Par Danny Katch
«Une véritable tempête». Selon le procureur du comté de Cuyahoga [qui englobe la ville de Cleveland, Ohio], c’est ce qui a tué Tamir Rice, âgé de 12 ans, sur une place de jeu de Cleveland en novembre 2014.
• Ces trois mots ne sont pas la plus mauvaise façon de commencer lorsqu’il s’agit de donner du sens à la façon dont un garçon qui tenait une arme jouet a été assassiné sans raison par un flic inexpérimenté, doté d’un long historique d’instabilité dangereuse. Ou d’essayer de comprendre comment la sœur de 14 ans de l’enfant a été jetée au sol et menottée alors qu’elle tentait de venir en aide à son frère sur le point de mourir.
C’était vraiment une tempête – bien qu’elle ne soit pas sans précédents – de «maintien de l’ordre» agressif, méprisant envers la vie des Noirs ainsi que d’une paranoïa armée qui a conduit, comme bien d’autres, à la mort de Tamir Rice.
Mais ce n’est pas ce que voulait dire le procureur McGinty. Non, ce que tentait d’affirmer le procureur – qui est supposé veiller à ce que tous les habitant·e·s de Cleveland, y compris les policiers, répondent de leurs actes envers la loi –, c’est que Tamir Rice est mort d’une «véritable tempête d’erreur humaine», en raison de l’information erronée sur la couleur de l’arme jouet donnée par l’opérateur du 911 [numéro de la police] à l’agent de police Timothy Loehmann.
• En d’autres termes, il s’agissait d’une justification donnée par le procureur McGinty pour expliquer pourquoi il a statué que ne valait pas même une seule accusation criminelle la décision de Loehmann d’ouvrir le feu sur un enfant, dans les secondes qui ont suivi son arrivée sur les lieux.
Le procureur de Cleveland disait, avec sérieux, que le meurtre policier de Tamir Rice était le résultat d’une effroyable coïncidence inhabituelle d’événements malheureux. Comme si tout le pays n’était devenu douloureusement conscient, un an et demi après les protestations qui se sont déroulées à Ferguson (Etat du Missouri) [suite à la mort de Mike Brown], que les flics utilisaient de manière routinière la violence meurtrière contre des gens qu’ils sont censés protéger.
• Deux quotidiens importants ont récemment commencé à dénombrer le nombre de personnes tuées par la police. Le Washington Post en situe le nombre à 965 pour 2015 alors que le Guardian en estime le nombre à 1’134.
Pour placer ces chiffres en perspective, The Guardian fournit deux comparaisons saisissantes: en Angleterre et au pays de Galles, les policiers ont tué moins de personnes (55) au cours de 24 dernières années que la police américaine durant les 24 premiers jours de 2015.
En Finlande, la police a tiré un total de 6 balles durant toute l’année 2013 – 10 de moins que le nombre tiré par le flic de Chicago du nom de Jason Van Dyke sur un adolescent de 17 ans, Laquan McDonald, qui s’éloignait de la police.
• Bien que vous ne l’apprendrez pas par les titres de la presse, les Américains ont trois fois plus de possibilités d’être tué par des agents de police que lors de tueries de masses, lesquelles ont tué 300 personnes en 2015, selon le Gun Violence Archive.
Les habitant·e·s des Etats-Unis ont, en outre, infiniment plus de «chances» de mourir lors d’une attaque de police que lors d’attentats terroristes. Au cours de la dernière décennie, 38 personnes sont mortes lors d’attentats inspirés par Al-Qaida ou l’Etat islamique, 47 autres ont été tués par des terroristes chrétiens.
Ces comparaisons devraient nous faire réfléchir sur qui nous devrions nous imaginer lorsque nous entendons parler de terroristes ou de cinglés armés.
