Par Markus Bernath
L’administration judiciaire a réservé la grande salle de la 27e chambre pour les crimes graves, mais elle n’était de loin pas assez grande pour les personnes intéressées à ce procès. Familles, collègues, membres de partis politiques turcs et étrangers, ainsi que représentants d’organisations internationales, se pressaient dans la salle de tribunal du Palais de Justice d’Istanbul, dans le quartier de Caglayan [au sein du district de Kagithane]. Quand les accusés furent introduits, la salle applaudit. Le procès [commencé le lundi 24 juillet] contre 17 collaborateurs [1] du quotidien Cumhuriyet a un caractère symbolique.
Sarah Clark, une experte en droit de PEN International [2], qui observe le déroulement du procès, constatait une «attaque contre le plus grand journal indépendant de Turquie» [3]. La présence de gardes armés dans la salle donnait tout de suite le ton. Le parquet demande entre 7 ans et demi et 43 ans d’emprisonnement contre les accusés. Parmi eux, Murat Sabuncu, rédacteur en chef de ce quotidien de tradition strictement séculier, le célèbre caricaturiste Musa Kart et l’ancien rédacteur en chef Can Dündar qui s’est exilé à Berlin. Ce dernier ainsi que le correspondant à Washington, Ilban Tanir, seront jugés par contumace. La justice leur reproche à tous une «aide à une organisation terroriste armée».
Le procureur lui-même soupçonné
Les charges changent selon les accusés dans l’acte d’accusation; elles portent contre le mouvement du prédicateur Fathullah Gülen [4], contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou encore le groupe d’extrême gauche DKHP-C [d’idéologie «marxiste-léniniste » et ayant visé des cibles militaires ou policières]. L’accent principal est mis sur Gülen, que la direction politique en Turquie tient pour responsable de la tentative de putsch de juillet 2016. Le procureur a déclaré que le journal a changé de ligne rédactionnelle et est devenu un instrument du mouvement de Gülen.
Il ressort des premières déclarations des accusés des inexactitudes dans l’acte d’accusation et des doutes sur les investigations. Ainsi, le célèbre chroniqueur Kadri Gürsel [5] a indiqué qu’il n’était pas membre du directoire de la fondation Cumhuriyet contrairement à ce qu’indiquait l’acte d’accusation. Le président du directoire Akin Atalay rappelait que le procureur, Murat Iman, était soupçonné dans un autre procès d’être un partisan de Gülen
«L’interrogatoire des accusés indique clairement ce qui est en question: comment les nouvelles sont traitées, la liberté de la presse et le journalisme; et rien d’autre», a dit Johann Bihr, un représentant de Reporters sans frontières à Istanbul.
Souhaits cyniques
Le procès s’ouvre le «jour de la presse » en Turquie, ce que les critiques du régime considèrent comme une amère ironie. Ce jour doit commémorer l’abolition de la censure de la presse le 24 juillet 1908 après la révolution des Jeunes-Turcs [6]. Dans un discours à cette occasion, le président du Parlement, Ismail Kahramann, soulignait que «la défense de la liberté et de la démocratie» est le devoir de la presse.
Selon les chiffres de la plateforme médiatique P24, 166 journalistes étaient emprisonnés au milieu de ce mois. Ce nombre devrait encore augmenter, car la justice a émis des mandats d’arrêt contre 34 anciens collaborateurs de la radio-télévision d’Etat TRT. Eux aussi seraient des partisans de Gülen. (Article publié dans la Neue Zürcher Zeitung en date du 25 juillet 2017; traduction A l’Encontre)
Notes
1.- Certains des plus grands noms du journalisme turc figurent parmi les accusés, comme le chroniqueur francophone Kadri Gürsel, le journaliste d’investigation Ahmet Sik ou encore le féroce caricaturiste Musa Kart. Mais aussi le patron du journal, Akin Atalay, et le rédacteur en chef, Murat Sabuncu. Onze des accusés sont en détention préventive, la plupart depuis près de neuf mois. Le Monde du 25 juillet 2017 affirmait en éditorial: « Ce n’est pas le procès du plus vieux, et d’un des meilleurs, quotidien du pays, Cumhuriyet. C’est bien plus que ça: une tentative pour écraser la liberté d’écrire et d’informer. Il s’agit de diffuser la peur et d’étouffer toute critique d’un régime et de son chef, le président Recep Tayyip Erdogan.» Cumhuriyet est de tendance kémaliste. (Red. A l’Encontre)
