Le capitalisme contre le cycle mondial du carbone

Par Ian Angus

Les cycles du carbone régulent la température de la Terre et fournissent des éléments essentiels de la vie. L’industrie et l’agriculture capitalistes perturbent ces systèmes vitaux de survie.

Malgré ce que les négationnistes vous diront peut-être, l’effet de serre est un fait avéré. Le rôle du dioxyde de carbone dans le réchauffement de la Terre a été démontré par le physicien John Tyndall en 1859, et son travail a été confirmé à plusieurs reprises. S’il n’y avait pas de CO2 dans l’air, la température moyenne de la Terre serait de moins 18 degrés Celsius (zéro degré Fahrenheit), les océans seraient gelés et la vie telle que nous la connaissons n’aurait jamais évolué.

Quiconque dit que l’augmentation de la quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère ne réchauffe pas la Terre doit expliquer pourquoi les lois de la physique ne s’appliquent pas.

Mais si la physique de l’effet de serre est connue depuis longtemps, ce n’est qu’au cours des dernières décennies que les scientifiques ont pleinement compris les processus naturels qui ont stabilisé le niveau de CO2 dans l’atmosphère, et donc les températures mondiales, depuis des millions d’années.

Cet article décrit comment le cycle mondial du carbone fonctionne, comment il est perturbé et pourquoi il ne peut guérir le fossé métabolique causé par le capitalisme moderne [1].

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Le carbone est l’essence même de la vie, à toutes les échelles. Tout être vivant, des microbes aux baleines, des algues aux séquoias, est composé de molécules de carbone. Le climat planétaire est régulé par le dioxyde de carbone qui, depuis des milliards d’années, maintient la température de la planète dans une plage où les êtres vivants peuvent survivre.

Comme les autres éléments nécessaires à la matière vivante, l’approvisionnement en carbone aurait été épuisé depuis longtemps s’il n’avait pas été constamment recyclé. Les plantes à elles seules pourraient consommer tout le dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère en seulement 8000 ans. La vie continue seulement parce que les molécules de carbone sont constamment recyclées et réutilisées dans deux cycles biogéochimiques distincts mais liés, un cycle rapide contrôlé par des processus biologiques dans des cellules microscopiques, et un cycle lent conduit par des forces tectoniques qui façonnent la planète entière.

Cycle rapide du carbone

Le cycle rapide (ou à court terme) du carbone prend de quelques secondes à plusieurs siècles pour recycler le carbone à travers la matière vivante, le sol, les océans et l’atmosphère.

Son moteur est la photosynthèse, le processus complexe par lequel les plantes combinent le dioxyde de carbone, l’eau et l’énergie solaire pour produire les sucres (glucides) dont elles ont besoin pour croître et libérer de l’oxygène comme déchet. Comme tous les animaux consomment directement du matériel végétal ou mangent des animaux qui en consomment, la photosynthèse est à la base de tous les réseaux alimentaires et donc de toute vie complexe.

Presque tout le CO2 utilisé par les plantes est finalement rejeté dans l’atmosphère, l’eau ou le sol. Une partie est respirée presque immédiatement. Une autre revient lorsque les plantes meurent et sont décomposées par des microbes et des champignons – pour les grands arbres, cela peut prendre des décennies – ou lorsqu’elles brûlent. Une autre partie est assimilée par les animaux et se déplace chaque fois qu’ils expirent et, bien sûr, lorsqu’ils meurent.

Une partie du CO2 libéré par la respiration et la décomposition est réutilisée par la vie végétale environnante, tandis que le reste se diffuse dans l’atmosphère ou se dissout dans l’eau. Comme le montre la courbe de Keeling, les changements saisonniers dans la production de CO2 se reflètent rapidement sous forme de changements dans les concentrations atmosphériques partout dans le monde. Un processus similaire, quoique plus lent, fait circuler le dioxyde de carbone dissous dans les océans. Et il y a un échange constant de CO2 entre l’air et l’eau à la surface de l’océan, équilibrant la pression du gaz dans chaque domaine.

Grâce à ces processus, la vie végétale partout dans le monde a facilement accès aux dizaines de milliards de tonnes de carbone dont elle a besoin chaque année. Tout l’air que vous respirez et tous les aliments que vous mangez contiennent des atomes de carbone qui sont passés plusieurs fois par le cycle rapide du carbone.

Cycle lent du carbone

Le cycle lent (ou à long terme) du carbone prend de centaines de milliers à des millions d’années pour déplacer le carbone entre la croûte terrestre, l’atmosphère et les océans.

