Par Paulo Passarinho
L’année 2015 entrera dans l’histoire comme l’ultime étape de la capitulation du lulisme [référence à Lula da Silva, dirigeant historique du Parti des travailleurs et président du Brésil dès 2003 à 2011] face aux secteurs hégémoniques qui dirigent l’économie brésilienne depuis le début des années 1990.
En 2003 s’est ouverte la possibilité historique de l’affirmation d’un nouveau modèle économique au Brésil. Son objectif était de combattre les problèmes structurels qui nous condamnent à la dépendance et au sous-développement, sous des formes diverses. Mais les options politiques adoptées par le gouvernement fédéral ont renié cette possibilité et effacé cette potentialité.
Au nom de la dite gouvernabilité [en fait la stabilité sociale], imaginée comme moyen d’atténuer des conflits avec les secteurs hégémoniques du capital, «on» a construit l’illusion de la possibilité de favoriser la croissance économique, la redistribution des revenus et l’amélioration des indicateurs de bien-être de la population, sans pour autant apporter des changements substantiels dans l’ordre institutionnel, administratif et macroéconomique laissé par Fernando Henrique Cardoso (FHC – président de 1995 à 2003].
Des conditions exceptionnelles se sont présentées dans le domaine des échanges commerciaux internationaux et des collaborations productives, en lien avec les défaites électorales successives du néolibéralisme et l’émergence de gouvernements ayant une vocation de changement dans les principaux pays d’Amérique du Sud, y compris, donc, le Brésil. Pourtant, les choix adoptés par la direction du PT (Parti des travailleurs) lors de son arrivée au gouvernement, d’ailleurs sans opposition de ses alliés, portant sur la configuration socio-économique qui avait régné tout au long de la décennie précédente dans le pays, ont été d’une extrême prudence. Ces choix s’en sont tenus à un «respect des contrats», un euphémisme visant à écarter toute perspective réformiste (soit de réformes structurelles effectives) sérieuse.
Ainsi, ce que j’ai appelé l’ère des impostures – avec l’apologie du real [la monnaie brésilienne] fort, de la responsabilité budgétaire, de la fiscalité, de l’équilibre des comptes publics ou de la fin de l’inflation – a été consolidé par le discours luliste de la «fin de la misère», de l’apparition d’une «nouvelle classe moyenne», du paiement de la dette extérieure et interne [grâce à l’excédent primaire], du néo-développementisme ou de la politique étrangère indépendante et de la projection du pays en tant que puissance se situant à l’échelle internationale dans le cadre d’une politique de réformes réelles.
Malgré tout cela, le premier mandat de Dilma Rousseff [cheffe de cabinet de Lula depuis 2005 et présidente dès 2011] a déjà montré des signes d’épuisement de ce modèle de gouvernement conciliateur entre, d’une part, l’ordre établi dans le pays à partir du Plan Real [initié en 1994 avec comme but poclamé d’abattre l’hyperinflation] et, d’autre part, les aspirations du pays et de notre peuple à de meilleures conditions de vie.
Les effets prolongés de la crise économique internationale de 2007-2008, d’évidentes erreurs dans l’orientation de la politique économique et les conséquences politiques des enquêtes relatives à l’opération Lava Jato [contre les corruptions, car seule le pluriel convient] ont fait que Dilma a ouvertement adopté des mesures de compromis avec les puissances libérales hégémoniques et leurs intérêts, cela en 2014 déjà, avant la victoire contre Aecio Neves [le candidat de PSDB qui lui était opposé lors des élections pour son second mandat].
Diverses variables ont impulsé un fort mouvement de récession de l’économie, en particulier la reprise du cycle de contraction monétaire par le biais de la hausse du taux plancher du loyer de l’argent [pour le refinancement des banques]; les restrictions en matière de crédit; les coupes budgétaires successives pour réduire les dépenses et les investissements du gouvernement; et les mesures adoptées dans le cadre de la direction de Petrobras [dont Dilma avait la direction], en rapport avec son plan d’affaires et d’investissements, y compris la vente d’actifs stratégiques à la sphère privée.
On a fortement diminué les recettes fiscales – ce qui a imposé de lourdes charges [ou coupes budgétaires] aux Etats de la République fédérale, aux municipalités et des coupes dans les domaines sociaux – tout en provoquant une augmentation du chômage et la réduction de la masse salariale et du revenu moyen des travailleurs et travailleuses.
Ce qui est en cours est clairement un processus de désajustement budgétaire et économique qui fragilise encore davantage la situation politique de Dilma et de son gouvernement. Mais quelle est donc la logique derrière cette orientation de la présidente? En fait c’est la même que Lula a adoptée en 2002.
En 2014, bousculée par une forte décélération de la croissance économique, par des pressions inflationnistes latentes et les bouleversements récurrents de l’enquête sur le système de corruption baptisé Lava Jato, stimulée par Lula lui-même, elle a tenté de rééditer l’opération que l’ex-président avait réalisée en 2002. Elle est partie à la recherche d’une personnalité du marché financier pour diriger l’économie [il s’agissait du banquier Joaquim Levy de la banque Bradesco, la deuxième banque privée; il vient de donner sa démission]. L’objectif visé était de s’assurer le soutien des secteurs dominants hégémoniques et de «blinder» le gouvernement contre les attaques de la droite parlementaire.
