Par Monique Dois et Lance Selfa
Le gouvernement des Etats-Unis et les principaux médias s’efforcent de donner l’impression que, suite à l’ouragan Maria, la situation est normalisée à Porto Rico. Or, son statut colonial et la crise économique – qui avait explosé avec force dès 2006 – ont non seulement été rendus encore plus visibles par l’ouragan Maria, mais ont révélé à l’échelle internationale la situation de la population portoricaine, dont une partie fort importante a un statut d’immigré aux Etats-Unis. Un reportage à lire. (Rédaction A l’Encontre)
Presque deux mois après l’ouragan Maria qui a frappé Porto Rico, l’île s’adapte à une nouvelle réalité.
Comme l’a dit un activiste que nous avons rencontré, l’ouragan Maria a arraché les feuilles des arbres et a aussi arraché le mince voile qui dissimulait à peine la pauvreté et la misère généralisées.
Les premières semaines après la tempête ont été une période durant laquelle les gens ont travaillé uniquement pour assurer la sécurité de leurs familles, de leurs amis et de leurs proches, en utilisant des méthodes de communication alternatives pour atteindre les gens dans différentes régions. Avec très peu de soutien de la part du gouvernement, les gens ont mis leurs ressources en commun pour nettoyer leurs maisons et essayer de sauver ce qui était récupérable.
A la mi-novembre, environ les deux tiers des résidents de l’île sont encore sans électricité. Bien que les autorités promettent de rétablir l’alimentation électrique de 95% des habitants d’ici à la mi-décembre, les tentatives de réparation du réseau électrique ont déjà souffert de nombreux problèmes et pannes.
En conséquence, beaucoup de gens doivent compter sur des générateurs électriques pour la production d’électricité, ce qui pollue l’air et provoque des nuisances sonores. Sans électricité fiable, les gens luttent pour conserver et cuisiner la nourriture, nettoyer leurs vêtements et garder les médicaments dont ils ont désespérément besoin, comme l’insuline.
Tandis que 75% de l’île dispose de l’eau courante au moment de la rédaction de cet article, les gens font encore la queue pendant des heures pour obtenir de l’eau en bouteille, parce que l’eau du robinet n’est pas potable suite à la tempête. Dans la région de Rio Piedras à San Juan, l’eau du robinet était d’une couleur bleue lorsqu’elle sortait des robinets.
Les pénuries de certains produits se répercutent à des moments différents, créant des augmentations brusques de prix. Par exemple, juste avant notre arrivée, il y avait une pénurie de produits anti-moustiques, ce qui, maintenant, relève d’une nécessité sur l’île.
Officieusement, le nombre de morts informels est de l’ordre de 900, mais il est probable que ce soit plus, car le réseau de communication reste insuffisant, les rapports sont peu nombreux et le système médical est encore en crise.
Pourtant, malgré cette crise du système sanitaire, le navire médical de la US Navy – l’USS Comfort – lorsqu’il était ancré dans le port de San Juan (où accostent habituellement les navires de croisière) a été terriblement inadéquat pour répondre aux besoins des malades de Porto Rico.
Avec les médecins du Centro Médico de San Juan, l’hôpital principal de l’île, fonctionnant souvent à une lampe torche, beaucoup de gens voulaient savoir ce qu’il fallait faire pour être admis sur l’USS Comfort. Les autorités avaient installé quelques tentes sur la promenade le long du quai, et nous avons vu des douzaines de personnes – certaines avec des déambulateurs ou des bonbonnes d’oxygène – alignées dans une chaleur étouffante, attendant un traitement.
La compréhension commune sur l’île est que les gouvernements locaux et fédéraux ont complètement abandonné les Portoricains ordinaires.
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La situation actuelle à Porto Rico est le résultat de multiples catastrophes qui ont aggravé les conséquences pour les résidents.
D’abord, il y avait la sévérité de l’ouragan lui-même. «C’était comme si une tornade de 80 à 90 kilomètres de large écrasait Porto Rico, comme un rouleau compresseur», a déclaré Jeff Weber, météorologue au Centre National de Recherche Atmosphérique.
L’ouragan a affecté les organismes chargés de l’intervention d’urgence comme tous les autres. Sans moyen de communication, d’électricité et d’approvisionnement en diesel, ils n’ont pas pu distribuer les secours nécessaires.
Il y a ensuite les échecs de la FEMA [l’Agence fédérale des situations d’urgence] et du gouvernement insulaire en raison de leurs priorités politiques.
La FEMA a initialement distribué de l’aide à travers les 78 municipalités de l’île. Cela a conduit à des démonstrations: des politiciens utilisant la distribution de l’aide comme une opportunité pour les opérations de mise en scène et de clientélisme, avec des fournitures adressées à leurs bases de soutien électoral.
