Plus destructeur et plus profitable: l’injonction de Trump au système militaro-industriel des Etats-Unis

(U.S. Dept of Defense/Peggy Frierson)

Par Claude Serfati

Portées par des vents d’Ouest, de folles rumeurs ont parcouru les grands médias français au cours des derniers mois: Trump n’est pas intéressé par les guerres. Le désir répété de partager les ressources minérales de l’Ukraine avec la Russie, qui s’en est déjà approprié environ un tiers? Le soutien militaire accru à Israël dans sa guerre à Gaza et la discussion d’un plan B (ou A) avec Netanyahou pour l’aider à réaliser son rêve de détruire le régime iranien? La menace de ne pas défendre l’Europe, sauf si elle dépense plus pour sa défense contre la Russie? Tout cela ne relèverait pas du militarisme, mais d’une conception pragmatique et «transactionnelle» [1] du Président Trump.

Faut-il dès lors s’étonner qu’à la question qui leur est ainsi posée par Le Parisien: «après l’accord Israël-Hamas, et si Trump briguait… le prix Nobel de la paix?», des chercheur(e)s qui appartiennent à deux groupes de réflexion (think tanks) français influents se pensent obligés de répondre positivement? L’une déclare que «Donald Trump regarde son héritage. Il aimerait obtenir le prix Nobel de la paix» et l’autre affirme qu’«il le vise, c’est certain, et cela passait par un accord» [2] (sur l’Ukraine, C.S.).

Par respect pour les lecteurs et les lectrices, cet article ne répondra pas à cette question obscène posée par ce journaliste. Il analyse la politique de D. Trump vis-à-vis du «Complexe militaro-industriel» états-unien qu’on peut résumer sous cette injonction: plus destructeur (grâce à l’intelligence artificielle) et plus profitable (grâce à la symbiose du système militaro-industriel et des marchés financiers). Cet impératif est accompagné d’un chèque de 1000 milliards de dollars pour financer le budget militaire. L’annonce en a été faite par Trump lui-même, lors de sa rencontre avec Netanyahou. Il a déclaré «1000 milliards. Personne n’a jamais vu quelque chose comme cela. Nous allons avoir une très, très puissante armée» [3]. Pour une fois, ce n’est pas de la vantardise: cela correspond à une augmentation en 2025- 2026 de 12% par rapport au budget militaire de 2024.

Afin de comprendre le comportement du Président autrement qu’en constatant qu’il «parle comme Hitler, Staline et Mussolini» [4], il est nécessaire dans une première partie de poser le personnage, y compris ses traits de caractère, dans le contexte historique contemporain, celui du «moment 2008» [voir sur alencontre.org l’article de Claude Serfati publié le 22 juillet 2024]. L’article aborde ensuite les transformations induites par l’intelligence artificielle (IA). L’IA constitue une triple menace contre les êtres humains dans tous les domaines de leur vie en société en tant qu’ils sont salariés, citoyens et civils menacés par les guerres. L’essor de l’IA dans le domaine militaire offre au système militaro- industriel un tremplin pour sa régénération. Celle-ci est stimulée par la concurrence entre, d’une part, les entreprises du numérique (GAFAM et start-up) et, d’autre part, les grands groupes contractants traditionnels du Département de la défense (Department of Defense, DoD) qui, comme c’est toujours le cas dans la défense, intègre également un degré élevé de collusion. Enfin, l’article souligne que l’évolution autoritaire de l’État menée par Trump, qui évoque par plusieurs aspect une aventure bonapartiste, est liée au double objectif de «sécurité nationale» fixé au système militaro-industriel: répression liberticide à l’intérieur et préparation d’un conflit d’envergure avec la Chine.

Le chaos pour perspective

Le président Donald Trump lance les États-Unis dans une fuite en avant vers un précipice dans lequel l’économie mondiale et l’humanité risquent d’être englouties. Trump sème le chaos mais il n’a aucune certitude qu’il en récoltera les bénéfices. Le PDG de JP Morgan, la forteresse historique du capital financier états-unien (4000 milliards de dollars d’actifs financiers dans le monde et 6 milliards de bénéfices en 2024) considère que «le risque est extraordinaire. La troisième guerre mondiale a déjà commencé» [5].

C’est ici que les personnages rencontrent les lois de l’histoire: le court-termisme de Trump – qui se traduit déjà par des errements dans ses décisions – est à l’image du court-termisme de l’horizon du capital états-unien. En effet, le déclin de l’hégémonie des États-Unis a accéléré depuis la fin des années 2000. Ce que j’appelle le «moment 2008» est caractérisé par une concordance unique de temporalités entre une crise financière qui se transforme en une longue dépression, une exacerbation des rivalités militaro-économiques entre les grandes puissances et une dégradation écologique accélérée qui désagrège désormais les conditions physico-environnementales de reproduction de la vie.

