Chili. Les élections, c’est toujours la même chose

Sebastian Piñera

Par Horacio Brum

La majorité absolue des électeurs et électrices du Chili a choisi de ne pas se rendre aux urnes pour élire le successeur de Michelle Bachelet, le 19 novembre 2017. Une sensation de routine et de «c’est toujours la même chose» a pesé sur les citoyens et l’abstentionnisme [46,7% taux de participation] a dépassé le niveau qu’il avait atteint lors des élections de 2013. Le Frente Amplio, récemment né et qui dit vouloir récupérer les idéaux de la gauche non-révolutionnaire, a créé la surprise et a réussi à mobiliser le suffrage des jeunes, ce qui lui a permis de presque rattraper l’officialisme.

Le dimanche 19 novembre, la nouvelle la plus significative au Chili a été la mort de l’ex-commandant des Forces aériennes, Fernando Mathei. C’est lui qui en 1988 a été le premier des membres de la dictature à admettre devant les médias que les militaires avaient perdu [par 55,99% des voix] le référendum par lequel ils prétendaient obtenir le soutien citoyen pour la prolongation de la présidence de Augusto Pinochet jusqu’en 1997 [suite au coup d’Etat militaire de septembre 1973]. Cette défaite a été le prologue du retour à la démocratie qui a commencé avec les élections générales de 1989. D’après de nombreuses versions, cette annonce publique de Mathei a défini le débat au sein de la junte des commandants en chef présidée par Pinochet quant à l’acceptation ou au refus des Chiliens concernant le prolongement du régime.

Au cours de la nuit du 5 octobre 1988, la joie s’était propagée d’une extrémité à l’autre de ce long pays, mais presque trois décennies plus tard une sensation de routine et de «c’est toujours la même chose» pèse comme une chape de plomb sur la citoyenneté chilienne qui a eu du mal à croire qu’il valait la peine de se rendre aux urnes dimanche passé pour élire le successeur de Michelle Bachelet [président de 2006 à 2010 et à nouveau depuis mars 2014].

L’autre fait significatif, et cela se répète depuis 1935, lorsque leurs seigneurs et maîtres – que ce soient les maris, les pères ou les curés confesseurs et directeurs spirituels – ont permis aux femmes du Chili de voter, celles-ci continuent à être rangées séparément des hommes dans les locaux de vote, face aux «tables de femmes». Peu importe que la présidente sortante ait terminé son deuxième mandat et que personne n’accepte plus que le genre masculin ait des droits de domination: les us, coutumes et pratiques institutionnels de cette société ont en général un rythme qui n’est pas celui du siècle: l’éducation primaire gratuite et obligatoire n’est arrivée qu’en 1925; la loi sur le divorce date de 2004; juridiquement le mariage est encore l’union entre une femme et un homme, et il n’y a que depuis deux décennies que le Code civil reconnaît la capacité des femmes mariées à administrer leurs propres biens.

Au cours des dernières années, la nécessité de changements profonds a provoqué une mobilisation citoyenne, surtout par rapport au modèle économique hérité de la dictature, basé sur la réduction au minimum de droits sociaux tels que l’éducation gratuite, la santé publique de qualité, les retraites dignes. Néanmoins, comme la classe politique continue à ne pas s’adapter au rythme des revendications, il y a une sensation que les choses restent les mêmes quelle que soit la personne qui dirige le gouvernement.

La parole du cordonnier

Don Sergio répare des chaussures dans une cave sombre et froide. C’est ce qu’il fait depuis qu’il a pris sa retraite du secteur publique. Ce travail lui permet d’accroître ses revenus afin de pouvoir disposer d’une maison et donner à ses enfants la possibilité de se former dans des carrières techniques. Dans une de nos nombreux échanges sur la réalité du pays, il a été question des élections présidentielles. «Moi j’ai voté pour Allende et je suis sorti dans la rue pour crier victoire parce que le changement était enfin arrivé…».

