Par Uraz Aydin
«Je ne peux me taire», c’est le titre d’un morceau de rap réunissant une vingtaine d’artistes et traitant des principaux maux de la Turquie, des atteintes à la liberté d’expression aux féminicides, de la question écologique à la violence policière, en passant par des questions concernant la dégradation du système judiciaire et de l’enseignement, les droits des animaux, la pauvreté… Ce clip (intitulé #susamam en turc) de 14 minutes diffusé sur Youtube le 6 septembre 2019 a atteint en l’espace d’une semaine plus de 22 millions de vues [1]. La diffusion du clip coïncidant avec le jour où se tenait la troisième audience du procès ouvert contre Canan Kaftancioglu, présidente de la branche stambouliote du CHP (Parti républicain du peuple) qui y écopait 10 ans de prison, et l’hashtag «susamam» fut approprié tel un mot d’ordre par les diverses forces de l’opposition. Au-delà de la réaction face à la condamnation de Kaftancioglu, qui fut comprise – comme il se doit – comme une vengeance politique de la part du régime, l’hashtag fut utilisé pour dénoncer toutes sortes d’injustices, notamment par le HDP (Parti démocratique des peuples) pour protester contre la destitution de maires kurdes et leurs remplacements par des administrateurs pro-AKP (Parti de la justice et du développement), survenus quelques semaines auparavant.
Ainsi, couvert de fleurs par l’opposition et fustigé par le bloc au pouvoir, la réception de ce morceau de rap – en dehors de toutes les critiques esthétiques et politiques qui peuvent être et ont été exprimées à son égard [2] – incarne bien les dynamiques conflictuelles en œuvre dans la société et la sphère politique dans le contexte d’un affaiblissement partiel de l’AKP et d’un regain d’optimisme engendré par la conquête des mairies d’Istanbul et Ankara par l’opposition.
La «survie de l’Etat»: un refuge pour Erdogan
Le déploiement de la rhétorique «antiterroriste» à l’égard des forces de l’opposition lors de la campagne électorale n’a pas donné les résultats escomptés par le président Erdogan. Dès lors, ce dernier, pour faire face au désarroi que représentait la défaite subite lors du scrutin municipal renouvelé du 23 juin 2019 et afin de reconsolider sa base, a trouvé refuge dans une politique étrangère où la lutte contre les menaces envers la «survie de l’Etat» occupe la première place. Ainsi des frappes aériennes et des incursions militaires ont été réalisées en juillet contre des bases du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) se trouvant dans le Kurdistan Irakien. Durant l’été la menace d’une opération militaire en Syrie du nord contre les forces kurdes –soutenues par Washington – a été maintenue. Ceci dans le contexte d’un rapprochement avec Moscou qui se consolida à travers la livraison des systèmes de défense antiaérienne russes S-400 en juillet 2019, ce qui provoqua de graves tensions avec les Etats-Unis.
Mais aux yeux du pouvoir c’est apparemment à l’intérieur du pays que le danger est imminent. Et ce sont les mairies dirigées par le HDP qui représenteraient donc la véritable menace pour l’Etat. Ainsi à la mi-août, les maires des municipalités de Diyarbakir, Mardin et Van ont été destitués sous l’accusation d’avoir fait profiter le PKK des ressources de la mairie et ceci sans condamnation mais sur simple ordre du ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu. Les maires de ces trois villes avaient été élus lors du scrutin du 31 mars 2019 avec 63% à Diyarbakir, 56% à Mardin et 53% à Van.