Pour couronner le tout, les paquets de secours de la FEMA étaient insultants et inadéquats. Ils comprenaient de petites quantités d’eau, ainsi que de la malbouffe et des bonbons. «Ils nous ont juste lancé des torchons», nous dit un militant qui travaille dans le Proyecto de Apoyo Mutuo à Mariana, un petit quartier à Humacao sur la côte est de l’île.
Mais avant même que ces paquets ne soient distribués, la FEMA s’est rendue tristement de ville en ville en distribuant… des formulaires à remplir par les résidents. L’agence a même exhorté les gens à déposer leurs demandes… en ligne – quand la majeure partie de l’île n’avait pas d’électricité ou de service de téléphone mobile!
Le Corps des ingénieurs de l’armée américaine est également impliqué dans une controverse, parce que pendant des semaines après l’ouragan, son programme «blue top» – qui est censé distribuer des bâches goudronnées pour les toits détruits – a été terriblement lent et bureaucratique.
Des dizaines de scandales se camouflent sous la surface. Les Portoricains les connaissent, mais ces faits n’ont pas été largement rapportés dans la presse américaine.
Par exemple, plusieurs jours après que l’ouragan a frappé, des responsables à Toa Baja, une municipalité située à l’ouest de San Juan, sur la côte nord, ont décidé d’ouvrir des vannes afin d’«empêcher de pires inondations».
Le New York Times a rapporté que les gens n’ont tout simplement pas écouté les ordres d’évacuation avant que l’ordre ne soit exécuté. Mais un ami à San Juan nous a raconté une histoire différente: «les alarmes d’inondation n’ont pas fonctionné».
Dans une dépêche de la presse locale, le responsable a admis, comme l’a dit notre ami, «une négligence criminelle et une fraude du pouvoir fédéral», déclarant dans le même souffle que le système d’alarme n’était pas apte à fonctionner et qu’il avait été pourtant certifié par le gouvernement fédéral comme étant capable d’alerter les gens en cas d’arrivée d’un tsunami.
De même, le gouvernement fédéral continue de nier que Porto Rico ait souffert de tout problème lié à la leptospirose, une maladie curable qui se diffuse par l’eau contaminée. Bien qu’il y ait des douzaines de cas confirmés par des travailleurs médicaux, ils n’ont pas été relevés «officiellement» comme le début d’une épidémie ou une épidémie.
C’est la même chose avec le nombre de victimes de l’ouragan. Les autorités préfèrent compter les victimes en fonction des causes immédiates, comme des coups de chaleur, plutôt que de causes sociales en lien avec l’ouragan, comme le manque de climatisation.
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La Porto Ricains ont reçu une bonne nouvelle lorsque le gouverneur Ricardo Rosselló a été contraint d’annuler un contrat de 300 millions de dollars avec Whitefish Energy Holdings fin octobre.
La firme de deux employés basée au Montana – dont le PDG est un ami du secrétaire à l’Intérieur Ryan Zincke et dont l’investisseur principal est un donateur de Trump – a levé les sourcils pour décrocher un contrat sans appel d’offres afin de restaurer le réseau électrique, après que l’ouragan a frappé. Quand un rapport du Washington Post a soulevé des questions au sujet du contrat, Rosselló – qui avait déjà défendu ce contrat en accord avec le service public d’électricité de l’île – a été forcé de faire volte-face.
Le contrat Whitefish pourrait être l’exemple le plus évident de corruption, de népotisme et de profit de la tragédie de Porto Rico, mais il est loin d’être le plus important.
En fait, la privatisation et la profitabilité complètement «légales» suite à la crise sont bien importantes.
Le Corps des ingénieurs de l’armée comme la FEMA – semble-t-il – agissent comme des courtiers pour les entrepreneurs privés. Un accord a été passé avec Fluor Corporation, l’entreprise multinationale d’ingénierie et de construction basée au Texas, d’un montant de 200 à 840 milliards de dollars afin de restaurer le réseau électrique.
Avec le genre de société comme Whitefish mise à l’écart, le «gros poisson» peut emménager et reconstruire un réseau électrique qui sera ensuite vendu à des investisseurs privés, selon les plans de longue date de l’actuel gouvernement portoricain et les sept membres du Conseil de contrôle budgétaire imposé par le Congrès américain.
Une autre cible majeure pour les acteurs de la privatisation est représentée par les plus de 1000 écoles publiques sur l’île.
La Federación de Maestro de Porto Rico (FMPR), le plus conscient socialement des deux principaux syndicats d’enseignants, est l’une des seules forces dont nous pouvons témoigner de la capacité d’organisation directe contre les programmes de privatisation du gouvernement.