Une chaussure à la main et en polissant le talon avec une machine qu’il a improvisé à partir d’un vieux moteur électrique, Don Sergio analysait la compétition présidentielle et les promesses d’un Chili meilleur, assurances qu’il entend depuis de nombreuses années. «J’ai voté à trois reprises pour Allende, depuis qu’il était sénateur, mais qu’est-ce qui a changé? Ce qui a changé c’est qu’on devait faire la queue pour acheter de la nourriture, pendant que les partisans de l’un et de l’autre camp se battaient dans la rue. Ensuite il y a eu les militaires, et j’ai dû endurer 17 ans de dictature. Une fois la dictature terminée, d’autres m’ont à nouveau promis qu’il y aurait des changements, mais jusqu’à maintenant il n’y a rien eu. Ils m’ont dévoré presque 40 ans de ma vie et je suis toujours dans la même situation, c’est pour cela que je ne crois plus ceux qui me disent que les choses vont changer». En prenant la chaussure avec l’autre main pour pouvoir mieux gesticuler, il a poursuivi: «Vous savez quoi? Cette fois j’allais voter pour Sebastian Piñera [homme d’affaires, président de 2010 à 2014, membre de Rénovation nationale], rien que pour essayer. Après je me suis mis à réfléchir et je suis arrivé à la conclusion que lui non plus ne serait pas différent. Ils sont tous les mêmes!».

La conclusion du cordonnier est la même que celle des presque 7 millions de Chiliens qui ont décidé de ne plus légitimer par leur vote des politiciens qui leur paraissent bien éloignés des besoins réels de la majorité des habitants du pays. Tout comme l’ex-président – et candidat présidentiel qui a été à la tête de l’élection avec presque 37% des votes – Sebastian Piñera représente pour beaucoup la droite libérale maquillée. Le sénateur et candidat présidentiel officialiste Alejandro Guillier [journaliste appuyé par divers partis dits de gauche] est vu comme le continuateur du réformisme raté de Bachelet. Dans le deuxième recyclage de la coalition de centre gauche au gouvernement, Guillier s’est présenté à ces élections comme le leader de Fuerza de Mayoria (une étiquette peu imaginative, puisque la présidente Bachelet avait dirigé la Nueva Mayoria), mais le nouvel emballage n’a pas enchanté les désenchantés, parmi eux, l’historien et commentateur Rafael Gamucio Rivas. Dans une des analyses qu’il livre régulièrement par courrier électronique, Gamucio s’est exprimé ainsi sur la gauche officialiste: «Je croyais naïvement que la gauche chilienne représentait la rébellion, la lutte pour l’égalité, la recherche de mondes meilleurs; que ses militants étaient les non conformistes, les constructeurs d’utopies, qui étaient mal à l’aise avec l’ordre actuel. Mais j’avoue que je me suis totalement trompé: aujourd’hui ce sont eux les gendarmes de l’ordre, les conservateurs qui veulent que rien ne change, ceux qui croient que leur pouvoir est permanent et pratiquement héréditaire; l’égalité a été sacrifiée à l’ordre néolibéral».

Le Front

Dans ce scénario d’une classe politique repliée sur elle-même – comme l’a défini il y a de nombreuses années le plus important spécialiste de la transition, le chercheur de la Faculté latino-américaine de sciences sociales (Flacso) Norbert Lechner – le Frente Amplio (FA) s’est manifesté avec sa candidate, Beatriz Sanchez, une journaliste sans activité politique antérieure. Inspiré dans le FA uruguayen, le Front chilien a proposé de briser le bipartidisme qui a dominé depuis 1990 et de récupérer les idéaux de la gauche non révolutionnaire.

Dédaigné et même méprisé par les politiciens traditionnels à cause du prétendu manque d’expérience et de réalisme de ses membres, le FA semble avoir réussi à faire que les jeunes retournent dans les urnes. Quelques jours avant les élections, la confédération des étudiants du Chili a pressé les étudiants à voter. Sandra Beltrami, porte-parole de la confédération, a déclaré: «Il y a des candidats qui ont clairement exprimé dans leurs programmes qu’ils prendraient en charge certaines des revendications étudiantes (…) C’est la raison pour laquelle il est important que les étudiants votent pour ceux qui se sont engagés à réaliser ces changements. Pourvu qu’ils votent pour ceux qui soutiennent nos revendications, puisqu’il (…) est très clair quel est le candidat qui n’est pas du côté des étudiants, mais avec le business de l’éducation». Dans cette dernière phrase elle fait clairement allusion à Sebastian Piñera [qui a obtenu 36, 62% des suffrages].

Que ce soit à cause de l’augmentation des votes des jeunes ou le vote sanction de quelques citoyens qui en ont assez des promesses non tenues, la candidate présidentielle du FA, Beatriz Sanchez, a réussi à atteindre la deuxième position [dans la gauche] en ce qui concerne les suffrages (20,27%), son score se situant à moins de trois points du candidat officialiste Alejandro Guillier (22,67%). En outre, les partis membres de la coalition ont obtenu 20 députés et un sénateur.