Rappelons toutefois que la destitution des maires légalement élus et leur remplacement par des gouverneurs («kayyum») nommés par l’Etat est loin d’être une première. Dans le cadre de l’état d’urgence instauré à la suite de la tentative de coup d’Etat de 15 juillet 2016, dans près d’une centaine de municipalités de la région kurde (sur 106) détenues par le HDP, la même opération (que l’on pourrait qualifier sans exagération de «colonialiste») avait été effectuée. La reprise de 63 de ces mairies par le HDP lors du dernier scrutin avait permis de dévoiler le gaspillage des ressources municipales et les dépenses excessives faites par les gouverneurs, laissant derrière eux des mairies endettées. L’exemple le plus flagrant a été le dévoilement d’une dépense de 345’000 euros par l’ancien gouverneur de Diyarbakir pour la restauration luxueuse de son bâtiment administratif…
Criminaliser la solidarité
Tandis que plusieurs centaines de manifestants étaient arrêtés lors des rassemblements de protestation, les yeux étaient tournés vers le CHP et notamment Ekrem Imamoglu, le nouveau maire d’Istanbul. En effet les partisans du HDP avaient en grande majorité soutenu le candidat du CHP républicain lors des deux scrutins du 31 mars et (surtout) du 23 juin dans le cadre d’une alliance non officielle et leur vote avait été décisif pour la victoire de l’opposition à Istanbul. De plus, l’annulation des élections du 31 mars, la destitution du maire élu Imamoglu et son remplacement par le préfet d’Istanbul constituait un processus similaire à ce que les mairies kurdes subissaient depuis 2016 avec les «kayyum». Si la direction du CHP tout en critiquant les destitutions a pris la décision de ne pas participer aux manifestations, une délégation du CHP s’est rendue à Mardin pour rencontrer le maire déchu et doyen du mouvement légal kurde Ahmet Türk. Quant à Imamoglu, il s’est lui aussi déplacé pour rencontrer à Diyarbakir les ex-maires Selçuk Mizrakli et Ahmet Türk pour leur exprimer son soutien et condamner les destitutions. Il faudrait préciser que dans le cadre des rapports historiques entre le CHP et le mouvement kurde, ces actes de solidarité auraient été inconcevables avant les dernières élections. Le ministre de l’Intérieur Soylu réagira illico en affirmant que si Imamoglu s’occupait à d’autres tâches que celles de l’administration de sa ville, il le «mettrait en pièces», en insinuant d’autre part que ce dernier pourrait être lui-même destitué et remplacé par un kayyum.
C’est dans cette foulée que Canan Kaftancioglu, dirigeante du CHP à Istanbul, sera condamnée à 9 ans et 8 mois de prison, accusée d’insulte au président, de propagande terroriste, d’humiliation de l’Etat turc et d’incitation du peuple à la haine et à l’adversité… en raison de tweets, la plupart rédigés il y a plusieurs années. Si le motif manifeste réside dans une volonté de la part du pouvoir politique de punir celle qui a probablement le plus contribué à la victoire de l’opposition à Istanbul [3], cette lourde condamnation doit nécessairement être considérée dans le cadre des menaces formulées par Süleyman Soylu.
Cependant en plein milieu de ces événements, un institut de sondage montre pour la première fois le CHP arriver en tête dans les intentions de vote. Selon des enquêtes réalisées début septembre par l’institut Avrasya Arastirma – celui qui annonça les pronostics les plus proches des résultats du 23 juin – l’AKP arriverait en deuxième place tout en continuant à perdre des voix au profit de son allié d’extrême-droite MHP (Parti d’action nationaliste).
Mais la création des deux partis, l’un dirigé par l’ancien ministre de l’Economie Ali Babacan et l’autre par l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu, issus de scissions avec l’AKP pourrait encore plus modifier les résultats. Toujours d’après ce sondage, le niveau de soutien à Erdogan chute à 40% contre les 52,3% qu’il avait obtenus lors de la présidentielle de 2018. D’autre part 60’000 membres de l’AKP auraient quitté leur parti lors de ces deux derniers mois. Selon le quotidien Cumhuriyet, depuis l’année dernière cette perte serait de 800’000 membres (sur une dizaine de millions).