Son moteur est la tectonique des plaques, le processus lent mais extrêmement puissant qui déplace les continents et fait circuler la matière des profondeurs de la Terre vers l’atmosphère et inversement.

Au cours du cycle lent, le dioxyde de carbone pénètre dans l’atmosphère lors d’éruptions volcaniques qui, avant la photosynthèse, étaient la principale source de CO2 atmosphérique. La quantité annuelle n’est pas grande par rapport aux normes planétaires, mais elle émerge de sous la surface depuis des milliards d’années, donc le total est immense. S’il s’agissait d’un processus à sens unique, il y a longtemps que la Terre aurait suivi le chemin de Vénus, avec son atmosphère dense en CO2 et ses températures de surface suffisamment chaudes pour faire fondre le plomb.

Heureusement pour la vie sur Terre, un autre processus à long terme, l’altération chimique, élimine le CO2 environ aussi rapidement que les volcans l’ajoutent. Elle agit sur la croûte terrestre qui contient beaucoup plus de carbone que l’atmosphère, les océans, le sol et tous les êtres vivants réunis [2].

La pluie, qui est légèrement acide parce qu’elle contient du CO2 dissous, érode progressivement la roche exposée. Les réactions chimiques entre la roche, l’eau et le dioxyde de carbone produisent du carbonate de calcium, qui est transporté par les rivières jusqu’aux océans, où le plancton, les coraux et d’autres animaux l’utilisent pour construire leur coquille et leur squelette. Avec le temps, ces animaux meurent et leurs parties dures coulent, formant finalement une couche de roche à base de carbone, principalement du calcaire, sur le fond marin. Cela emprisonne le carbone pendant des millions d’années.

Le cycle est complété par la tectonique des plaques. La lithosphère terrestre (la croûte terrestre et le manteau supérieur) est composée de huit grandes plaques et d’une vingtaine de plaques plus petites, d’une épaisseur pouvant atteindre 100 kilomètres chacune. Sous la lithosphère, la chaleur et la pression sont si fortes que la roche s’écoule très lentement, emportant avec elle les plaques rigides. La plaque qui transporte l’Amérique du Nord, par exemple, ne voyage actuellement que d’un pouce par an, mais depuis des milliards d’années, ces vitesses ont été assez rapides pour refaire le visage de la planète.

Lorsque les plaques entrent en collision et que l’une passe sous l’autre, d’énormes quantités de roches sont transportées dans le manteau inférieur. La friction et la chaleur de cette «subduction» raclent et font dissoudre une grande partie du calcaire qui s’est déposé au fond de l’océan – et qui, avec les autres roches environnantes, forme le magma et les gaz que les volcans expulsent à la surface.

Les plaques en collision soulèvent aussi des montagnes: l’Himalaya, par exemple, s’est formé lorsque la plaque portant l’Inde est entrée en collision avec la plaque eurasienne, il y a 50 millions d’années. Lorsque les montagnes s’élèvent, les roches enfouies depuis longtemps sont exposées à l’altération chimique qui crée le carbonate de calcium, et le cycle se poursuit.

Le géophysicien Roy Livermore résume rapidement ainsi les effets du cycle lent du carbone sur le climat:

«En résumé, une augmentation de l’approvisionnement en CO2 par le volcanisme entraîne une augmentation de la température de surface grâce à l’effet de serre, ce qui entraîne une altération plus rapide, ce qui à la suite entraîne une élimination plus rapide du CO2 de l’atmosphère, suivie du transport des carbonates dans les rivières et leur dépôt dans les océans, ce qui entraîne une réduction du CO2 atmosphérique, ce qui entraîne une diminution de la température de surface.» [3]

Le duel entre deux thermostats

Le dioxyde de carbone atmosphérique a été appelé le bouton de commande du thermostat climatique de la Terre. Lorsqu’il y a plus de CO2 dans l’air, les températures mondiales augmentent. Quand il y en a moins, les températures chutent. Au cours des 800’000 dernières années, et probablement beaucoup plus longtemps, les niveaux de CO2 ont varié entre 180 parties par million pendant les périodes glaciaires (froides) et 280 ppm pendant les périodes interglaciaires (chaudes). Le fait qu’il varie si peu, malgré les processus extraordinaires impliqués, montre que le cycle global du carbone a été bien équilibré, et qu’au fil du temps les ajouts de CO2 ont été étroitement liés aux absorptions.