Les penseurs dominants, soucieux d’en finir avec une impossible défense de la «mondialisation inclusive», parlent désormais de «polycrises». Cette expression traduit un certain désarroi mais évite de jeter une lumière trop vive sur le fait que ces crises multiples confrontent le capitalisme mondialisé, hiérarchisé, militarisé mais également diversifié (des États-Unis à la Chine en passant par la France et l’Allemagne) à ses limites historiques.

Dans un article consacré à Steve Bannon, un conseiller apprécié par Trump pour la désinformation sur les réseaux sociaux et les «vérités alternatives» qu’il a systématisées, il est noté que «l’ensemble de la classe politique états-unienne réalise de plus en plus que le contrôle du système géopolitique fonctionne désormais jusqu’à un certain point en pilotage automatique» [6].

Cette vision est pourtant bien partielle car elle réduit le «moment 2008» à une crise géopolitique sans pilote. Le constat révèle néanmoins l’échec des administrations Obama, Trump 1 et Biden à enrayer le recul économique des États-Unis. L’administration Obama avait lancé le «pivot vers la Chine» au début des années 2010 avec l’objectif de contenir l’économie et le militarisme de la Chine. L’administration Biden (2020-2024) a notablement amplifié les mesures protectionnistes qui avaient été prises par Trump I (2016-2020). La secrétaire d’État au Trésor avait alors préconisé le découplage des économies des États-Unis et de la Chine, et souhaité que, désormais, les grands groupes occidentaux «relocalisent dans les pays amis» [7]. Pour la première fois en 2021, à la demande de l’administration Biden, l’OTAN, une «Alliance atlantique», a mentionné la Chine dans un communiqué et caractérisé ce pays de «rival systémique», un terme proche de celui utilisé par les États-Unis depuis 2017 [8]. C’est également à la demande pressante de l’administration Biden que pour la première fois en 2019, l’Allemagne a accepté qu’un document de l’UE caractérise la Chine comme a «un rival systémique qui développe des modèles de gouvernance alternatifs» [9] (sic).

Oui mais… Le durcissement progressif et continu de la politique états-unienne, d’Obama à Trump 1, puis à Biden, n’a pas suffi à enrayer l’ascension chinoise. Et les déficits commerciaux et budgétaires des États-Unis ont continué à grimper dans un mouvement notable et inverse à leur influence géopolitique, en dépit du fait qu’ils réalisent 40% des dépenses militaires mondiales.

Dans ces conditions, les citoyens des États-Unis pouvaient-ils réélire en novembre 2024 un président qui s’était momentanément assoupi lors d’un débat télévisé avec son concurrent D. Trump?

C’est pourquoi le comportement «erratique» de Trump, qu’il reflète ou non un trait de caractère, traduit plus profondément le fait que les États-Unis n’ont plus d’autre vision stratégique que d’empêcher la Chine de poursuivre son ascension économique et géopolitique. Rien ne garantit que la diplomatie appelée dans le monde anglophone du «bord du gouffre» (brinkmanship diplomacy) qui est menée par Trump atteindra ses objectifs affichés de reconquête du marché intérieur des États-Unis et de l’arrêt de l’ascension chinoise. Au bout de quelques mois, un premier bilan de la situation des États-Unis indique plutôt des résultats contraires. En réalité, le degré d’interdépendance aujourd’hui atteint par le marché mondial transforme le découplage espéré par l’Administration Trump en une fragmentation géopolitique accélérée au point même d’ébranler le bloc transatlantique.

Devant le chaos qu’il amplifie, Trump sait pouvoir compter sur le système militaro-industriel pour mettre de l’ordre à l’intérieur du pays et préparer l’affrontement militaire avec la Chine.

L’intelligence artificielle dans l’ordre militaro-sécuritaire

En 2023, les cabinets de consultants estiment le marché mondial de l’IA à des fins militaires entre 8 et 10 milliards de dollars et le marché mondial tourné vers le civil à environ 800 milliards de dollars. Ces ordres de grandeur indiquent où se situent les dynamiques économiques, mais ces chiffres de l’IA ne doivent pas conduire à conclure au rôle mineur de l’IA dans les transformations des nouvelles formes de conflit, d’autant plus que le marché de l’IA de défense devrait doubler d’ici 2030 et dépasser les 18 milliards de dollars. En 2024, ce sont plus de 80 projets militaires qui font appel à l’IA qui ont été financés à hauteur de 1,8 milliard de dollars par le Pentagone.