Le FMPR a établi un lien entre les effets de l’ouragan Katrina – qui a donné à l’Etat de Louisiane l’occasion de fermer toutes les écoles publiques de La Nouvelle-Orléans et de les réouvrir en tant qu’écoles à gestion privée – et l’ouragan Maria à Porto Rico.
La secrétaire portoricaine à l’éducation, Julia Keleher, n’a pas caché son désir de recourir à la crise pour changer le statu quo d’avant l’ouragan en adoptant le langage de ceux favorables à la fermeture et à la privatiseur des écoles aux Etats-Unis. Mais le FMPR conteste directement les fermetures d’écoles. Et demande au gouvernement local de réouvrir celles qui sont sûres pour que les enfants puissent y aller.
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En raison de la relation coloniale entre les Etats-Unis et Porto Rico, de la négligence fédérale après l’ouragan et de l’état désastreux de l’économie avant l’ouragan Maria, la crise post-ouragan promet d’être plus longue que dans des endroits comme La Nouvelle-Orléans.
Cela pourrait entraîner une situation qui se détériore très soudainement. Les épidémies de masse sont une menace omniprésente, contribuant à un degré extrême d’instabilité pouvant se développer dans plusieurs directions.
Déjà, les histoires circulent de bouche-à-oreille – comme le fait que de personnes s’emparent de produits dans une droguerie Walgreens pour mettre le feu –, un exemple de ce qui va arriver s’il n’y a pas de changement radical pour le mieux.
Le sentiment répandu est que les gens ne peuvent pas compter sur le gouvernement dans un moment de crise. Ils doivent donc s’organiser pour améliorer un peu la situation.
Partout où nous sommes allés, nous avons rencontré des gens qui avaient tout perdu, mais qui travaillaient contre les fermetures d’écoles et pour l’entraide. Un slogan entendu autour des centres d’entraide qui sont apparus dans différentes villes et villages reflète cet état d’esprit: «Parce que nous ne sommes pas riches, une réponse collective nous rend riches».
Les gens mettent régulièrement leurs ressources en commun pour répondre aux besoins d’un plus grand nombre de personnes. Un camarade qui vit dans un immeuble coopératif à San Juan nous a dit que les résidents génèrent de l’énergie pour un réfrigérateur collectif afin de s’assurer que les besoins alimentaires et médicinaux de base soient satisfaits.
Le sentiment existant parmi beaucoup de personnes avec qui nous avons parlé est le suivant: se réunir pour sortir de l’isolement social et travailler ensemble pour répondre aux besoins collectifs est une forme de thérapie collective et une partie du processus de reconstruction de la solidarité venue d’en bas.
A Caguas, au sud de San Juan, des camarades du Centro de Apoyo Mutuo (CAM) ont fait remarquer que, comme les gens ne peuvent pas cuisiner à la maison avec leurs cuisinières électriques, ils apportent la nourriture qu’ils reçoivent à la CAM comme don et elle est partagée lors de repas communautaires desservant des centaines de personnes.
Le slogan du CAM «Je ne peux pas manger l’austérité! Je cuisine la dignité!» a touché une corde sensible. La crise a conduit à une croissance de l’idée d’auto-organisation venant d’en bas.
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Malgré cet esprit de solidarité instinctif, une résistance au gouvernement et à l’indifférence coloniale ainsi qu’aux profits privés prendra du temps à se développer, étant donné l’ampleur de la crise.
Un camarade du Movimiento Socialista de Trabajadores (MST) a décrit, par exemple, comment la première priorité du groupe, juste après l’ouragan, avait été de prendre soin de tous ses membres et alliés, et de s’aider mutuellement pour nettoyer les effets les plus gos de l’ouradan et disposer des biens de base.
Malgré les difficultés, les camarades que nous avons rencontrés participaient à l’organisation de quelques initiatives, petites mais importantes.
Par exemple, le MST a organisé une petite protestation lorsque Donald Trump est venu en ville, en levant le slogan «People Before Debt!» La Colectiva Feminista en Construcción a protesté contre la distribution inefficace de l’aide par l’armée, exigeant «Plus d’eau, moins de militarisation».
Et le FMPR a organisé les enseignants et les familles pour des manifestations importantes et des conférences de presse afin de garder les écoles ouvertes. Nous avons assisté à la manifestation du syndicat à l’école Padre Rufo dans le quartier Santurce de San Juan. L’école a été ouverte la semaine suivante, prouvant encore une fois que protestation et solidarité fonctionnent!