C’est d’autant plus remarquable que les cycles lent et rapide fonctionnent en fait de manière opposée. Comme l’écrit le géophysicien David Archer:

«Dans certains cas et à certaines échelles de temps, le cycle du carbone agit comme une influence stabilisatrice sur le climat, une rétroaction négative… Dans d’autres cas, à différentes échelles de temps et avec différents diagrammes de causes et effets, le cycle du carbone peut être un amplificateur de la variabilité climatique, comme par exemple un complice des cycles climatiques de l’ère glaciaire qui ont changé la face de la Terre au cours des deux derniers millions d’années.» [4]

Dans le cycle lent du carbone, l’altération chimique est un exemple classique de rétroaction négative, un processus qui limite le changement. Lorsque les températures augmentent, il y a plus de pluie et plus d’intempéries, donc plus de CO2 est éliminé et les températures chutent. Lorsque les températures chutent, il y a moins de pluie et moins d’intempéries, de sorte que les niveaux de CO2 et les températures augmentent. Ce cycle stabilise le climat de la Terre – mais seulement en moyenne, sur des millions d’années. Sur des échelles de temps plus courtes, les températures peuvent varier considérablement.

Le cycle rapide du carbone, en revanche, tend à amplifier les changements de température par des rétroactions positives comme celles-ci:

  • L’eau froide peut dissoudre plus de CO2 que l’eau chaude, de sorte que, comme l’écrit Holli Riebeek de la NASA, «lorsque la température augmente, le dioxyde de carbone s’échappe de l’océan comme un verre de root beer [boisson gazeuse parfumée de vanille, de réglisse, etc., au Québec dite «bière de racine»] qui s’aplatit par une journée chaude» [5].
  • Au fur et à mesure que l’air se réchauffe, il absorbe davantage de vapeur d’eau, qui est un gaz à effet de serre puissant.
  • La glace réfléchit une grande quantité d’énergie solaire dans l’espace. Au fur et à mesure que les glaciers et la glace de mer fondent, l’albédo [flux renvoyé par la planète] de la Terre diminue – les surfaces plus foncées de la terre et de la mer retiennent plus d’énergie, ce qui provoque un réchauffement.
  • Un climat plus chaud entraîne davantage de feux de forêt, qui émettent du CO2 et enlèvent la couverture qui permet au sol de retenir le carbone enfoui.

Il y a des tendances contraires: par exemple, plus de vapeur d’eau dans l’air signifie aussi qu’il y a plus de nuages qui empêchent l’énergie solaire d’atteindre la surface. Dans l’ensemble, cependant, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a conclu avec une grande confiance que «la rétroaction entre le changement climatique et le cycle du carbone amplifiera le réchauffement planétaire» [6].

Bref, le réchauffement entraîne un réchauffement accru. Bien sûr, l’inverse est également vrai – le refroidissement provoque plus de refroidissement – mais il n’y a rien d’inhérent au cycle rapide qui le mette en marche arrière, sans un déclencheur externe tel que les secousses de l’orbite terrestre qui amorcent le passage des périodes glaciaires aux interglaciaires et vice-versa [7].

L’altération chimique agit naturellement pour limiter le réchauffement ou le refroidissement, mais elle est trop lente pour être pertinente pour les sociétés humaines.

«Pas de Sauveur Naturel»

Dans le cycle rapide, une partie de la matière organique est enfouie avant de pouvoir se décomposer. Dans des conditions appropriées, et pendant des millions d’années, une partie est transformée par la chaleur et la pression en tourbe, charbon, gaz naturel ou pétrole. A moins d’être perturbé, il demeure sous la surface, bien que certains puissent être transportés par des plaques tectoniques et retournés dans l’atmosphère par le cycle lent.

Au lieu de cela, l’excavation et la combustion de combustibles fossiles ont rapidement transféré des milliards de tonnes de carbone par an, passant du cycle lent au cycle rapide, perturbant les deux. La source d’énergie essentielle à la croissance et au pouvoir du capitalisme est en train de saper les systèmes essentiels de survie de la Terre.

L’anthropocène a été décrit comme l’époque où l’activité humaine «écrase les grandes forces de la nature» [8]. Il ne fait aucun doute que l’industrie et l’agriculture capitalistes écrasent les deux composantes du cycle mondial du carbone.

• Chaque année, les volcans, dans le cycle lent, ajoutent environ 200 millions de tonnes de CO2 par an dans l’atmosphère. Dans le même temps, la combustion des combustibles fossiles et le changement d’affectation des terres libèrent plus de 30 milliards de tonnes – 150 fois plus que les volcans [9].

• En 800’000 ans de cycle rapide, la concentration de CO2 atmosphérique a, durant une brève période, atteint 300 parties par million, mais n’a jamais dépassé 280. En mai 2019, elle a atteint 414,7 ppm, soit 39% de plus que le pic préindustriel et 48% de plus que le maximum à long terme [10].