2.- Cette institution, créée au Royaume-Uni en 1921, jouit d’un prestige international. PEN International est présent dans plus de 140 pays. Il regroupe des écrivains et des essayistes et défend la libre circulation des idées, la liberté d’expression et la littérature «sans frontières». PEN International rappelle, sur son site, deux de ses initiatives liées à des assassinats de journalistes et écrivains: «En octobre 2006, Anna Politkovskaya, une influente journaliste du journal indépendant Novaya Gazeta, qui avait reçu des menaces à la suite de ses reportages sur la guerre en Tchétchénie, fut assassinée dans l’ascenseur de son immeuble à Moscou. PEN International se consacre depuis à tout faire pour que ses assassins soient traduits en justice. Trois mois plus tard, en janvier 2007, l’écrivain turc d’origine arménienne et rédacteur en chef du journal bilingue Agos, Hrant Dink, était assassiné à Istanbul. Il avait été accusé en vertu de l’article 301 du code pénal turc pour avoir «insulté l’identité turque» dans ses écrits, dans lesquels il critiquait le refus du gouvernement turc de reconnaître le génocide arménien de 1915. Après son assassinat, PEN International apporta son aide à la famille Dink et exigea une enquête sérieuse et ouverte. Un jeune ultranationaliste turc fut condamné, ainsi que plusieurs autres hommes.» (Réd. A l’Encontre)
3.- Cumhuriyet diffusait à environ 50’000 exemplaires en 2015. Le principal quotidien turc Zaman, qui était lié au mouvement de Gülen, était diffusé à plus de 600’000 exemplaires payants. Il a été interdit par le gouvernement turc le 4 mars 2016. Deux jours plus tard, il réapparaissait sous contrôle gouvernemental. Donc avant la tentative de putsch (15 juillet 2016) et surtout avant le référendum sur la modification de la Constitution, le 16 avril 2017. (Réd. A l’Encontre)
4.- Le Figaro du 25 juillet 2017 indique que Kadri Gürsel a déclaré: «Les accusations dont je fais l’objet visent à me discréditer. J’ai été arrêté pour avoir fait mon travail de journaliste.» Et d’ajouter, ironique: «Par le passé, j’ai alerté le gouvernement contre le danger de coopérer avec Fetö (la mouvance de Fathullah Gülen). Mes mises en garde se sont révélées justes.» (Réd. A l’Encontre)
5.- Fethullah Gülen est fils d’imam et d’origine paysanne. Il a développé ce que des analystes nomment: «une vision originale de l’islam – ouvert au dialogue œcuménique, compatible avec la démocratie et à l’esprit critique qu’il tient pour «fondement de la connaissance de Dieu » (Revue XXI, Printemps 2017, p. 45.) Il a fait montre de rares capacités d’organisation en mettant sur pied un réseau d’écoles privées considérées de qualité. Elles agissent comme un instrument de recrutement de jeunes, généralement d’origine dite modeste. Dès lors les membres de la confrérie ont investi la justice, l’armée et la police. Ce qui explique les cibles de la répression du «sultan » Erdogan. Il faut avoir à l’esprit que des magistrats gülenistes avaient lancé une «opération mains propres » (par analogie à ce qui s’est passé en Italie au début des années 1990). La périphérie proche d’Erdogan avait été mentionnée, ce qui créa déjà des réactions brutales d’Erdogan. Depuis 1999, Gülen vit aux Etats-Unis, en Pennsylvanie. Obama a refusé son extradition. Pour les médias contrôlés par Erdogan – rachetés par des proches de ce dernier – Hizmet (le nom effectif de la confrérie) est qualifiée ainsi: «Fetö, pour Fethhullahçi Terrör Örgütü», soit «Organisation terroriste güléniste». Quant à qualifier le courant politico-religieux animé par F. Gülen les options diffèrent. Est-il ce qu’il est ce qu’il dit? Combine-t-il des méthodes d’un membre de l’Opus Dei et d’un jésuite de droite, doublées de celles d’un membre de la Curie romaine pour faire passer son message? Où dispose-t-il d’une maestria dans l’art du «takkye», c’est-à-dire de la dissimulation justifiée pour atteindre un but. Un modus operandi qu’un jésuite conservateur justifie sans grands efforts. (Rédaction A l’Encontre)
5.- Le 24 juillet 1908, le sultan Abdul Hamid II capitule devant les Jeunes-Turcs et rétablit la Constitution de 1876, qui avait été abrogée 2 ans plus tard en 1878. Le sultan est déposé en avril 1909, après une tentative de contre-révolution. (Réd. A l’Encontre)
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