Dès la fin des années 2010 et le durcissement de la concurrence économique et une amplification des rivalités géopolitiques, les militaires des grandes puissances mondiales (en Chine en 2017, aux Etats-Unis en 2018 et en France en 2019) ont sérieusement pris en compte l’IA.

Son rôle comme vecteur du nouvel ordre militaro-sécuritaire s’explique par la nature singulière de l’IA. Pour les économistes de l’innovation, l’IA constitue une technologie de portée générale (TGP) qui, comme le moteur à vapeur au début de la révolution industrielle, l’électricité à la fin du dix-neuvième siècle et l’informatique après la seconde guerre mondiale, se diffuse dans tous les secteurs de l’économie et de la société. D’où l’espoir que l’IA déclenche un nouveau cycle d’expansion longue du capitalisme qui mettrait fin à la longue dépression consécutive à la crise financière de 2008, comme si les contradictions qui forment le «moment 2008» se réduisaient à une question d’innovations technologiques. Cela n’empêche pas les plus techno-optimistes de prétendre qu’un taux de croissance de 30% par an est envisageable (quoique pour certains pas avant 2100), ce qui signifierait un doublement du PIB tous les deux ans et demi [10]

On peut ignorer ces rêveries d’hypercroissance – ou plutôt ce cauchemar effrayant par la destruction des ressources naturelles et des conditions de reproduction de la vie qu’elle provoquerait – et plutôt observer que l’évolution des sociétés ne procède pas par répétition cyclique du passé. Cela est également vrai des technologies. L’IA se distingue radicalement de toutes les autres TPG sur deux points majeurs. D’abord, ses développements se situent d’emblée à l’échelle internationale et sont donc un enjeu de rivalités économiques et géopolitiques entre quelques grandes puissances. Ainsi que le montre le tableau 1 [voir ci-dessous], fondé sur le nombre de publications et citations en intelligence artificielle en 2024, la domination du duopole Chine-États-Unis est écrasante – ils totalisent à eux deux plus de 40% des publications et citations mondiales. Le fait que la Chine domine à ce point ce domaine de recherche est évidemment une des sources d’angoisse des dirigeants états-uniens. C’est une situation totalement différente de la précédente vague technologique. Après la seconde guerre mondiale, l’essor de l’électronique et de l’informatique a été porté par une domination des États- Unis qui n’avait aucun précédent dans l’histoire. On mesure à quel point l’environnement géopolitique et économique profile les trajectoires technologiques et interdit toute répétition à l’identique de celles-ci.

L’enjeu de rivalités économiques et géopolitiques lié à l’essor de l’IA dépasse ce duopole. En effet, une autre indication fournie dans le tableau 1 est la formation d’un monde multipolaire de la recherche, au sein duquel de nombreux pays émergents concurrencent les pays développés. Cette accumulation croissante des connaissances et leur diffusion internationale décrivent un processus qualifié d’économie de la connaissance par l’OCDE ou de «capitalisme cognitif» par ses critiques. Indice de cette situation, la France occupe une médiocre position (11e place) et publie à peine plus que l’Iran, l’Arabie saoudite et la Turquie. En dépit de l’excellence mondiale de son école de mathématiciens, c’est la conséquence du sous-financement structurel de la recherche publique et les conséquences d’un modèle d’innovation publique principalement fondé sur le nucléaire, la défense et l’aéronautique. Ainsi, le plan France 2030 prévoit d’accorder 2,2 milliards d’euros à l’investissement dans l’IA afin de soutenir la formation, favoriser la diffusion des technologies de l’IA et cibler quelques domaines prioritaires. Or, ce montant injecté par un plan qui couvre toute l’économie française est à peine supérieur à celui affecté par la loi de programmation militaire 2024-2030 à la seule IA de défense (2 milliards d’euros).

La seconde caractéristique singulière de l’IA est le caractère généralisé de ses effets sur l’humanité. En fait, à rebours de ce que permettrait leur usage socialement maitrisé afin de satisfaire les besoins de l’humanité, les technologies qui reposent sur l’IA nous menacent sous trois aspects. D’abord, elles transforment les données en une source d’accumulation de profits pour les grands groupes du numérique mais également pour les institutions financières, très investies dans l’IA, et plus généralement elles exercent des effets négatifs sur l’emploi, y compris le travail qualifié. Ensuite, elles renforcent le pouvoir sécuritaire des États sur leurs citoyens, une fonction fondatrice des États modernes. Historiquement, la France a joué un rôle pionnier parmi les pays occidentaux en matière de contrôle étatique. Plus récemment, elle a même exigé des autres pays européens que «tous les aspects du maintien de l’ordre soient exclus du règlement européen sur l’intelligence artificielle [11].

Enfin, l’IA ouvre la voie à de nouvelles formes de guerre grâce à leur utilisation par les militaires.

