Par Amaury Valdivia
Pour Yotuel Romero, le temps a semblé s’arrêter le jour où il a quitté l’île [il y a 24 ans]. Dans son nouveau rôle de participant à l’émission télévisée «Masterchef Celebrity Spain», il a déclaré il y a quelques semaines que les 5 euros sont toujours le salaire minimum pour ses compatriotes, qui doivent «les étirer comme un chewing-gum» pour survivre.
A peu près au même moment que sa déclaration, La Havane a décrété un retour à la «normalité» après le pic pandémique de l’été. Dès la nuit de la réouverture, les réseaux sociaux ont été remplis de photos des nouveaux prix pratiqués dans les bars et les restaurants: en moyenne, les bières nationales coûtent entre 1 et 2 euros, les bières importées jusqu’à 3 euros, et un menu personnel, sans grand luxe, autour de 15 euros. Malgré cela, la norme était de faire salle comble, et au fil des jours, la demande a augmenté pour que l’interdiction soit levée pour les discothèques également, et pour que les voyages entre les provinces soient autorisés, en particulier vers des stations balnéaires comme Varadero.
Ce lundi [4 octobre], la «flexibilisation» a été étendue aux magasins en Monnaie librement convertible [MLC– elle inclut le peso cubain convertible, le dollar, l’euro, la livre sterling, le franc suisse, la couronne danoise, suédoise et norvégienne, le peso mexicain et le yen], magasins qui ont prolongé leurs heures d’ouverture jusque dans la nuit et ont largement éliminé les restrictions sanitaires face au nombre de clients qu’ils pouvaient servir. «Nous devrons attendre de voir combien de temps ils disposeront des marchandises avec autant de gens qui veulent acheter», a plaisanté quelqu’un dans la section des commentaires de la nouvelle sur le site web de la plus grande chaîne de magasins publics.
Même à La Havane, qui bénéficie d’un statut privilégié, les boutiques sous régime MLC ne peuvent pas répondre à la demande. Les heures d’attente devant ces établissements ou les tentatives d’achat sur leurs plateformes virtuelles inefficaces font depuis longtemps partie du quotidien, tout comme leurs prix, qui sont plus élevés que dans n’importe quel pays voisin.
«Malgré tout, les Cubains «inventent» et cherchent de l’argent – qui sait comment», plaisante Ariel, un maçon qui confirme sa place sur la liste d’attente des réfrigérateurs dans un magasin du MLC. Trois ou quatre fois par mois, lorsque les produits arrivent, la liste d’attente est activée et des dizaines d’abonné·e·s sont averties pour venir les acheter, à des prix qui descendent rarement en dessous de 500 MLC (chaque MLC équivaut à un dollar). S’il n’y avait pas eu la pandémie, Ariel a déclaré qu’il aurait acheté depuis longtemps le réfrigérateur et les climatiseurs pour sa chambre et celle de ses filles, parmi d’autres articles. «Covid est venu tout compliquer. Je n’ai pas travaillé depuis juin à cause du manque de ciment. J’ai même dû laisser à moitié construite une piscine que je construisais pour un Cubain-Américain rapatrié. Espérons que, comme on le dit, les choses s’amélioreront avec la réouverture», a-t-il déclaré.
Qu’est-ce qui a changé avec la crise, qu’est-ce qui n’a pas changé?
En juin 2018, Yotuel et ses collègues du groupe de rap et hip-hop Orishas [populaire en Espagne, Portugal et Amérique du Sud : le nom renvoie à une divinité de la religion – la Santeria – des descendants africains esclaves] se sont réunis pour une tournée généreusement payée par le ministère cubain de la Culture. Le rappeur a entretenu des relations fluides avec les autorités de l’île et il a bénéficié du fait d’être le visage de Cuba Ron SA, la société nationale de boissons alcoolisées. Une de ses compositions musicales a été le thème de campagnes organisées par le ministère du Tourisme. A l’époque, l’économie locale n’avait pas encore souffert des sanctions imposées par Donald Trump: cette année-là, le tourisme a atteint le chiffre record de 4,7 millions de vacanciers étrangers, les missions médicales en Bolivie et Brésil, apportaient des revenus, et Western Union [entreprise spécialisée les transferts d’argent internationaux, entre autres pour les particuliers] enregistrait une croissance régulière des transferts de fonds des familles.
