Débat. Les mondes fantômes des adversaires de l’égalité

Par Michel Lepesant

Nous publions, ci-dessous, une contribution critique à l’article de Michel Husson intitulé «Le monde merveilleux du revenu universel», publié sur ce site le 22 décembre 2016. Michel Lepesant nous indique dans son courriel en date du 3 janvier que sa «réponse est écrite d’un point de vue décroissant». En effet, il précise qu’il est «un des animateurs de la décroissance en France – membre du MOC  – et ne se reconnaît pas du tout dans les critiques trop générales adressées par Michel Husson». Ce texte peut être l’occasion de l’ouverture d’échanges qui soient utiles. (Rédaction A l’Encontre)

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Le revenu de base n’est plus une proposition politique, c’est un feu d’artifices: de droite à gauche ou inversement, de la France d’en Haut à celle d’en Bas ou réciproquement, quel est le candidat qui n’ajoute pas à son panier électoral la proposition d’un revenu de base ou d’une allocation universelle?

En miroir, cette foison suscite son bouquet de critiques et de rejets. Et c’est là que le bât blesse car aucune critique ne prend la peine d’une analyse un tant soit peu honnête, en commençant tout bêtement par faire exprès de ne pas confondre entre les différentes variantes proposées. Or ces critiques se contentent en général de faire semblant de croire qu’en leur essence toutes les propositions de revenu social seraient peu ou prou équivalentes, qu’elles reposeraient sur le même «postulat», forcément «erroné», qu’elles déboucheraient sur une même «impasse stratégique».

Alors pour ne pas subir en retour la même critique, pour ne pas mélanger dans le même sac toutes les critiques, il nous faut nous contenter, de temps en temps, de ne lire attentivement qu’une critique à la fois: et c’est ainsi que nous sommes tombés sur la (énième) critique écrite par Michel Husson[1].

Nous avions déjà répondu à une précédente critique[2], alors pourquoi ne pas recommencer?

Commençons par la fin de son article, histoire de partir d’une base commune: «la construction d’une stratégie d’alternative ancrée dans la réalité des rapports sociaux»; fort bien. Mais il ne peut y avoir de «rapports sociaux» que s’il y a, au préalable, une «société».

La proposition que nous, en tant qu’«amis de la décroissance», nous défendons, part précisément de ce préalable qu’est l’existence d’une société. Nous ne voulons ni d’une société comme «addition d’individus» – non, nous ne sommes pas des libéraux qui croyons que les individus précéderaient logiquement, politiquement ou juridiquement la société et c’est pourquoi nous n’imaginons pas une genèse fictive de la société par un «contrat», fût-il «social» ou par une «validation sociale» – ni d’une société comme «soustraction d’individus» – et c’est pourquoi notre revendication d’un revenu est bien celle d’un revenu inconditionnel, car la moindre condition signifierait ipso facto la justification de l’exclusion, évidemment des «fainéants», ceux qui refuseraient de «travailler»!

Contre de telles critiques à la fois explicitement «travaillistes» et implicitement «individualistes», nous fondons la cohérence de notre proposition d’un revenu inconditionnel suffisant sur l’affirmation claire d’un présupposé idéologique quant à la nature même de ce que nous entendons par société: ce qui fait «société» ce n’est pas la liberté de ses individus, c’est la vie commune au sein d’un monde commun; voilà notre traduction «communiste» ou «radicalement égalitariste» de la vieille demande d’«une vie bonne au sein d’une société juste». C’est pourquoi nous n’hésiterons à violer la liberté des (plus) riches à extorquer une part indécente de la richesse pourtant produite par la contribution, directe ou indirecte, de tous: c’est pour cela qu’il n’est pas question de défendre un revenu inconditionnel s’il n’est pas suffisant.

Doublement suffisant. Suffisant par le haut: oui à un revenu maximum inconditionnel. En tant que «socialistes», nous ne croyons pas qu’il puisse exister la moindre société commune tant que sera politiquement et fiscalement permis à certains de crever tous les plafonds de la décence en matière de revenus; non à la sécession des riches, oui à la fin de cet assistanat qui consiste à laisser les riches piller des richesses dont ils se croient la source. Suffisant par le bas: oui à un revenu minimum inconditionnel car il ne s’agit pas de se réclamer d’un objectif formel – «Qu’une société garantisse un revenu décent à tous ses membres est évidemment un objectif légitime» – il faut encore en garantir matériellement les moyens, c’est-à-dire les revenus.