Comme Luiz Trabuco, président de Bradesco, n’a pas pu assumer la charge de ministre des Finances, on s’est rabattu sur Joaquim Levy, membre exécutif de la même banque et ex-secrétaire du Trésor dans la gestion du premier mandat de Lula. La stratégie de Lula était d’ancrer le gouvernement de Dilma et son deuxième mandat avec des noms de personnalités de toute confiance des secteurs hégémoniques. Cette stratégie a été complétée par l’annonce des noms de Katia Abreu au portefeuille de l’Agriculture [cheffe d’un empire agricole, connue sous le nom de «la tronçonneuse» étant donné sa politique d’extension des terres pour l’élevage et les plantations et élue du PMDB], d’Armando Monteiro [administrateur de nombreuses entreprises, de la Conférence nationale de l’industrie, sénateur du Pernambuco] pour le ministère du Développement, de l’Industrie et du Commerce extérieur.
Mais contrairement à ce qui se passait en 2002, lorsqu’on pouvait compter sur une conjoncture internationale très favorable aux exportateurs de commodities, y compris pour le Brésil, le contexte actuel est tout à fait différent. Dans la phase présente, on est dans un cycle de chute brutale des produits primaires, ce qui met en échec la dynamique même d’une économie où, vu le modèle dominant – réfractaire au rôle régulateur de l’Etat en tant que planificateur et de promoteur d’investissement adéquat à un type de développement –, les revenus dépendent, pour beaucoup, de la rentrée de devises et de l’attraction de capitaux privés et étrangers [pour des placements à court terme et pour des investissements d’appropriation de biens: terres ou secteurs productifs et commerciaux, attractifs étant donné le ratio du change dollar-real].
Dans ce contexte, la thérapie récessive d’ajustement ne fait qu’aggraver le tableau macroéconomique. En rejetant la responsabilité sur le «désajustement budgétaire» [lié à l’excédent primaire qui n’est pas tenable, donc en essayant de réduire le déficit primaire], le gouvernement stimule des coupes budgétaires qui affectent le fonctionnement de la «machine publique» et surtout des investissements. C’est ainsi que le taux d’investissement dans l’économie – qui avait déjà subi une forte décélération au cours du premier mandat de Dilma par rapport à la période de 2010-2014 – s’est effondré. La dynamique récessive s’est aggravée, les recettes fiscales ont diminué – avec une forte augmentation des taux d’intérêt [ce qui frappe le marché interne, la consommation à crédit étant la base du comportement de la prétendue classe moyenne et aussi les crédits à l’investissement] –, les dépenses financières de l’Union ont augmenté de manière substantielle, avec une croissance de la dette brute et l’augmentation du déficit nominal (déficit primaire + dépenses avec paiement d’intérêts).
Dilma et Levy menaient cette politique sous le prétexte de combattre l’inflation et d’éviter la perte du grade investisseur conféré par les agences de notation [Moody, Standard & Poor’s, Fitch…], mais elle s’est révélée être un échec retentissant et contribue indubitablement à aggraver la crise.
Les mesures promues par le gouvernement – avec le soutien du secteur financier et des médias dominants – ont pour objectif la préservation des marges de profit des secteurs rentiers dominants, banques et grandes entreprises vivant de la dette publique, pendant que se préparent dans la société les conditions pour l’avancée des réformes qui seront du goût des libéraux.
Dans ce tableau complexe, la menace d’impeachment de Dilma acquiert une grande fonctionnalité en ce qui concerne l’opération Lava Jato, fragilisant encore davantage le gouvernement et les partis qui la soutiennent, en particulier le néo-PT.
Le premier exemple en a été la présentation au pays de l’Agenda Brésil, un ensemble de propositions articulées par Joao Roberto Marinho (Organizaciones Globo), Paulo Skaf (FIESP, grands industriels de Sao Paulo) et Renan Calheiros, président du Sénat, avec le prétexte d’éloigner la menace d’impeachment à un moment où la stabilité de la présidente était en danger.
L’autre initiative qui met en évidence le désordre macroéconomique produit par la politique de Dilma et de ses associés a été le lancement par le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) du programme «Un pont pour le futur», présenté au pays par Michael Temer, le vice-président de Dilma et l’indéfectible Moreira Franco [chef des questions stratégiques de la présidence].
Les deux projets vont dans le sens d’un approfondissement des privatisations, d’une avancée dans les modifications des normes de la sécurité sociale, des changements dans la législation du travail, l’ouverture du secteur pétrolier du pré-sal [soit le pétrole se trouvant à de très grandes profondeurs sous l’eau], la fin des obligations budgétaires constitutionnelles [comme la «bourse famille»] et une plus grande libéralisation financière. Enfin il y a la cristallisation et l’aiguisement du processus d’affaiblissement de l’Etat et la pleine consécration du processus néolibéral inachevé.
En résumé, l’année 2015 a représenté le résultat objectif de la stratégie luliste de gouverner sans conflits avec le secteur financier hégémonique. Sans compter les erreurs lulistes, il faut constater que le néo-PT est démoralisé, une bonne partie des directions des mouvements sociaux ont été cooptées et la gauche qui ne s’est pas rendue est très fragilisée. C’est ainsi que l’initiative la plus proéminente se trouve une fois de plus dans le camp néolibéral. (Article publié dans Correio da Cidadania en date du 23 décembre 2015; traduction A l’Encontre)
Paulo Passarinho est économiste
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