaharienne depuis des siècles. Au début des années 1900, elle est passée des sangliers aux porcs domestiques importés d’Europe au Kenya par les colons. Depuis lors, des épidémies se sont déclarées dans diverses parties du monde, causées dans certains cas par des porcs sauvages et des sangliers, dans d’autres par des humains transportant des porcs infectés ou des aliments contaminés. Il n’existe ni traitement ni vaccin, et près de 100% des animaux infectés meurent.

Lorsque la peste porcine africaine a été diagnostiquée dans des élevages de porcs du nord-est de la Chine en août 2018, le gouvernement chinois a immédiatement ordonné l’abattage de tous les porcs de la région – 38 000 au total. Malheureusement, comme l’a prouvé une analyse génétique ultérieure, la maladie circulait déjà sans être détectée depuis plusieurs mois, de sorte que l’abattage fut trop tardif. Le virus était déjà en mouvement. En peu de temps, des foyers sont apparus dans toutes les provinces et la peste s’est propagée à 14 autres pays de la région Asie-Pacifique. Officiellement, entre 2018 et 2019, le nombre de porcs d’élevage en Chine a chuté de 28%, passant de 428 millions à 310 millions. La production de porc a plongé et le prix de vente au détail du porc – la viande la plus populaire en Chine – a plus que doublé[2].

La propagation rapide de la peste porcine africaine a été le résultat direct de changements radicaux dans l’industrie de l’élevage en Chine. L’adoption quasi universelle de la production de masse dans des installations confinées a rendu inévitable une pandémie de peste porcine africaine. Les mêmes changements ont contribué à la propagation rapide du Covid-19.

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La question de savoir si la société chinoise dans son ensemble est socialiste, capitaliste ou quelque chose de nouveau et d’unique fait l’objet d’un débat permanent au sein de la gauche. Je ne tenterai pas de résoudre ou même d’aborder cette question ici, mais je pense qu’il ne fait aucun doute qu’au cours des dernières décennies, le secteur agricole chinois est devenu nettement capitaliste. C’est particulièrement vrai pour le bétail, où le modèle de production développé par Tyson Foods [le siège social se trouve à Springdale en Arkansas, cette firme a fait l’objet de nombreuses critiques d’Oxfam sur «sa gestion de la force de travail», entre autres] et d’autres firmes agroalimentaires états-uniennes a été presque universellement adopté.

La transformation a commencé en 1978, lorsque les communes agricoles de l’ère Mao ont été démantelées, remplacées d’abord par des exploitations familiales individuelles, puis par un système de marché largement non réglementé dans lequel des millions de petites exploitations ont été évincées par des sociétés agro-industrielles. Dans le secteur de l’élevage, ce changement a d’abord touché la volaille.

«Jusqu’au milieu des années 1980, la production de volailles était une activité secondaire mineure pour les ménages ruraux, en complément d’autres activités agricoles. Des millions de petits agriculteurs produisaient quelques poulets ou, au plus, quelques dizaines de poulets. A l’exception de quelques fermes d’Etat situées à l’extérieur des grandes villes, il n’y avait pas d’élevages commerciaux de volailles à grande échelle. Entre 1985 et 2005, 70 millions de petits éleveurs de volailles ont quitté le secteur. En l’espace de quinze ans (1996-2011), le nombre total d’élevages de poulets de chair en Chine a diminué de 75%.»[3]

La plupart des élevages de volailles en Chine sont encore de petite taille, mais la majorité des poulets de chair sont désormais élevés en intérieur, avec des milliers de volailles confinées dans de petits espaces. La production d’œufs est également concentrée: à la fin de 2022, Beijing Deqingyuan, qui comptait alors 20,6 millions de poules pondeuses, a annoncé son intention de tripler ce chiffre, ce qui en ferait le plus grand producteur d’œufs au monde[4].

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La production de porc a connu une transformation similaire.