Doublement suffisant, donc. Il faut que le montant du revenu inconditionnel soit suffisant: voilà une frontière nette entre les versions de droite et celles de gauche; il faut aussi plafonner le revenu maximal: au-delà d’un écart de 1 à 4 ou à 6, ça suffit! C’est pourquoi nous pensons que toute revendication d’un «revenu de base» est orpheline si elle reste muette sur le «sommet»: pour lutter contre la misère, il faut s’opposer à la richesse.

Doublement suffisant parce que doublement limité; dans le cadre de ce que nous appelons «espace écologique». 1/ Manière d’abord de sourire quand nous lisons la méchanceté gratuite adressée à la «décroissance» réduite à la «frugalité»: oui nous sommes pour la «pauvreté»[3] personnelle, oui nous prétendons vouloir articuler cette sobriété à la question de la reprise de souveraineté éminemment sociale quant à la gestion inévitable des surplus; oui nous affirmons que «le binôme sobriété personnelle/dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale/excès individuel»[4]. Autrement dit, nous ne justifions vraiment pas notre revendication d’un revenu inconditionnel par le mythe de nouvelles sources de production de la valeur (même cognitif et/ou numérique, le capitalisme reste le capitalisme; nous ne nous leurrons pas sur une évaluation économique des services rendus par la nature) ou par d’hypothétiques gains de productivité (nous ne faisons pas du «gain» une motivation valable pour une vie sereine, pas plus que nous nous réjouirions de la moindre accélération): notre problème n’est pas celui de la croissance mais bien celui de la décroissance (définie seulement comme ce moment de transition, cette parenthèse entre monde de la croissance et monde libéré de la religion de l’économie). 2/ Manière ensuite d’inscrire explicitement notre revendication d’un revenu inconditionnel suffisant au sein de la question écologique; non, nous ne mettons pas l’écologie au cœur de la politique; oui nous prétendons l’inverse: c’est à l’intérieur des limites naturelles de la soutenabilité écologique (sous un plancher aucune vie n’est tenable; au-delà des plafonds, aucune durabilité non plus) que nous faisons de la politique.

Ceci étant rappelé nous pouvons en venir aux deux critiques que Michel Husson adresse à toutes les variantes de revenu socialisé, a fortiori donc à notre proposition décroissante: la question de l’emploi et du plein-emploi; celle de la stratégie de transition.

Non, nous les décroissants, nous n’affirmons pas que le plein-emploi est hors d’atteinte. Pour une raison toute simple: nous considérons que dans une société toutes les activités, en dehors des activités illicites, contribuent déjà directement ou indirectement à la production de la richesse sociale commune. Or aujourd’hui non seulement une partie seulement de ces contributions est rémunérée mais – faute précisément d’inconditionnalité dans la rémunération accordée à toute contribution – la répartition entre contributeurs est totalement faussée au profit du «Capital» et au détriment du «Travail»: cela s’appelle un «rapport de forces» et quant à nous, nous continuons à rêver d’une organisation sociale où tous les rapports de force seront abolis. Voilà pourquoi nous ne nous contentons pas d’appeler à l’abolition du Capital, nous appelons aussi à l’abolition du Travail. Dans le couple Capital-Travail, nous ne voulons fétichiser ni le Capital, ni le Travail: et voilà que soudain nous nous mettons à dos autant les capitalistes que les travaillistes. Tant pis si c’est le prix à payer pour un peu de cohérence politique. Il est donc faux d’affirmer que tous les projets de revenu social constitueraient «une renonciation à la lutte contre le capital»: mais attention alors que les critiques, même les maladroites et les malintentionnées, ne constituent pas, à leur tour, une renonciation à la lutte contre le Travail (Car nous voulons abolir la fable du Travail comme facteur d’intégration sociale, réduire la place du travail, réduire le temps de travail; nous ne voulons pas réduire le travail pour que tout le monde puisse travailler, nous voulons partager le travail pour que tout le monde travaille moins).

A partir de là, si nous remarquons qu’un «emploi» est seulement une activité rémunérée par un revenu alors dans une société où chacun recevrait inconditionnellement un revenu en reconnaissance (sociale) de sa contribution, le plein-emploi cesse d’être un objectif car il est toujours déjà tautologiquement réalisé. L’objectif effectif c’est la rémunération sociale de toute contribution sociale: un revenu, c’est un dû!

Nous en venons alors à la seconde critique, celle de la stratégie politique de la transition: histoire de vraiment savoir qui sont les «idiots utiles» dans cette histoire[5]!