Clash dans l’appareil judiciaire
En pleine contradiction avec la condamnation écopée par Kaftancioglu lors de son audience du 6 juin, pour la première fois – et dans la même journée – une universitaire accusée de propagande terroriste pour avoir signé une pétition pour la paix avec les Kurdes a été acquittée. A la fin du mois de juillet, la Cour constitutionnelle, en examinant les requêtes individuelles de 10 «universitaires pour la paix» avait jugé – à une voix de différence – que leur condamnation constituait une violation de leur liberté d’expression. Sur le coup la résolution fut blâmée par les pro-AKP et identifiée à un soutien au terrorisme. Toutefois il était risqué pour Erdogan de ne pas reconnaître la décision de la plus haute instance judiciaire et d’y résister, ceci dans un contexte d’affaiblissement du pouvoir de ce dernier au profit de l’opposition. Le délitement du système judiciaire à travers son utilisation à des fins politiques a des effets considérables. C’est justement en vue de renverser – au niveau national mais aussi international – cette perception qu’une réforme judiciaire est prévue pour les prochains mois. Afin de se conformer aux normes européennes, cette énième réforme prévoit entre autres d’empêcher les longues périodes de détention provisoire en attente de procès, de faciliter les procédures d’appel pour les procès concernant la liberté d’expression, de compliquer les conditions d’arrestations et d’alléger la censure sur internet.
«Erdogan s’est pris un but au sein de l’Etat», indique Ahmet Bekmen, professeur de science politique à l’Université d’Istanbul et lui-même signataire de la pétition pour la paix, en commentant la résolution de la Cour constitutionnelle: «L’affaiblissement du président et de son bloc permet à des acteurs institutionnels d’agir de façon plus autonome. C’est notamment le cas de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation dont la réputation est au plus bas. L’arrêt de l’exécution de la peine de prison du personnel du quotidien (d’opposition) Cumhuriyet jugé pour soutien au terrorisme par la Cour de cassation doit être aussi interprété dans ce cadre. Mais attention, beaucoup de procureurs et tribunaux locaux sont toujours soumis à Erdogan, comme on le voit dans la condamnation de Kaftancioglu. Ce sont les répercussions au niveau juridique d’un paysage politique complexe», explique-t-il.
Depuis ce premier acquittement, plus d’une centaine d’universitaires ont été acquittés en l’espace de deux semaines. Les condamnations antérieures devraient aussi être annulées. La libération de l’ex-leader du HDP, Selahattin Demirta?, ordonnée par un tribunal d’Ankara est aussi à évoquer parmi les importants évènements des dernières semaines, même s’il n’est pas certain que cette décision soit exécutée.
Pour surmonter la crise politique qui frappe l’appareil de son parti, Erdogan tente, d’une part, de freiner les démissions – notamment après le départ de Babacan et Davutoglu – en proposant aux anciens députés et dirigeants mis à l’écart des postes dans la direction du parti ou bien dans des entreprises liées aux mairies détenues par l’AKP. Il se sent, d’autre part, obligé à faire des pas dans la direction d’une «normalisation» afin de regagner les secteurs «mécontents» de sa base, comme avec la réforme judiciaire ou bien tout récemment la réunion avec les maires des métropoles où étaient aussi invités ceux du CHP.
Mais ainsi que le souligne le politologue Ahmet Bekmen, «la question est de savoir quelles seront les normes de cette normalisation». La réponse réside dans la capacité et la résolution des forces oppositionnelles à continuer à «ne pas se taire» – comme dans ce morceau de rap tant apprécié – et à se mobiliser tous ensemble pour engendrer une réelle démocratisation dont les peuples de Turquie auraient tout à gagner et non pas se satisfaire d’une normalisation fade et consensuelle d’où seraient indéniablement exclues les revendications du peuple kurde. (18 septembre 2019)
________
[1] https://www.youtube.com/watch?v=L5K3IxINr7A
[2] Précisons cependant que les grands absents du morceau furent les questions kurdes et LGBTI+. Alors que les rappeurs étaient critiqués par la gauche de ne pas évoquer la répression sur les Kurdes, des comptes Twitter manifestement nationalistes leur reprochaient de ne pas se prononcer sur la question du «terrorisme» et le PKK.
[3] Ariane Bonzon et Uraz Aydin, “Sans elle, Istanbul serait peut-etre toujours aux mains d’Erdogan”, http://www.slate.fr/story/179814/turquie-canan-kaftancioglu-mairie-istanbul-chp-proces-tweets-erdogan
Soyez le premier à commenter