Trois ans plus tard, Yotuel est le porte-drapeau de l’opposition au gouvernement de La Havane. Fin juillet 2021, il s’est rendu de Madrid à Washington pour rencontrer Joe Biden et lui demander de ne pas relâcher la pression sur l’île et, à la mi-septembre, il a célébré la nomination de sa chanson «Patria y vida» comme meilleure chanson de l’année aux Latin Grammy Awards comme une reconnaissance de «ceux qui luttent contre la dictature»! On se souvient à peine des données économiques porteuses d’espoir du passé: la baisse de 11% du produit intérieur brut qui a clôturé l’année 2020 sera probablement dépassée par le recul de 2021, tandis que la réforme monétaire n’a jusqu’à présent contribué qu’à accélérer l’inflation.
La crise présente toutefois des nuances. Pour les professionnels qui vendent leurs services à des clients étrangers et sont payés en dollars ou en monnaies virtuelles, la dévaluation du peso cubain (CUP), décrétée en janvier 2021, a multiplié leurs revenus. Il en va de même pour les «mules» [terme utilisé par analogie à ceux et celles qui transportent de la drogue] qui entrent dans le pays avec un large éventail d’articles destinés à la revente, et pour les émigré·e·s qui envoient des fonds à leurs familles restées à Cuba ou investissent dans des entreprises sur l’île. Parmi ceux-ci figure le client actuel d’Ariel, le maçon. Après avoir vécu de nombreuses années aux Etats-Unis, avec sa citoyenneté américaine et une pension, il a décidé de revenir à Cuba. Il a passé la dernière année et demie à rénover une maison qu’il avait achetée, dans le but de la transformer en auberge pour étrangers. «Mille dollars, ce n’est rien aux Etats-Unis, mais à Cuba, si vous avez cet argent chaque mois, vous vivez comme un roi», fait remarquer le maçon Ariel.
En regardant l’avers de la médaille, on trouve des milliers de personnes âgées vivant seules, des mères célibataires à la tête de familles nombreuses et des handicapés sans formation professionnelle. En septembre, lors d’une session du Conseil des ministres, le président Miguel Díaz-Canel a implicitement reconnu l’urgence de «les atteindre par le travail social et l’aide». Mais entre le discours officiel et l’action concrète, se dresse le formidable obstacle de la crise financière. Le programme démographique [vieillissement de la population, basse fécondité et solde migratoire négatif|, par exemple, est pratiquement suspendu depuis plus d’un an; la majeure partie du budget prévu pour les nouveaux centres de reproduction assistée a dû être réorientée pour faire face à la Covid-19, et la construction de logements est tombée à son plus bas niveau du siècle [or, une priorité a été affirmée en avril 2019 pour accroître la surface des domiciles pour les familles avec 3 enfants et plus].
Les priorités économiques du gouvernement ne sont pas non plus propices à un changement de situation, du moins pas à court terme. En mai, un rapport du Bureau national des statistiques et de l’information sur l’utilisation sectorielle des fonds d’investissement publics a suscité la controverse. Selon une logique difficile à comprendre en période de pandémie, en 2020 et au premier trimestre 2021, la moitié de cet argent a été dépensée pour des hôtels, des centres de loisirs et leurs infrastructures connexes. «Il [le tourisme] a été investi 3,5 fois plus que l’industrie, 7,5 fois plus que l’agriculture et l’élevage, et 72 fois plus que la science et l’innovation technologique», a tweeté l’économiste cubain Pedro Monreal, spécialiste auprès de l’Unesco. [Il anime un blog: https://elestadocomotal.com/] . La priorité accordée par les autorités à l’industrie du tourisme et de ses annexes se traduit par la nomination de Manuel Marrero au poste de Premier ministre en décembre 2019. Au moment d’accéder à ce poste de Premier ministre, rétabli par la nouvelle constitution [car disparu en 1976], Manuel Marrero n’était même pas considéré comme un candidat, le prestige et l’expérience des autres pouvant difficilement être contrebalancés par le fait qu’il dirigeait le ministère du Tourisme depuis 2004. [Manuel Marrero Cruz était, depuis 1999, vice-président du groupe hôtelier Gaviota qui appartient à l’armée ;de la présidence du groupe en 2000, il passe au ministère du Tourisme en 2004, mais il n’est pas installé dans les instances dirigeantes du PCC].
Une réforme avec des limites
Le 29 septembre 2021, fut approuvée l’existence des 35 premières micros, petites et moyennes entreprises (mipymes) de Cuba, après 50 ans, dont 32 sont privées.
Leur création fut fortement médiatisée comme une traduction du train de mesures législatives adoptées, fin août, par le Conseil d’Etat [selon la Constitution de 2019, organe responsable devant l’Assemblée Nationale du Pouvoir Populaire] et plusieurs ministères afin de permettre aux entreprises indépendantes d’acquérir un statut juridique et de passer à 100 salarié·e·s. En même temps, le moratoire qui avait été imposé quatre ans plus tôt sur l’enregistrement de nouvelles coopératives non agricoles a été levé. La générosité du gouvernement n’est toutefois pas allée jusqu’à lever l’interdiction du travail professionnel indépendant professionnel.