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• Le racisme joue un rôle manifeste dans cette épidémie de violence policière. Après la non-inculpation de Loehman, les médias sociaux ont été envahis d’images d’enfants blancs posant joyeusement avec des armes réelles ou factices qui semblaient aussi dangereuses que tout ce que pouvait tenir dans ses mains Tamir Rice lorsqu’il a été assassiné.
En effet, les statistiques soutiennent cette perception. Selon The Guardian, les Noirs avaient deux fois plus de probabilité d’être tué par des flics que tout autre américain. The Washington Post a découvert qu’il était bien plus probable que la police utilise la force létale, alors qu’elle fait face à des provocations anodines, lorsque leurs victimes sont des gens de couleur: «Dans la majorité des cas où la police tire et tue une personne qui a attaqué quelqu’un avec une arme ou brandi une arme, la personne qui a été abattue était blanche. Mais un nombre fortement disproportionné – trois sur cinq – des personnes tuées alors qu’elles témoignaient de comportement moins menaçant était des Noirs ou des latinos.»
• Bien qu’il soit important de saisir que les Blancs sont tués par les flics à un taux plus faible que les Noirs, les Latinos et les Amérindiens, ils sont cependant tués par la police dans des proportions alarmantes: 578 Blancs ont été tués par la police en 2015, soit une personne toutes les 16 heures.
Jusqu’ici, aucun média n’a tenté la tâche, certes plus complexe, de trier les victimes de violence policière selon leur origine sociale, mais de nombreux indices indiquent clairement que les pauvres et les membres de toutes les «races» de la classe laborieuse souffrent des abus et des assassinats policiers à des taux supérieurs.
Dans tous les cas, il est évident que la police dispose de toute latitude d’agir avec un degré d’impunité absurde – même dans des cas où ils font la démonstration d’un niveau d’incompétence qui est une menace claire à la sécurité publique.
• Prenons, par exemple, le meurtre de David Kassick, un blanc désarmé de Pennsylvanie dont la mort a été documentée par une brève vidéo produite par le Washington Post.
Alors que Kassick s’échappait d’un contrôle routier parce que sa vignette était expirée, l’agent Lisa Mearkle l’a pris en chasse, l’a immobilisé à plusieurs reprises à l’aide d’un taser et, alors que l’homme se tordait de douleur sur le sol, elle lui a tiré deux fois dans le dos car elle craignait que ses mouvements de torsion indiquent qu’il tentait de se saisir d’une arme.
Mearkle a été acquittée en novembre dernier. Elle a affirmé au jury qu’elle n’était poursuivie que «pour des motifs politiques».
Parmi les personnes tuées en 2015 se trouvent des noms devenus bien connus dans le sillage de vastes manifestations, comme ceux de Freddie Gray de Baltimore ou de Sandra Bland au Texas. La grande majorité est toutefois constituée par des personnes telles que David Kassick qui restent peu connues, au-delà des petits cercles de ceux et celles qui les connaissaient et les aimaient.
Même l’indignité de «devenir une statistique» est pourtant un pas en avant durement gagné car ce pays ne tient pas même une comptabilité centralisée du nombre de ses habitant·e·s qui ont été tués par «sa» police.
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• Le fait que deux quotidiens [Washington Post et The Guardian] aient dévolu des ressources pour établir leurs propres comptes a pour origine l’émergence de manifestations antiracistes au cours des dernières années – un mouvement né, ainsi que l’a écrit Brittney Cooper, de manière inoubliable sur Alternet, sur le fond de «contradictions irréconciliables» d’une société qui a produit «un président Noir à côté de garçons Noirs désarmés, morts dans les rues».
Ce mouvement qui affirme que la vie des Noirs compte, Black Lives Matter, a généré une prise de conscience accrue non seulement quant au nombre de personnes tuées par la police, mais également sur la nature raciste de cette violence. La proportion d’Américains qui pense que le racisme est un «gros problème» est passée de 30% en 2011 à près de 50% l’année dernière.
