La guerre de la Russie en Ukraine a fait voler en éclats l’ancien ordre mondial

Par Michael T. Klare

La guerre en Ukraine en est à sa cinquième semaine, avec des pertes de plus en plus importantes des deux côtés. La résistance forte, contre toute attente, des Ukrainiens a jusqu’à présent empêché les forces russes de s’emparer de Kiev et d’autres villes clés. L’un des dangers de l’impasse actuelle – à savoir que l’exaspération de la Russie conduise à une escalade – est visible dans le bombardement incessant de Marioupol [avec les destructions infligées comme les crimes dont les traits abominables sont de plus en plus documentés. Réd.]. Mais les échecs de la Russie sur le champ de bataille créent également des possibilités de paix, impliquant éventuellement une forme d’autonomie régionale pour le Donbass et la neutralité pour l’ensemble de l’Ukraine.

En fin de compte, c’est au peuple ukrainien qu’il appartient de décider – c’est pourquoi la déclaration improvisée du président Biden en Pologne, selon laquelle Vladimir Poutine «ne peut pas rester au pouvoir», était un faux pas flagrant. Au lieu de prendre la posture d’un changement de régime, les Etats-Unis et l’Europe devraient s’efforcer d’offrir des voies de sortie aux deux parties. Les risques d’affrontement nucléaire n’en demandent pas moins.

Quelle que soit l’issue en Ukraine, le monde dans lequel nous entrons à cause de la guerre sera très différent de l’ancien équilibre de la terreur de la guerre froide ou de la stabilité trompeuse des dernières décennies. Nous ne pouvons que commencer à évaluer les contours de ce nouveau monde. Le rôle de la Chine, par exemple, est loin d’être clair. Pourtant, certaines choses semblent raisonnablement certaines: l’OTAN deviendra plus puissante et politiquement populaire, du moins en Europe, tandis que la Russie deviendra un Etat paria, largement isolé de l’économie continentale. L’Europe elle-même sera divisée le long d’un nouveau rideau de fer, les forces opposées étant prêtes à s’affronter à tout moment, les armes nucléaires à portée de main.

Mais ce n’est que le début. Les dépenses militaires augmenteront tandis que d’autres priorités – éducation, soins de santé, action climatique – seront reléguées au second plan. Les répercussions sismiques de la guerre en Ukraine se feront sentir au plus profond des sociétés, modifiant les allégeances politiques et les attitudes populaires. En Allemagne, un gouvernement dirigé par les sociaux-démocrates et les Verts vient d’approuver une augmentation spectaculaire des dépenses militaires, tout en annulant le projet de gazoduc Nord Stream 2, ce qui constitue un changement fondamental de la dépendance à l’égard de l’énergie russe. On observe des mouvements similaires dans toute l’Europe, où les liens commerciaux avec la Russie sont rompus et où des politiciens discrédités comme Boris Johnson ont exploité la crise pour redorer leur blason.

Mais les effets à long terme de la guerre ne se limiteront pas à l’Europe. Le militarisme effronté affiché lors du voyage de Biden en Pologne risque de se répercuter non seulement au Capitole – où démocrates et républicains s’affrontent pour augmenter encore le budget du Pentagone et imposer des sanctions encore plus extrêmes à la Russie – mais aussi en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud, où le réarmement sert à renforcer les élites privilégiées et les dirigeants autoritaires qui défendent de la sorte leurs intérêts. L’arrêt des livraisons de blé de la Russie et de l’Ukraine, deux des principaux exportateurs de céréales du monde, pourrait bien entraîner une crise alimentaire mondiale.

Tout cela s’accompagne d’une offensive idéologique comme on n’en a pas vu depuis le début de la guerre froide. Le discours polarisant de Joe Biden – qui pose la question «Qui va l’emporter? Les démocraties vont-elles l’emporter? Ou est-ce que ce sont les autocraties qui vont l’emporter?» [discours du 25 mars, en Pologne] – sature déjà les médias, les rapports des groupes de réflexion et les récits emplissant la scène politique. Et, si l’on se fie à l’histoire, cela pourrait bientôt s’accompagner de restrictions de la dissidence.

Dans ces conditions, les intellectuels et les militants progressistes seraient bien avisés de reconsidérer leurs stratégies et d’adapter leurs messages. A tout le moins, nous devons trouver de nouveaux moyens de résister aux vents contraires du militarisme et de contester les arguments en faveur d’une économie de guerre permanente. Nous ne pouvons pas abandonner nos objectifs fondamentaux, même en période de tensions internationales accrues. Sinon, la bataille pour d’autres priorités, comme la santé, l’éducation et la justice sociale et économique, sera certainement perdue.

Cela aussi représente à la fois des défis et des opportunités. Le mouvement d’action pour le climat, par exemple, pourrait montrer comment le militarisme mondial et la dépendance aux combustibles fossiles sont les deux faces d’une même médaille – un fait que les progressistes expliquent et dénoncent depuis longtemps. Avec Poutine menaçant d’utiliser des armes nucléaires, les militant·e·s pacifistes ont une nouvelle occasion de mettre en évidence le danger que représentent les armes atomiques.

L’impact mondial de la guerre en Ukraine va se faire encore sentir. Il est essentiel que les progressistes analysent soigneusement la situation, se mobilisent délibérément – et, dans la mesure du possible, saisissent les occasions de faire avancer nos priorités dans ce nouvel environnement. (Article publié le 31 mars 2022 sur le site de l’hebdomadaire étatsunien The Nation; traduction rédaction A l’Encontre)

Michael T. Klare est professeur émérite d’études sur la paix et la sécurité mondiale au Hampshire College et chercheur invité senior à l’Arms Control Association. Il est l’auteur de 15 livres, dont le dernier s’intitule All Hell Breaking Loose: The Pentagon’s Perspective on Climate Change (Metropolitan Books, 2019).

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