Oui, nous anticipons la critique que la proposition de rémunérer toute contribution sociale risque de monétiser, et donc ensuite de marchandiser, tout ce qui aujourd’hui constitue une richesse inestimable de la vie sociale. Et c’est pourquoi les décroissants favorables au revenu inconditionnel ont depuis longtemps défendu que le versement de ce revenu devrait se faire en trois parts: une part en monnaie commune, une part en monnaie locale complémentaire citoyenne (MLCC) et une part en gratuités. Quant à la dernière part, il s’agit bien de promouvoir une extension du domaine des services publics (mais à condition de totalement redéfinir l’organisme collecteur et redistributeur non plus comme «Etat» mais comme «mutuelle institutionnalisée»). Nous ne sommes pas favorables à ce que tout le revenu inconditionnel soit distribué seulement en gratuités (car toute gratuité doit anticiper trois «dommages» intrinsèques: risque du fléchage, du flicage et du gaspillage). La répartition entre ces trois parts doit donc à la fois tenir compte conjoncturellement d’un processus transitionnel et structurellement du cadrage en termes de plancher/plafond.

Mais la stratégie de transition, c’est aussi la question de la mise en place d’une telle révolution dans la répartition de la richesse commune. Question déjà longuement débattue par exemple au sein d’une plate-forme revendicative lors des élections législatives de 2012, commune à des décroissants, des alternatifs et des anticapitalistes (par exemple sur les 7 circonscriptions de l’Ardèche et de la Drôme). Bien sûr d’ores et déjà, des luttes peuvent être menées pour sans attendre décoloniser nos imaginaires prisonniers du fétiche du Travail: en 2012, étaient donc déjà explicitement proposées comme «chemins vers un revenu inconditionnel suffisant» 1/ Une allocation universelle décente versée inconditionnellement aux jeunes entre 18 et 25 ans; 2/ Une sécurité sociale professionnelle garantie en cas de perte de ce que l’on appelle aujourd’hui «emploi» financée par une fiscalité drastique sur les «profits». 3/ Nous allions même un peu plus loin car nous n’avions pas oublié les plus de 60 ans: pour eux, nous devons d’ores et déjà revendiquer une retraite inconditionnelle d’un montant unique garantie à tous!

Un dernier point sur cette question de la stratégie: il s’agit d’éviter tant les solutions miracles (la rupture pour la rupture) que les pseudo-solutions (ce n’est pas parce que les exploités ont intégré l’aliénation travailliste que le Travail manifeste le moindre potentiel émancipatoire), car les unes comme les autres, avant de lamentablement et historiquement échouer n’auront fait que renforcer le système qu’elles prétendaient dépasser.

Voilà pourquoi la proposition d’un revenu inconditionnel (doublement) suffisant telle qu’elle est défendue par la plupart des décroissants mérite autre chose que des critiques par la caricature et l’amalgame, par les fantasmes et les fantômes: 1/ d’une part, sa radicalité repose sur une drastique redistribution tant des revenus que des reconnaissances accordées à toutes les activités, et donc aussi des «temps de travail» (en particulier ceux des «tâches pénibles» et des activités «genrées»); 2/ d’autre part sa cohérence sociale et écologique en fait aujourd’hui, au temps de l’effondrement, la proposition la plus roborative pour oser briser tous les tabous idéologiques qui enferment encore aujourd’hui les débats sur la transition, c’est-à-dire sur une sortie définitive non seulement du capitalisme, mais aussi du productivisme, mais aussi de l’individualisme généralisé: et c’est là que nous retrouvons l’exigence d’une vie commune dans une société commune, au nom de l’égalitarisme radical défendu par notre proposition.

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Michel Lepesant anime le blog suivant: http://decroissances.blog.lemonde.fr/

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[1] http://alencontre.org/societe/le-monde-merveilleux-du-revenu-universel.html

[2] Michel Lepesant, Considérer ensemble revenu inconditionnel et monnaie locale, in Mouvements n°73, septembre 2013, pages 54 à 59.

[3] La «pauvreté» volontaire se situe dans un espace des communs encadré par le plancher de la misère (quand manque le nécessaire) et le plafond de la richesse (définie par la croissance du superflu, par l’infernal triptyque publicité/crédit/obsolescence).

[4] G. Kallis, F. Demaria et G. D’Alisa, Décroissance, Vocabulaire pour une nouvelle ère (2015).

[5] Pas question pour les décroissants de mettre une majuscule à l’histoire ; nous ne croyons plus à la fable du Progrès, nous ne sommes plus des «progressistes».

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