Par François Polet
Quel que soit le bout par lequel on la prend, la question climatique est traversée d’injustices. Nous nous intéressons ici aux inégalités entre pays dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Une répartition équitable du «budget carbone global» entre nations exige de tenir compte de la responsabilité – la contribution aux émissions historiques – et la capacité – les ressources économiques mobilisables – de chaque pays.
Les récentes catastrophes naturelles dans les pays occidentaux viennent dramatiquement illustrer le propos alarmant du dernier rapport spécial du GIEC – l’impact du dérèglement climatique est plus important que ce que ne présageaient les dernières prévisions, déjà pessimistes, et aucune région du monde ne sera épargnée. Pour autant, cette réalité mondiale ne doit pas nous amener à négliger les inégalités abyssales face aux causes et conséquences du réchauffement. Quel que soit le bout par lequel on la prend, la question climatique est traversée d’injustices – entre pays, entre classes sociales, entre genres, entre générations.
Essor d’une justice climatique géographique
Nous nous penchons ici sur la question des inégalités géographiques, qui sont largement des inégalités Nord-Sud [1]. Il faut le rappeler, les pays qui ont le moins contribué à l’augmentation des concentrations de CO2 dans l’atmosphère sont ceux qui subissent et subiront la majorité des coûts humains entraînés par le dérèglement du climat, a fortiori si la limite de 2°C de réchauffement (par rapport aux niveaux préindustriels) fixée lors de la Conférence de Paris de 2015 est dépassée. Au Sahel, région la plus pauvre du monde où le réchauffement climatique menace les rendements agricoles, les habitants émettent en moyenne 200 kilos de CO2 par an. Quarante fois moins qu’en Belgique, septante fois moins qu’aux États-Unis [2]. Les quarante-huit pays les moins développés n’ont contribué qu’à hauteur de 0,34 % aux émissions historiques de CO2, mais leurs habitants sont cinq fois plus susceptibles de mourir de catastrophes liées au climat que les habitants des autres pays [3].
Il n’est dès lors pas étonnant que, davantage que dans d’autres dossiers internationaux, des considérations de justice aient été mobilisées dans les négociations entre pays autour de la lutte contre le réchauffement climatique. La participation des pays du Sud à la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC) a, dès sa création à Rio en 1992, été subordonnée à l’établissement de deux catégories de pays – les pays développés et en développement – se voyant accorder des droits et des devoirs différents en matière d’efforts de réduction de leurs émissions. Le premier accord chiffré dans le cadre de la convention climat, le protocole de Kyoto adopté en 1997, faisait reposer la totalité de l’effort de réduction des émissions mondiales (-5 % entre 1990 et 2008-2012) sur les pays développés et dispensait les pays en développement, autorisés à se centrer sur la seule priorité de la lutte contre la pauvreté. Si, dans le contexte de la croissance soutenue des économies et des émissions des pays émergents, ces deux catégories ont perdu de leur pertinence, le principe des «responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives», inscrit dans la convention climat de 1992, est demeuré crucial aux yeux des négociateurs des pays du Sud, jusqu’à aujourd’hui.
La mobilisation de ce principe au cours des années 2000 a contribué à la promotion d’une série de normes visant à concrétiser une justice climatique «géographique». Cette justice se décline à trois niveaux: celui de la répartition de l’atténuation (qui doit dépendre des responsabilités et moyens de chaque pays), celui du financement de l’adaptation et de l’atténuation des pays en développement (qui doit être pris en charge à l’échelle internationale) et celui du financement des réparations des dommages liés au changement climatique (qui doit également être assumé à l’échelle internationale).
Dans le cadre de cette analyse, nous nous intéressons plus particulièrement à la question de la répartition de l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Depuis le tournant des années 2000, il est acquis que celui-ci ne doit plus être porté par les seuls pays occidentaux. Mais dans quelle mesure et à quelles conditions les pays en développement doivent-ils participer à cet effort? Les blocages autour de cette question hautement sensible ont contribué à la crise du régime climatique à la fin du protocole de Kyoto et à l’échec de la conférence de Copenhague en 2009. Afin d’alimenter la négociation politique, un débat au croisement de la science et de l’éthique s’est alors développé au sein de la communauté universitaire internationale en vue d’identifier des critères permettant d’approcher une répartition «équitable» du «budget carbone mondial» restant, c’est-à-dire du nombre estimé de gigatonnes de GES pouvant encore être émis par l’humanité dans le cadre d’une trajectoire de réchauffement de 1,5° ou de 2° à l’horizon 2100 [4].
Quantifier la «responsabilité» et la «capacité»
Plusieurs programmes de recherche internationaux sont menés depuis les années 2000 en vue d’élaborer des instruments capables de mesurer le degré d’équité des engagements de réduction des pays. La plupart de ces instruments se fondent sur les critères de «responsabilité» et de «capacité» – en phase avec le principe de «responsabilités communes mais différenciées et capacités respectives» de la CCNUCC – afin d’évaluer ce que devrait être la «juste part» de chaque pays en matière d’atténuation eu égard à son passif environnemental et sa situation économique. La «responsabilité» est la mesure dans laquelle un pays a historiquement contribué au niveau d’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, la «capacité» est la mesure des ressources économiques de chaque pays – plus ces ressources sont importantes, plus un pays est supposé pouvoir consacrer des moyens à l’atténuation sans mettre en danger la satisfaction des besoins économiques et sociaux de ses habitants.