En somme, l’IA offre des potentialités d’utilisation contre des êtres humains dans tous les domaines de leur vie en société en tant qu’ils sont salariés, citoyens et menacés par les guerres. Cette simultanéité des effets de l’IA s’explique par la nature même de cette technologie qui porte directement sur les connaissances mais également parce que l’IA constitue un ensemble hétérogène de différents systèmes, méthodes et applications, chacun doté de sa propre trajectoire de développement [12].

Toutefois, cette ubiquité des technologies fondées sur l’IA résulte avant tout de l’étroite connexion qui s’est établie entre les objectifs économiques portés par les grands groupes du numérique et la détermination des États à utiliser l’IA à des fins de contrôle des populations. En somme, l’IA conforterait ce que certains auteurs appellent «le technonationalisme, cette manière de lier les capacités technologiques d’un pays à sa sécurité nationale et ses intérêts géopolitiques».

L’indispensable régénération du système militaro-industriel des États-Unis

L’intégration de l’IA dans les doctrines et les équipements militaires marque une étape supplémentaire dans la longue histoire de l’utilisation des technologies à des fins de destruction. L’émergence de systèmes d’armes autonomes est ainsi souvent décrite comme une troisième révolution militaire, après l’invention de la poudre et les armes nucléaires [13].

Il est donc inévitable que les formidables potentialités militaires de l’IA conduisent à des transformations radicales du complexe militaro-industriel des Etats-Unis [14]. Du point de vue industriel, celui-ci est structuré depuis la seconde guerre mondiale autour de quelques grands groupes qui, au terme de trois décennies de fusions-acquisitions, sont principalement bénéficiaires des contrats du Pentagone. En 2024, Lockheed Martin a reçu 47 milliards de dollars de commandes du Pentagone et avec 15% du total figure très largement en tête. Les 10 premiers groupes ont reçu plus de 40% des commandes militaires.

Les grands groupes de la défense produisent des systèmes d’armes complexes. Les liens solides établis avec le Pentagone et les relations collusives avec les parlementaires, soucieux d’accueillir des implantations industrielles créatrices d’emplois, leur garantissent une   accumulation de rentes confortables mais freinent sérieusement leur dynamisme innovant. Contrairement à une histoire en partie mythique des transferts de technologies du militaire vers le civil (appelées «retombées» ou spinoffs), la plupart des innovations technologiques réalisées après la seconde guerre mondiale aux Etats-Unis (le transistor en 1948, le circuit intégré en 1954 et le microprocesseur en 1971) ont été mises au point par des entreprises, certes financées par l’argent public (celui du Pentagone), mais qui étaient extérieures au «Complexe». C’est donc au vaste écosystème d’entreprises innovatrices présentes sur les marchés commerciaux que le Pentagone s’est généralement adressé lorsqu’il a voulu financer des innovations ‘radicales’ (ou de ruptures). C’est une des singularités du système national d’innovation états-unien, non reproductible ailleurs. Elle permet de comprendre pourquoi, en France, un pays qui est dominé par une classe de «capitalo-fonctionnaires», la focalisation de la politique technologique sur les militaires bénéficie aux grands groupes sans que la diffusion des crédits de R&D militaire s’étende aux autres entreprises, à l’exception de celles présentes dans le secteur aéronautique et spatial.

Les grands groupes de la défense états-uniens ont été très lents à comprendre les enjeux de l’IA pour la défense à la fois pour des raisons d’inertie bureaucratique et en raison de la crainte de perdre une partie de leurs marchés au profit des entreprises civiles du numérique. Une partie de l’état-major a été également longtemps réticente à intégrer l’IA dans les systèmes d’armes, craignant d’en perdre le contrôle, au point que certains aviateurs ont été taxés de luddistes [15]. Le caractère incontrôlé des effets de l’IA, en particulier dans son couplage avec les armes nucléaires, explique également la prudence des militaires. Il est vrai qu’il y a une bonne dose de futurisme dans les promesses faites par les entreprises du numérique.