Alors que nous étions dans une brigade de solidarité avec le FMPR, nous avons visité une école à Guaynabo, la zone montagneuse à l’extérieur de San Juan. Face à la triste réunion des professeurs de l’Escuela Rafael Hernandez – dont beaucoup avaient tout perdu dans la tourmente – les enseignants ont discuté de la façon de s’organiser pour faire réouvrir leur école, de peser et de débattre des risques découlant d’un engagement dans une lutte.
Après plusieurs semaines d’organisation des familles et des enseignants afin d’engager une action directe dans les bureaux des responsables, ainsi que des manifestations et des interviews avec la presse, l’école – l’une des dernières encore existante dans la région, dont la fermeture aurait été douloureusement ressentie – a réouvert!
Une réception aux idées socialistes est manifeste en dehors des deux principaux partis politiques: le Partido Popular Democratico (PPD pro-Commonwealth, aligné avec les Démocrates et le parti de la maire de San Juan, Carmen Yulin Cruz) et le Partido Nuevo Progresista (le PNP pro-Etat, actuellement dirigé par le gouverneur Ricardo Rosselló).
La plupart des personnes que nous avons rencontrées ont décrit une gauche à Porto Rico qui, avant même l’ouragan, avait lutté pour trouver ses repères et son orientation face à une grave crise économique qui a désorganisé la vie de nombreuses personnes.
Le Conseil de contrôle budgétaire non élu, créé en vertu de la loi fédérale de 2016 sur la surveillance, la gestion et la stabilité économique de Porto Rico (PROMESA), a dévasté l’île en intensifiant les politiques néolibérales de privatisation et d’austérité.
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A ce stade, la classe ouvrière a été incapable d’initier le genre de résistance nécessaire pour arrêter la privatisation et forcer l’allégement de la dette. Après l’ouragan, cette dynamique est encore plus marquée.
Presque tous les membres de la gauche que nous avons rencontrés ont indiqué que 2008 a été un tournant. Confronté à de sévères revendications antisyndicales et anti-publiques, le FMPR a lancé une grève à l’échelle de l’île qui a subi une grave défaite, laissant le syndicat ouvert à une perte de reconnaissance officielle parrainée par le gouvernement en vertu d’une législation du travail récemment adoptée.
Le résultat fut une saignée du syndicat le plus militant et le plus socialement conscient de l’île. Lors des élections suivantes, l’Associación de Maestros (Association des enseignants), une organisation plus conservatrice affiliée à l’American Federation of Teachers des Etats-Unis, a remplacé le FMPR en tant que représentant exclusif des enseignants.
Le FMPR a tenté de reconquérir la représentation, mais n’a pas pu le faire. L’organisation est passée de 40’000 membres en 2008 à 3000 aujourd’hui, selon la présidente de la FMPR, Mercedes Martinez.
Le FMPR continue d’être une organisation clé avec les mouvements sociaux de Porto Rico, mais il a perdu beaucoup de son poids social.
L’affaiblissement du FMPR a renforcé les tendances sectorielles, et d’un syndicalisme de partenariat social dans le reste du mouvement ouvrier. Le mouvement ouvrier a subi une baisse en raison d’une série de lois antisyndicales, de licenciements collectifs, de mesures d’austérité, de changements dans l’économie et de départ (émigration) de milliers de travailleurs aux Etats-Unis, pendant la récession qui sévit dans l’île depuis 2006.
Tous les camarades que nous avons rencontrés ont souligné que la faiblesse du mouvement syndical était la principale raison pour laquelle, jusqu’à présent, il n’y a pas eu de mouvement politique plus large ou de protestation contre les gouvernements locaux ou fédéraux après l’ouragan Maria.
En raison de l’incertitude et de la volatilité de la situation, les luttes peuvent éclater dans un certain nombre de domaines. Pourtant, tous les militants que nous avons rencontrés se rendent compte qu’ils sont confrontés à des forces puissantes – comme l’armée américaine et les entreprises les plus riches de Wall Street, pour n’en nommer que deux – qui ne seront pas aisément écartées des politiques d’austérité.
C’est pourquoi tous les camarades américains du Partido del Pueblo Trabajador (PPT) ont insisté sur le fait que la solidarité politique aux Etats-Unis sera cruciale au cours des prochains mois.
Plus précisément, ils ont demandé que les organisations américaines en solidarité avec Porto Rico s’organisent autour des revendications suivantes: des milliards du Congrès pour aider à la reconstruction de l’île; l’annulation de la dette de Porto Rico; et l’abrogation du PROMESA et de son programme d’austérité.
Ce sont des revendications que nous pensons que quiconque s’intéresse à la justice et à la démocratie devrait soutenir avec enthousiasme. (Article publié sur le site de socialisworker.org le 20 novembre 2017; traduction A l’Encontre)
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