Cette brèche dans le carbone, une perturbation massive du métabolisme de la Terre, a poussé le système terrestre dans un état non-analogique. Jamais auparavant les niveaux de gaz à effet de serre n’avaient augmenté autant, aussi rapidement.

Le parallèle le plus proche dans l’histoire très longue de la Terre est le maximum thermique du passage paléocène-éocène (PETM) il y a 56 millions d’années, lorsque les températures mondiales ont soudainement augmenté de 5 à 8ºC et que la moitié de la vie océanique est morte. Le PETM a été causé par un rejet massif de gaz à effet de serre, peut-être dû à des éruptions de super-volcans dans l’Atlantique Nord. Plus de deux billions de tonnes de dioxyde de carbone enfoui depuis longtemps ont pénétré dans l’atmosphère en 2000 ans, un clin d’œil en termes de temps géologique.

Pour cette discussion, le point important est le suivant: après l’arrêt des émissions, il a fallu plus de 100’000 ans pour que les températures reviennent aux niveaux d’avant le PETM.

Aujourd’hui, les gaz à effet de serre sont ajoutés dans l’atmosphère dix fois plus vite que durant le PETM à son apogée. Depuis 1750, les émissions ont totalisé près de 1,5 billion de tonnes, dont plus de la moitié depuis 1988. Si rien ne change, les émissions totales atteindront les niveaux de PETM au cours de ce siècle. Une action rapide pour réduire les émissions pourrait empêcher cela, mais même alors, de nombreuses générations à venir seront confrontées à un régime climatique mondial beaucoup plus chaud que celui que les êtres humains ont jamais connu.

Il y a près de deux décennies, après une décennie de recherches intensives, le Carbon Working Group of the International Geosphere-Biosphere Project a conclu que «bien que les puits naturels puissent potentiellement ralentir le taux d’augmentation du CO2 atmosphérique, il n’y a pas de sauveur naturel qui attend d’assimiler tout le CO2 anthropogénique au siècle prochain… il affectera les cycles biogéochimiques de la Terre pendant des centaines d’années à venir» [11].

L’ampleur et la durée de l’impact dépendront des mesures prises pour réduire les émissions et de la rapidité avec laquelle elles seront réduites. (Article publié sur le site Climate & Capitalism, le 12 septembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

Notes

[1] Bien sûr, il s’agit d’un résumé simplifié. De nombreux livres et documents techniques ont été écrits pour expliquer les cycles du carbone, et les recherches se poursuivent.

[2] Roy Livermore, The Tectonic Plates Are Moving! Oxford University Press, 2018, 327.

[3] Ibid, 437.

[4] David Archer, The Global Carbon Cycle (Princeton University Press, 2011), 10.

[5] Holli Riebeek, “The Ocean’s Carbon Balance,” NASA Earth Observatory, July 1, 2008. https://earthobservatory.nasa.gov/features/OceanCarbon

[6] IPCC, Climate Change 2014 Synthesis Report, 62,

[7] Les «oscillations» sont appelées à juste titre Cycles Milankovitch. Ils se produisent sur des périodes de 100’000, 40’000 et 20’000 ans, de sorte qu’ils ne seront d’aucune aide pour le réchauffement climatique actuel. Voir Ian Angus, Facing the Anthropocene (Monthly Review Press, 2016), 61-62.

[8] Will Steffen, Paul J. Crutzen, John R. McNeill. “The Anthropocene: Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature?” Ambio, December 2007, 614-621.

[9] Diverses études donnent des quantités absolues différentes, mais toutes montrent que les volcans émettent moins d’un centième du CO2 produit par les combustibles fossiles et les changements d’affectation des sols. https://skepticalscience.com/volcanoes-and-global-warming.htm

[10] Rob Monroe, “Carbon Dioxide Levels Hit Record Peak in May,” The Keeling Curve, June 4, 2019. https://scripps.ucsd.edu/programs/keelingcurve/2019/06/04/carbon-dioxide-levels-hit-record-peak-in-may/

[11] Falkowski, P., et al. “The Global Carbon Cycle: A Test of Our Knowledge of Earth as a System,” Science, October 13, 2000, 295.

1 Commentaire

  1. Extrêmement clair. Tres bel outil pour le militant.

    L auteur ne mentionne pas bastin, science, 5 juillet 2010: il faut replanter 10 000 000 km2 pour absorber le co2 anthropogenique pour un cout de 300 milliards de dollars.

    Une foret met 100 ans a pousser. Depechons :)4

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