Au cours des dernières années, les géants du numérique ont fait valoir leurs intérêts afin de figurer parmi les grands fournisseurs du Pentagone. Un réseau politique solide et des innovations qui intéressaient le Pentagone ont dynamisé de nombreuses start-up de la Silicon Valley. En 2022, Anduril, une start-up créée par le libertarien Peter Thiel, un des soutiens les plus anciens de D. Trump, a publié un document qui dénonçait la faible capacité d’innovation technologique du «Complexe», notant par exemple que jusqu’en 2019, les données concernant l’arsenal nucléaire du pays étaient stockées sur des disques externes. Le document notait également que l’industrie d’armement consacrait entre 1% et 4% de son chiffre d’affaires au financement sur fonds propres de sa recherche-développement, contre 10 à 20% pour les grands groupes du numérique et 40% pour les start-up technologiques [16]. Le message essentiel qui concluait le rapport était qu’«il n’y a pas de recette magique pour diminuer les coûts, mais une bonne dose de capitalisme de marché (a healthy dose of free capitalism) nous aiderait sacrément à atteindre cet objectif» [17]. En 2024, le PDG de Palentir, une autre start-up proche d’Anduril, a publié un rapport plus sévère encore sur le comportement et les pratiques du Département de la défense et des grands groupes contractants. Sa tonalité est résumée dans cette phrase: «Tout le monde, y compris les Russes et les Chinois, ont abandonné le communisme, excepté Cuba et le Département de la défense. Le seul problème, c’est que nous sommes de piètres cocos (sic)» [18].

Les autres entreprises du numérique ont progressivement abandonné leurs réticences pour entrer dans le cercle fermé des fournisseurs du Pentagone. Sam Altman, le co-fondateur d’OpenAI avait tweeté le lendemain de l’élection de Trump en 2016: «C’est la pire chose qui puisse se passer dans ma vie». Huit années plus tard, il figure parmi les donateurs importants du candidat républicain. Son entreprise, de même que Google ont officiellement révoqué les clauses éthiques qui limitaient leur implication dans les programmes de recherche militaire. Ils sont tous fascinés par la façon dont Elon Musk a remporté des contrats pour le déploiement de systèmes satellitaires du Pentagone, montrant que même Lockheed Martin (15% des commandes totales du Département de la défense en 2024) peut être battu.

Les trois objectifs du DOGE

À la date de rédaction de cet article, Musk était encore en charge du DOGE, le département de l’efficacité gouvernementale (Department of government efficiency, DOGE) créé à sa demande par Donald Trump. Dans un pays traditionnellement méfiant vis-à-vis du «Big government» et où règne une coûteuse gabegie des programmes d’armement périodiquement recensée par la Cour des Comptes (United States Government Accountability Office) [19], l’initiative du DOGE ne peut que susciter un intérêt, voire une attente. Il a toutefois fallu peu de temps pour comprendre les enjeux. Musk lui a en effet fixé trois objectifs. D’abord, il a décidé de privatiser le plus possible les opérations de mise en orbite des satellites afin d’améliorer la position de ses sociétés sur le marché de l’espace évalué à 2000 milliards de dollars pour les dix prochaines années. Le montant des contrats passés par ses deux filiales Space X (production et mise en orbite de satellites) et de Starlink (réseau de plus de 7000 satellites en orbite basse et moyenne) [20] n’est pas officiellement connu, mais il est estimé à 15 milliards de dollars. Ensuite, il compte procéder à des privatisations massives et des suppressions d’emplois dans les agences fédérales. Son projet de privatisation – assortie de licenciements – de l’agence scientifique dédiée aux questions atmosphérique et océanique (la National Oceanic and Atmospheric Administration, Noaa) permettrait, selon des employés de la NOAA, de prendre le contrôle d’infrastructures de communications dédiées aux téléphones mobiles, aux informations météo sur internet, etc. [21].

Enfin, le DOGE s’attaque au DoD, ce dernier «bastion du communisme» selon le PDG de Palentir. Derrière ce slogan, comme l’a expliqué le secrétaire d’État à la défense, l’objectif «est de tailler dans le gras dans les bureaux mais de muscler l’armée, ceux qui font la guerre» [22]. Le sous-secrétaire d’État du DoD et responsable de l’emploi fixe l’objectif d’une réduction des personnels civils de 5% à 8% des 700 000 employés civils qui travaillent au Pentagone [23]. D’autres ministères (éducation, santé) ainsi que le service des impôts sont également concernés. Le secrétaire d’État au Trésor a fourni une explication inspirée par les manuels d’économie orthodoxe consacrés au marché du travail et à sa loi de l’offre et de la demande: les salariés fédéraux licenciés «nous fourniront la main-d’œuvre dont nous avons besoin pour mener à bien la réindustrialisation» [24].

Plus généralement, l’objectif de Musk est de restructurer les agences du secrétariat à la Défense de façon à laisser plus de place aux entreprises du numérique, dont la sienne. Les grands groupes du numérique ont d’ailleurs décidé d’unir leurs forces au sein d’un Consortium dont l’objectif explicite est de «constituer une nouvelle génération de maître d’œuvre dans la défense» et ainsi ébranler la position des grands groupes qui occupent la place depuis des décennies. On comprend l’inquiétude des groupes déjà en place qui devront désormais partager la rente financière issue des contrats avec le ministère de la Défense. Toutefois, sur un marché à 1000 milliards de dollars et en expansion de 12% en 2025, cela devrait leur permettre de continuer à satisfaire leurs actionnaires, comme ils le font depuis des décennies (encadré).