Bien sûr, l’opérationnalisation de ces critères pose à son tour une série de questions méthodologiques ayant de fortes implications éthiques et politiques. Pour ce qui est du critère de responsabilité, quelle devrait être l’année de départ pour le calcul des émissions? Faut-il remonter au-delà de 1990, soit à une période où le phénomène de changement climatique était largement ignoré des décideurs politiques et économiques? Pour ce qui est de celui de la capacité, faut-il s’en tenir à l’indicateur du PIB ou privilégier l’indicateur de développement humain (IDH), qui pourrait refléter plus fidèlement la capacité d’action d’une société? Et si l’on adopte le PIB, ne faut-il pas lui appliquer un critère de progressivité accordant davantage de poids aux fractions de revenus supérieures et exonérant les fractions de revenus en dessous d’un certain seuil (comme dans la plupart des systèmes fiscaux)?
Des chercheurs engagés auprès du Climate Action Network, la plus grande alliance de la société civile sur le climat, ont mis au point un instrument d’évaluation intégrant ces variations méthodologiques: l’«Equity Reference Framework» [5]. Ils ont donc calculé ce que serait «l’allocation équitable» de différents pays en 2030, en remontant plus ou moins loin dans le temps (1850, 1950, 1990) pour calculer leurs émissions passées (critère de responsabilité) et en appliquant un facteur de progressivité plus ou moins élevé à leur niveau de revenu (critère de capacité). Il ressort de leurs calculs que dans tous les scénarios, la réduction d’émissions correspondant à une allocation équitable est non seulement largement supérieure aux engagements de réduction des pays riches, mais qu’elle excède même leurs niveaux d’émissions [6]. En d’autres termes, les pays industrialisés ont perdu leur droit d’émettre à l’horizon 2030 et ont au contraire un devoir théorique de retirer chaque année plusieurs gigatonnes de CO2 de l’atmosphère. À l’inverse, les pays en développement ayant historiquement émis le moins se voient attribuer une allocation équitable supérieure à leurs engagements à l’horizon 2030. En d’autres termes, ils ont théoriquement le droit d’émettre davantage que ce à quoi ils se sont engagés, voire même davantage que ce qu’ils émettraient en 2030 sans prendre aucune mesure [7].
Assumer l’existence d’une dette climatique
La conclusion que tirent la plupart des chercheurs en justice climatique, est qu’il appartient aux pays riches et historiquement pollueurs de régler (cette part) de leur dette climatique vis-à-vis des pays les plus pauvres (soit la part du budget carbone mondial dont ceux-ci sont spoliés). D’une part, en cessant le plus rapidement possible d’émettre des GES (et d’alourdir cette dette), d’autre part, en fournissant aux pays pauvres les moyens financiers et technologiques de poursuivre leur développement social et économique sans augmenter leurs émissions [8].
Les montants que cela implique à l’horizon 2030 sont très largement supérieurs aux 100 milliards de dollars annuels promis (mais non déboursés) par les pays développés à partir de 2020. Ils ne sont concevables que dans le cadre d’un système international ayant intégré la nécessité de transferts massifs entre régions du monde, visant à rendre possible un développement durable partagé. Cette redistribution mondiale des ressources n’est pas seulement souhaitable dans la perspective d’un monde «plus éthique», elle est indispensable dans la perspective d’un monde tout simplement «vivable», tant l’élévation de l’ambition climatique des émergents actuels et futurs, en passe d’être les principaux émetteurs, dépend de leur perception d’une répartition équitable des efforts de la prise en charge de cet enjeu mondial. (Article publié sur le site du Centre tricontinental-CETRI, le 21 septembre 2021)
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[1] Lire CETRI (2021), L’urgence écologique vue du Sud, Paris, Syllepse, https://www.cetri.be/Les-cinq-dilemmes-de-la-crise.
[2] Statistiques de la Banque mondiale (2020). Et encore, l’on ne tient pas compte ici des émissions «importées», c’est-à-dire des émissions liées à la production industrielle, en Asie notamment, des biens qui sont consommés en Europe et aux États-Unis. Leur prise en compte augmente encore d’environ 20 % le bilan des Occidentaux.
[3] Bourban M. (2021), «Promoting Justice in Global Climate Policies», in Éloi L. et Zwickl K. (dir.), Handbook of the Political Economy of the Environment, New York, Routledge.
[4] En 2020, ce budget était estimé à environ 400 Gt CO2 dans le scénario 1,5° et 1200 GT dans le scénario 2°. L’humanité a émis environ 59 Gt CO2 en 2019 (PNUE, 2020, Emission Gap Report 2020, Nairobi).
[5] Holz C., Sivan K. et Athanasiou T. (2018), «Fairly Sharing 1.5 – National Fair Shares of a 1.5°C compliant Global Mitigation Effort», in International Environmental Agreements: Politics, Law and Economics, 18.
[6] En appliquant une méthodologie proche, les économistes Laurent Éloi et Paul Malliet arrivaient récemment à cette même conclusion («Climat, l’urgence de la justice», 19 avril 2021, OFCE, www.ofce.sciences-po.fr/blog/climat-lurgence-de-la-justice/).
[7] Dans le cadre de cet exercice, la situation des grands pays en développement (les «émergents») varie selon les scénarios retenus. Si seules les émissions après 1990 sont retenues et si la progressivité est faible, leur allocation est inférieure à leur engagement. Ils devraient donc faire plus d’efforts. En revanche, si l’année 1850 est retenue comme date de départ et si la progressivité est forte (donc si leur capacité est revue à la baisse vu qu’ils comptent de nombreux habitants pauvres), c’est l’inverse qui se produit.
[8] Il s’agit là de transferts qui devraient bien entendu s’ajouter aux transferts visant les mesures d’adaptation et la couverture des dommages causés par le dérèglement.
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