• Le Parti démocrate en a pris note. Ainsi que Peter Beinart, du magazine Atlantic, le souligne, Bill Clinton menait la campagne présidentielle de 1992 en trompetant son soutien à l’exécution d’un Noir, mentalement « attardé» et attendant dans des couloirs de la mort et qu’il démonisait l’activiste Noire et rappeure Sister Souljah. Actuellement, Hillary Clinton et ses rivaux [dans les primaires] pour remporter la candidature à la présidence du Parti démocrate se déchirent pour affirmer leur soutien entier au mouvement Black Lives Matter.
Il est cependant important que les activistes comprennent que ce soutien relève entièrement du discours et fort peu de l’action. En quelque sorte comme lorsque Hillary Clinton affichant un logo pour la fête Kwanzaa [fête créée à la fin des années 1960 comme fête spécifiquement adressée aux Afro-Américains, elle se célèbre entre le 26 décembre et le 1er janvier], alors qu’elle maintient son appui à Rahm Emanuel, le maire démocrate de Chicago qui fait face aux amples revendications de démission de manifestant·e·s noirs en raison de son rôle dans la dissimulation du meurtre de Laquan McDonald.
• Le Ministère de la justice de Barack Obama a commencé une enquête de haut niveau dans les commissariats de police de nombreuses villes – y compris Ferguson et Cleveland – mais il s’est abstenu de poursuivre tout flic tueur. La même chose est vraie des autorités locales de villes de tout le pays, dont beaucoup sont sous administration démocrate.
Selon le New York Times, l’année dernière (2015) 18 agents de police ont été imputés pour tirs mortels en service – un nombre très faible, mais en augmentation par rapport à une moyenne inférieure à 5 au cours des années précédentes.
• Aussi rares que soient les accusations, les condamnations sont encore plus rares. Un mois après que Lisa Mearkle a été libérée de toute accusation en Pennsylvanie, un mistrial [procès ajourné en raison d’absence d’unanimité du jury] a été déclaré dans la procédure contre William Porter, le premier flic de Baltimore a être jugé pour le meurtre de Freddie Gray. Plus inquiétant encore, des commissariats de police et des gouvernements locaux ne montrent aucun signe de changement de politiques dans le but de réduire les affrontements policiers violents.
A Chicago, le plan de Rahm Emanuel afin d’empêcher que ses policiers tuent consiste à ce qu’un plus grand nombre d’agents soient armés de Tasers – en supplément, bien sûr, de leurs armes à feu – en parallèle à la tentative de détruire des décennies de dossiers portant sur des enquêtes pour maltraitance policière.
A New York, Bill de Blasio, le prétendu maire champion de la «gauche», a employé 1300 flics supplémentaires, créé des unités nouvelles et encore plus militarisées pouvant être déployées contre les manifestant·e·s ainsi que pour «combattre le terrorisme». En outre, il a assigné à la police la fonction d’évacuer les sans-abri des rues.
• Alors que le mouvement qui a tant fait pour accroître la prise de conscience de la gravité de la violence policière entre dans une nouvelle année, il devient plus clair encore que Black Lives Matter affronte une véritable tempête de racisme, du pouvoir de l’Etat ainsi que d’une oligarchie pourrie des deux partis qui sont là depuis bien longtemps.
Aller de l’avant va requérir un plus que des mobilisations contre de nouvelles atrocités policières, pour important que soient ces manifestations de colère et d’indignation. Ceux et celles qui manifestent leur opposition à l’injustice et à la violence doivent aussi comprendre et affronter les connexions d’une force de police raciste et militarisée avec le système politique et économique plus large dont les dirigeants sont déterminés à préserver le statu quo à tout prix. (Article publié le 5 janvier 2016 sur le site SocialistWorker.org. de l’ISO, organisation sœur du MPS/BFS; traduction A l’Encontre)
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The Guardian, l’effroi d’une comptabilité:
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