_________

Les marchés financiers sont séduits

Comment les penseurs dominants de la «mondialisation heureuse» ont-ils pu infuser depuis trois décennies dans les esprits que les «marchés n’aiment pas la guerre»? [26] En vérité, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les valeurs boursières des groupes de la défense des États-Unis ont surperformé par rapport aux indices boursiers de Wall Street, par exemple le S&P500. Ces surper-performances se sont même renforcées depuis les années 1990, lorsque le changement de gouvernance des entreprises a donné la priorité à la «création de valeur pour l’actionnaire», un slogan qui témoignait de la domination du capital financier. Les grands groupes de la défense ont également adopté cette règle, et les investisseurs financiers (les «marchés») ont donc transformé les dépenses militaires et les conflits mondiaux en opportunités pour valoriser leur capital. Après l’éclatement de la bulle spéculative sur Internet (en 2000), les marchés boursiers ont alors adopté une convention «guerre sans limites» [26], une convention étant comme Keynes l’a montré, une opinion commune établie à un moment donné par les investisseurs et qui détermine donc l’humeur du marché boursier.

Les marchés financiers ont vu juste. La convention «guerres sans limites» s’est traduite par une évolution des valeurs boursières de l’armement qui est passée de l’indice 100 en 2004 à 1050 en 2024, soit une valeur multipliée par 10. De quoi faire pâlir l’indice S&P (qui recense les 500 plus grandes entreprises cotées à Wall Street) qui est passé au cours de la même période de 100 en 2003 à seulement 600 en 2024…

Au fait! Keynes et les keynésiens ont également expliqué que les conventions établies par les investisseurs financiers sont autoréalisatrices. Ce qui signifie, dans le cas présent, que ceux-ci n’ont pas seulement anticipé les guerres sans limites, mais qu’ils ont également fourni les munitions financières pour permettre aux groupes de l’armement de les préparer.

__________

Le devenir du régime bonapartiste de Trump

Le 2025 Project dont le sous-titre est Mandate for Leadership: the Conservative Promise [27] est un document de plus de 900 pages. Il a été élaboré en 2023 par des dizaines de think tanks conservateurs afin de servir de boussole politique pour la campagne présidentielle de D. Trump. Le chapitre rédigé par Christopher Miller, ancien secrétaire d’État à la Défense de la première administration Trump, fixe deux objectifs principaux au Département de la Défense. D’une part, il doit faire face à la Chine qui constitue de loin le principal danger pour «la sécurité, les libertés et la prospérité des Etats-Unis» (p.92) et qui, précise un autre chapitre, «ne peut être arrêtée que par une pression extérieure». Car derrière les enjeux liés à l’IA, la captation des ressources minérales et énergétiques gigantesques nécessaires pour faire marcher les banques de données des GAFAM est au centre des ambitions des États-Unis. La frénésie de conquête de territoires richement dotés en ressources confirme, pour ceux qui en avaient douté pendant les décennies 1990 et 2000, l’actualité des rivalités inter-impérialistes. Pour Trump, le Groënland, le Canada, l’Ukraine et d’autres pays encore sont à conquérir.

D’autre part, Christopher Miller affirme qu’il faut «éliminer l’endoctrinement marxiste et les programmes incluant les théories critiques sur la race qui ne sont pas consensuelles et de plus supprimer les centres récemment créés consacrés à la diversité, l’équité et l’inclusion» (p. 103 et 104).

Ces deux objectifs fixent les missions qui sont assignées au complexe militaro-industriel (CMI). En effet, les transformations du CMI analysées dans cet article s’inscrivent dans cette double perspective: préparer la guerre contre la Chine et celle contre les ennemis de l’intérieur qu’ils soient immigrants, militants pour la diversité ou bien encore salariés de l’État fédéral dépouillés de leur droit de faire grève par un décret présidentiel du 27 mars 2025 parce que, déclare la Maison-Blanche, «ces syndicats de l’État fédéral ont déclaré la guerre au programme du Président Trump» [28]. Un autre décret présidentiel en date du 11 avril 2025 porte le titre suivant: «Missions militaires pour fermer la frontière Sud des États-Unis et repousser les invasions».

Le programme politique de Trump 2 nécessite le soutien d’une base sociale qui soit à la fois électorale mais aussi agissante. Son ferment idéologique est fourni par les dirigeants de la Big Tech, par exemple le racisme de Musk et les visions millénaristes de P. Thiel, actionnaire d’Anduril et de Palentir. On ne confondra toutefois pas les milliardaires de la Silicon Valley avec les dizaines de milliers de leurs salariés qui ont manifesté au côté de dizaines de millions de citoyens le 5 avril 2025 pour protester contre les mesures prises par Trump depuis son élection [29].