Cet élément nouveau ne suffit cependant pas à masquer le taux d’abstention de plus 53%, encore supérieur à celui de 2013, qui était de 50,6%. Or, malgré cela, le bilan fait par la présidente Bachelet de la journée électorale devant les journalistes et le pays tout entier, semble indiquer que la classe politique continue à se replier sur elle-même: «Aujourd’hui nous savons que le Chili veut continuer à avancer. C’est ce que demandent les citoyens, c’est ce qu’ont décidé les urnes. C’est le moment de la générosité et de l’unité autour des vrais principes et valeurs que nous partageons, de l’histoire et des réussites que nous avons consolidées ensemble, de nos idéaux du futur».

Citoyens consommateurs?

En apportant de l’eau dans son moulin, les défenseurs du modèle économique imposé au Chili interprètent la faible participation électorale comme une preuve de la modernisation de la politique et de la société en général. Déjà lors des élections de 1999, lorsque le candidat de droite Joaquin Lavin [Union démocratque indépendante et ministre de l’éducation et de la planification sous Piñera] avait été vaincu par Ricardo Lagos [président de 2000 à 2006, Parti démocrate et initiateur de la Concertation démocratique] lors du deuxième tour. par moins de trois points, certains analystes – qui sont considérés comme des prophètes dans le Chili actuel ­– estimaient que l’«effet Lavin» était dû au fait que l’électeur de l’époque cherchait davantage un leadership «orienté sur le client» et que la capacité de gestion était davantage valorisée que le discours idéologique.

A cette époque, le sociologue Pablo Halpern expliquait: «Les voyages, le tourisme, les voitures, l’informatique (…) sont devenus plus populaires. Cette tendance a cristallisé le type de citoyen-consommateur, qui est beaucoup plus réceptif aux codes du marketing et de la publicité qu’aux idées d’un leader politique d’autrefois». Pour l’ex-ministre et aujourd’hui défenseur acharné de l’éducation privée, José Joaquin Brunner: «le citoyen a revêtu l’habit du consommateur. Les anciens le méprisent. Mais c’est lui qui remplit le centre commercial panoramique de la ville».

Ce qui est certain est qu’au Chili, peut-être davantage que dans tout autre pays d’Amérique latine, les militaires et leurs technocrates civils, bien soutenus par les médias, ont réussi à faire croire que tout était possible en ce qui concerne les réussites matérielles. Le citoyen-consommateur peut avoir une voiture, même s’il doit vivre dans l’angoisse pendant plusieurs années pour la rembourser; il peut acheter tous les symboles consuméristes, même si cela le fait entrer dans une spirale sans fin de dépenses et d’emprunts; et il a la possibilité d’avoir le dernier modèle de téléphone cellulaire et plusieurs cartes de crédit, même si les intérêts et les coûts sont de l’ordre de l’extorsion. Néanmoins ce Chilien a le sentiment d’avoir réussi quelque chose dans la vie, et il n’est pas très disposé à le risquer en élisant au gouvernement des candidats peu connus ou ayant un discours très radical. Deux mois avant les élections, dans un sondage du Centre d’Etudes des conflits et de la cohésion sociale, qui est parrainé par les principales universités publiques et privées, 43% des sondés se sont déclarés «pas du tout satisfaits» de la démocratie et 30% ont soutenu l’idée que «pour les gens comme nous, il est égal d’avoir un régime démocratique ou autoritaire».

En 1947, lorsqu’un sénateur appelé Salvador Allende commençait à s’orienter vers la présidence, l’écrivain «criolliste» Mariano Latorre décrivait ainsi la réalité sociopolitique de son pays: «Le huaso (homme de la campagne) économique et le roto (le prolétaire urbain) dilapidateur sont les personnages centraux du drame social du Chili. Même si leurs descendants fréquentent les écoles et les lycées et parviennent à l’université ou s’ils s’enrichissent grâce aux avatars de la fortune, les traits que nous venons de mentionner apparaissent toujours, de manière plus ou moins dissimulée. Le huaso est ennemi des réformes et le roto est révolutionnaire. Le premier est croyant et obstiné, le deuxième athée et irrespectueux. La droite et la gauche du Chili le racontent dans leurs récits antagoniques. Entre les deux, arrangeante et prudente, végète une classe moyenne qui cherche en vain sa position dans la vie chilienne». C’est peut-être cette classe moyenne que représente le «citoyen consommateur» qui, le dimanche 19 novembre, s’est résigné à regarder les élections sur son téléviseur à écran plat et à haute définition et à commenter les maigres résultats sur les réseaux sociaux [en attendant le deuxième tour le 17 décembre 2017]. (Article publié dans l’hebdomadaire La Brecha de Montevideo; traduction A l’Encontre)

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