«Jusqu’en 1985, jusqu’à 95% de toute la viande de porc en Chine était produite par de petits exploitants agricoles qui élevaient moins de cinq porcs par an sur des parcelles familiales… En 2015, le secteur porcin était principalement composé d’exploitations familiales de taille moyenne (jusqu’à 500 porcs par an), d’exploitations commerciales de grande taille (500 000 à 10 000 porcs par an) et de méga-exploitations (plus de 10 000 porcs par an).»[5]

Contrairement aux producteurs de viande aux Etats-Unis, les entreprises chinoises n’ont pas eu à expérimenter diverses approches de l’industrialisation: elles ont rapidement adopté les méthodes les plus performantes mises au point par l’agro-industrie occidentale. En Chine, les exploitations d’alimentation intensive d’animaux confinés sont «construites à partir des mêmes matériaux, des mêmes plans et de la même notion de production moderne que les fermes industrielles du monde entier; une exploitation d’alimentation intensive d’animaux confinés en Chine ressemble à une exploitation d’alimentation intensive d’animaux confinés dans l’Iowa, même si c’est parfois à une plus grande échelle et avec davantage de bâtiments reliés entre eux»[6].

L’agro-industrie chinoise a utilisé des méthodes développées aux Etats-Unis pour dépasser en termes de production ses initiateurs. Aujourd’hui, la Chine produit plus de la moitié de la viande de porc et des œufs dans le monde, et l’agro-industrie chinoise se développe à l’échelle mondiale. En 2013, la société chinoise ShuangHui International a racheté le géant américain de l’agroalimentaire Smithfield Foods pour 4,7 milliards de dollars: la firme issue de ce rachat, WH Foods [siège à Hongkong], est le plus grand producteur de porc au monde.

La production de viande en Chine n’est pas (encore) aussi concentrée qu’en Amérique du Nord, mais le modèle d’entreprise le plus courant a été directement copié sur le système de contrats mis au point par les géants occidentaux de l’agroalimentaire. Les entreprises verticalement intégrées – connues officiellement en Chine sous le nom d’entreprises à tête de dragon, évoquant la position de direction dans les danses cérémonielles du dragon – fournissent des poussins, des porcelets, des aliments, des antibiotiques et d’autres intrants aux agriculteurs sous contrat, qui hébergent et élèvent les animaux selon les instructions de l’entreprise. Comme l’affirme Richard Lewontin, dans le cadre de ces arrangements, l’agriculteur sous contrat semble indépendant, mais n’a en réalité «aucun contrôle sur le processus de travail ou sur le produit aliéné». Le système Dragonhead transforme l’agriculteur «d’un producteur indépendant […] en un prolétaire sans alternative»[7].

La consolidation de la production de viande dans de grandes installations centralisées s’est accompagnée d’une expansion rapide des infrastructures de transport. «En 2000, par exemple, la Chine comptait 1,4 million de kilomètres de routes asphaltées, et en 2019, ce nombre avait plus que triplé, atteignant 4,8 millions de kilomètres. Le développement des chemins de fer a progressé encore plus rapidement, passant de 10 000 à 139 000 kilomètres entre 2000 et 2019[8]. Ces réseaux de transport permettent aux animaux et aux produits d’origine animale de se déplacer rapidement des fermes aux marchés urbains. Ils permettent également, comme l’ont montré les pandémies de peste porcine africaine et de Covid-19, aux maladies infectieuses de se propager rapidement, bien au-delà de leur point d’origine, échappant ainsi aux mesures de santé publique.

Certaines des plus grandes entreprises leader construisent aujourd’hui des installations de production encore plus grandes. New Hope Group, par exemple, peut élever jusqu’à 120 000 porcs par an dans trois «hôtels à porcs» de cinq étages récemment achevés près de Pékin. Le complexe de plusieurs étages de Guangxi Yangxiang, près de Guigang, sera bientôt la plus grande exploitation d’élevage porcin au monde, abritant 30 000 truies et produisant plus de 800 000 porcelets par an.