L’alliance des dirigeants des groupes du numérique et de l’idéologie à pulsions dictatoriales est soutenue par les groupes de chrétiens évangélistes [30]. Ensemble, ils forment le cœur des élites qui occupent l’appareil de l’État fédéral depuis l’élection de Trump. Ces courants sont qualifiés par certains de «techno-fascistes», une expression forgée par l’historienne Janis Mimura pour désigner ces technocrates japonais qui rejetaient à la fois «le communisme et le capitalisme libéral» et formèrent la base de l’appareil d’Etat au cours de la guerre [31]. D’autres parlent d’un «fascisme de la fin du monde» [32].

Comment qualifier le régime politique qui prend forme aux États-Unis? Pour répondre à cette question, il faut d’abord observer les dynamiques d’évolution plutôt que d’adopter des formules figées. En effet, les transformations de l’État fédéral entre la première administration de Trump (2016-2020) et Trump 2 (2024-2028) sont considérables. L’idéologie était déjà réactionnaire, et Bannon en était déjà un des architectes. Il était foncièrement opposé aux dirigeants des grands groupes du numérique, qu’il qualifiait de seigneurs de «l’État apartheid de la Silicon Valley et de technoféodalistes» [33]. Depuis son élection en novembre 2024, ces seigneurs du prétendu «État apartheid» ont pris possession de l’appareil d’État, et plus précisément, du Pentagone, qui en constitue le cœur. L’idéologie n’a pas changé, elle demeure nativiste, raciste et suprémaciste. Ce qui a changé, en relation évidente avec le recul économique et géopolitique des États-Unis, c’est la nécessité pour y faire face, d’investir totalement l’appareil d’État fédéral et de vaincre les résistances à l’État fort qui s’y trouvent encore. En effet, ni Trump, ni Musk n’ont oublié l’opposition exprimée par une partie de l’Etat-major à l’utilisation de l’armée dans les rues de Washington lors des manifestations organisées après l’assassinat de George Floyd par la police en juin 2020.

L’ascension politique de Trump évoque une aventure bonapartiste, au sens forgé par la sociologie politique d’un homme fort qui centralise les pouvoirs politiques à son profit dans une démarche autoritaire, développe une approche plébiscitaire (aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux) et mobilise l’armée dans des guerres à l’étranger et dans le pays contre les oppositions populaires. Marx, qui fut le premier à rendre compte dans sa profondeur du processus bonapartiste (celui de Napoléon III) [34], ne le définissait pas seulement comme un régime autoritaire, mais en relation avec les rapports de force entre les classes et en leur sein.

L’évolution d’un régime bonapartiste n’est donc pas fixée au départ. Celle du régime Trumpiste dépend de plusieurs facteurs dont la force de la résistance populaire et l’existence d’alternatives politiques, ainsi que de l’ampleur des tensions au sein de l’ordre économique et géopolitique mondial, deux paramètres qui testeront à leur tour la cohésion des classes dominantes des États-Unis. (Article publié par Les Possibles, printemps 2025)

Claude Serfati est économiste, chercheur associé à l’IRES; il a récemment publié Un monde en guerres, Textuel, avril 2024.