Le 16 avril 2021, lors du VIIIe congrès du Parti communiste, Raúl Castro a tonné contre ceux qui «exigent l’exercice privé de certaines professions alors que d’autres ne sont pas autorisées»: «Il semble que l’égoïsme, la cupidité et le désir d’obtenir des revenus plus élevés […] encouragent la volonté d’engager un processus de privatisation qui balayerait les fondements et l’essence de la société socialiste». Il s’agissait d’une riposte à la collecte de signatures organisée par des architectes, des ingénieurs et d’autres diplômés de l’université qui demandent à pouvoir enregistrer leurs études et leurs entreprises qui, notamment à La Havane, fonctionnent illégalement depuis des années.
Quelque 600 d’entre eux ont envoyé une lettre au Premier ministre pour critiquer l’existence de la «liste des activités interdites», une liste de 124 activités que l’Etat se réserve comme relevant de sa compétence exclusive. Suivant les précédents de la Chine et du Vietnam, elle inclut des professions telles que celle de journaliste et d’avocat ou des activités liées à la Défense (par exemple, la fabrication d’explosifs), mais aussi d’autres, depuis longtemps, ont été libéralisées par Pékin et Hanoï.
«Il est triste que tant de jeunes doivent émigrer parce qu’ils ne trouvent pas de perspectives professionnelles et se sentent exclus d’un pays où l’on a besoin d’eux», a déploré, la semaine dernière, Jorge Véliz, l’un des architectes qui ont signé la lettre mentionnée.
Trouver un logement pour les milliers de diplômés qui quittent leur université chaque année est un défi pour le gouvernement. Bien qu’ils soient tous officiellement employés, la plupart des postes dans les instances publiques se voient attribuer des salaires qui ne suffisent pas à couvrir les besoins de base. «Ici, même les balayeurs de rue ne vivent pas de leur salaire», a déclaré un ingénieur en informatique, qui utilise la connexion Internet de son lieu de travail public pour faire de la programmation pour divers clients résidant à l’étranger. D’autres jeunes demandent des bourses qui leur permettent d’émigrer ou, après avoir raccroché leurs diplômes, exercent des professions plus rentables sur le plan économique.
Une réforme de la législation sur les entreprises publiques, qui a été adoptée par étapes au cours de l’année écoulée, vise à changer cette situation. Mais elle s’est heurtée en chemin à des obstacles tels que l’existence du MLC – après deux décennies de double monnaie (peso cubain et peso convertible) – qui a abouti à fausser normes comptables.
Les sanctions des Etats-Unis [dont la levée relève d’une exigence démocratique et sociale élémentaire], d’abord, puis les erreurs des autorités et l’effet du Covid-19, se sont combinées pour aboutir, dans de nombreux cas, suite à la réforme, à une baisse des salaires réels. Alors qu’à la fin de l’année 2020, le taux de change informel de l’euro était d’environ 30 CUP (pratiquement le même que le taux officiel), depuis lors, la monnaie de l’UE a suivi une courbe ascendante, pour atteindre son taux actuel de 85 CUP. L’effet de cette fluctuation est d’autant plus sensible que l’euro et, dans une moindre mesure, le dollar sont les références pour le MLC et, par conséquent, pour une grande partie du marché des biens et services.
Malgré tout, certains pensent que le pire de la crise pandémique pourrait être passé et que, avec une hypothétique reprise du tourisme, le gouvernement pourrait disposer d’une main gagnante dans ce jeu de réformes. Des analystes tels que Pedro Monreal estiment que, seulement dans le secteur de nouvelles mipymes, quelque 15 000 entreprises pourraient rejoindre le réseau commercial de l’île d’ici à la fin de 2022, générant des milliards de CUP en taxes et couvrant certains des domaines les plus négligés par le secteur public, tels que les services. Une marche nationale de l’opposition convoquée pour le 20 novembre – cinq jours après la réouverture des frontières – mise sur le maintien de l’état d’agitation sociale avant que la énième reprise économique ne fasse gagner du temps au gouvernement.
Pour moment, la vitalité de la «flexibilité» inventive propre à La Havane a mis un bémol aux prévisions pessimistes diffusées depuis Miami. Les revenus des Cubains de l’île sont toujours inférieurs à ceux des autres pays du continent, mais, chose inexplicable, beaucoup ne semblent pas manquer d’argent pour faire la fête comme s’il n’y avait pas de lendemain. (Article publié dans l’hebdomadaire de gauche uruguayen, Brecha, en date du 8 octobre 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
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