Comme nous l’avons vu dans les articles précédents, le regroupement de milliers d’oiseaux ou d’animaux génétiquement identiques dans des installations confinées crée des conditions idéales pour la mutation, l’émergence et la propagation de nouvelles maladies infectieuses. La machine à pandémie, inventée aux Etats-Unis, a trouvé un nouveau foyer en Chine.

Les élevages industriels, les investissements importants, les contrôles environnementaux laxistes et le soutien de l’Etat ont tous contribué à la croissance spectaculaire de la production de viande. Entre 1980 et 2010, le nombre d’animaux et d’oiseaux d’élevage a triplé, et le nombre de fermes industrielles a été multiplié par 70.[9] La production de masse a fait baisser les prix de détail, rendant les protéines de haute qualité accessibles à des centaines de millions de personnes qui, auparavant, ne mangeaient de la viande que lors d’occasions spéciales, voire pas du tout. «La consommation moyenne de viande, de lait et d’œufs par habitant a été multipliée par 3,9, 10 et 6,9, respectivement, entre 1980 et 2010, ce qui représente de loin la plus forte augmentation au cours de cette période dans le monde.»[10]

Mais, comme l’a écrit Karl Marx, le système fondé sur le profit est comme une «hideuse idole païenne, qui ne boirait le nectar que du crâne des immolés»[11]. La croissance capitaliste a toujours un coût mortel. Outre les graves effets sur la santé de l’augmentation des graisses alimentaires, la marchandisation des porcs et des volailles a pollué l’eau, l’air et le sol, transformé une grande partie de l’utilisation des terres pour l’alimentation humaine en alimentation animale, augmenté les émissions de combustibles fossiles, forcé la migration de millions d’agriculteurs en faillite vers les bidonvilles urbains – et provoqué d’importantes épidémies de maladies infectieuses, notamment la grippe aviaire, le SRAS, la peste porcine et le virus du Covid-19.

En bref, l’adoption par la Chine de l’agriculture industrielle est à l’origine de catastrophes écologiques. La septième partie examinera son rôle dans l’une des pires pandémies des temps modernes. (A suivre – Article publié sur le blog de Ian Angus Climate&Capitalism le 25 juin 2024; traduction rédaction A l’Encontre. Voir les cinq premières contributions publiées sur ce site les 12, 16, 27 mars, le 24 avril et le 15 mai)

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[1] Il ne s’agit pas d’une grippe et n’a pas de lien avec la grippe porcine.

[2] Fred Gale, Jennifer Kee, and Joshua Huang, eds., How China’s African Swine Fever Outbreaks Affected Global Pork Markets, Economic Research Report Number 326, 2023, 12, 25.

[3] Chendog Pi, Zhang Rou, Sarah Horowitz, “Fair or Fowl? Industrialization of Poultry Production in China,” Global Meat Complex: The China Series (Institute for Agriculture and Trade Policy, February 2014), 21.

[4] “Which Are Asia’s Largest Egg Producers?,” WATTPoultry.com, December 27, 2022.

[5] Brian Lander, Mindi Schneider, and Katherine Brunson, “A History of Pigs in China: From Curious Omnivores to Industrial Pork,” The Journal of Asian Studies 79, no. 4 (November 2020): 11–12.

[6] Mindi Schneider and Shefali Sharma, “China’s Pork Miracle? Agribusiness and Development in China’s Pork Industry,” Global Meat Complex: The China Series (Institute for Agriculture and Trade Policy, February 2014), 31.

[7] Richard C. Lewontin and Richard Levins, Biology under the Influence: Dialectical Essays on Ecology, Agriculture, and Health (New York: Monthly Review Press, 2007), 340.

[8] Li Zhang, The Origins of COVID-19: China and Global Capitalism (Stanford, California:  Stanford University Press, 2021), 34.

[9] Zhaohai Bai et al., “China’s Livestock Transition: Driving Forces, Impacts, and Consequences,” Science Advances 4, no. 7 (July 6, 2018): 7.

[10] Bai et al., “China’s Livestock Transition.”

[11] Karl Marx, “The Future Results of British Rule in India,” New-York Daily Tribune, 8 août 1853.

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