Notes

  1. Selon les experts en gestion d’entreprises, cette méthode de direction consiste à expliquer aux salariés “ce qu’on exige d’eux et les contreparties qu’ils recevront s’ils respectent ces exigences». C’est clair, Bernard M. Bass, “From Transactional to Transformational Leadership: Learning to Share the Vision”, Organizational Dynamics 18, no. 3, 1990, p.19-20.
  2. Robin Khorda, Le Parisien, 16 janvier 2025
  3. Leo Shane III, “Trump promises $1 trillion in defense spending for next year”, Defense News, 8 avril 2025. https://www.defensenews.com/author/leo-shane-iii/
  4. Ann Applebaum, “Trump Is Speaking Like Hitler, Stalin, and Mussolini”, The Atlantic, 18 octobre 2024.
  5. Morningstar Investor, «Jamie Dimon worries “World War III has already begun», 24 octobre 2024. https://www.morningstar.com/news/marketwatch/20241024374/jamie-dimon-worries-world-war-iii-has-already-begun
  6. Ann Applebaum, op.cité.
  7. Claude Serfati, «L’ère des impérialismes continue: la preuve par Poutine», 22 avril 2022. https://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/lere-des-imperialismes-continue-la-preuve-par-poutine.html
  8. The White House, “National Security Strategy of the United States of America” December 2017. https://trumpwhitehouse.archives.gov/wp-content/uploads/2017/12/NSS-Final-12-18-2017-0905.pdf
  9. European Commission, EU-China – A Strategic Outlook, Joint Communication to the European Parliament, the European Council and the Council, 12 March 2019.
  10. Dylan Matthews, “How AI could explode the economy And how it could fizzle”, 26 mars 2024. https://www.vox.com/future-perfect/24108787/ai-economic-growth-explosive-automation
  11. Maria Maggiore, Leïla Miñano et Harald Schumann, «Intelligence artificielle: la France ouvre la voie à la surveillance de masse en Europe», 22 janvier 2025. https://www.investigate-europe.eu/fr/posts/france-spearheads-member-state-campaign-dilute-european-artificial-intelligence-regulation
  12. Rand Europe, “Strategic competition in the age of AI”, 6 septembre 2024.
  13. Voir un monde en guerre, le chapitre 4 consacré aux dimensions militaro-sécuritaires de l’IA et pour une presentation plus courte, Claude Serfati, «L’alliance périlleuse de l’IA et du militaire», Vie de la recherche scientifique, n.437, juin 2024. https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article71584
  14. Pour une mise en perspective historique, voir Claude Serfati, «Mes chers compatriotes, méfiez-vous du complexe militaro-industriel!» dans Petitjean Olivier et Du Roy Ivan, Multinationales. Une histoire du monde contemporain, La Découverte, 2025.
  15. Voir Claude Serfati, Un monde en guerres, chapitre 4.
  16. Anduril, “Rebooting The Arsenal of Democracy”, 2022. https://www.rebootingthearsenal.com/
  17. Id., p. 43.
  18. Shyam Sankar / Palantir CTO, “The defense Reformation”, 31 October 2024, p. 8.
  19. Dans sa plus récente édition, la Cour des Comptes trouve très peu d’améliorations dans la gestion des programmes (dépassement des coûts et des délais) malgré les réformes engagées, GAO, «Weapon Systems Annual Assessment», juin 2024. https://www.gao.gov/assets/gao-24-106831.pdf
  20. Sur les effets de cette constellation de satellites sur l’environnement terrestre et dans l’espace , voir Justin Carrette «Avec Starlink, Elon Musk innove dans la pollution», Reporterre, 2 mars 2021. https://reporterre.net/spip.php?page=memeauteur&auteur=Justin+Carrette+
  21. Tom Perekins, “Doge cuts allow Musk to cash in with SpaceX and Starlink contracts, ex-workers warn” (de ex-salairés s’inquiètent que les reductions de budget décidées par DOGE permettront à Musk d’engranger des contrats pour Spacex et Starlink), The Guardian 25 mars 2025.
  22. NPR, 20 février 2025. https://www.npr.org/2025/02/20/nx-s1-5303947/hegseth-trump-defense-spending-cuts
  23. Meg Kinnard, “A comprehensive look at DOGE’s firings and layoffs so far”, 22 février 2025. https://apnews.com/author/meg-kinnard
  24. Hugh Cameron “Fired Federal Workers Could Work Factory Jobs Created by Tariffs: Bessent”, Newsweek, 8 avril 2025.
  25. Voir Claude Serfati, «Finance et Défense: de nouvelles interrelations», Innovations, 2008,28.
  26. Luc Mampaey et Claude Serfati, «Les groupes de l’armement et les marchés financiers: vers une convention «guerre sans limites?» dans (Chesnais François, s/d), La finance mondialisée. Racines sociales et politiques, configurations et conséquences, La Découverte, Paris, 2004.
  27. Communiqué de la Maison blanche, 27 mars 2025. https://www.whitehouse.gov/fact-sheets/2025/03/fact-sheet-president-donald-j-trump-exempts-agencies-with-national-security-missions-from-federal-collective-bargaining-requirements/
  28. https://www.aclu.org/news/national-security/trumps-expanded-domestic-military-use-should-worry-us-all
  29. Le mouvement s’intitulait 50501 pour “50 protestations, 50 États, 1 mouvement”.
  30. Parmi ceux qui sont influents dans l’Administration Trump, on trouve le secrétaire d’État à la défense et l’ambassadeur en Israël
  31. Janis Mimura, Planning for Empire: Reform Bureaucrats and the Japanese Wartime State Ithaca, NY: Cornell University Press, 2011
  32. Naomi Klein et Astra Taylor, “”The rise of end times fascism, The Guardian, 13 avril 2025.
  33. «Steve Bannon says MAGA populism will win — as Trump is surrounded by billionaires» https://www.wunc.org/2025-01-19/steve-bannon-says-maga-populism-will-win-as-trump-is-surrounded-by-billionaires
  1. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851, https://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum.pdf

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*