Etats-Unis-New York. Les leçons à tirer d’une victoire et les batailles qui s’ensuivront

Le réactionnaire New York Post tente de déchiffrer le conflit socio-politique lié à la victoire électorale de Zohran Mamdani.

Par Eric Blanc

Ce n’était pas censé se produire. Lorsque Zohran Mamdani a démarré sa campagne pour la mairie fin octobre 2024, le candidat lui-même était probablement la seule personne dans la ville à penser qu’il pouvait gagner.

L’élection de Donald Trump deux semaines plus tard a renforcé le consensus général selon lequel New York et le pays dans son ensemble basculaient résolument à droite. On nous disait que le seul moyen pour le Parti démocrate de survivre électoralement était de se recentrer sur le «centre modéré». Même les partisans de gauche les plus optimistes de Mamdani pensaient que le meilleur scénario possible était une défaite honorable aux primaires municipales.

La victoire historique de ce soir (4 novembre) prouve que les sceptiques avaient tort. Malgré les millions de dollars investis dans des publicités négatives financées par des milliardaires et malgré les tentatives de Trump de faire pression sur les électeurs pour qu’ils soutiennent Andrew Cuomo, les New-Yorkais envoient un socialiste démocrate de 34 ans à Gracie Mansion avec un mandat fort pour rendre notre ville à nouveau abordable.

Il s’avère que les choses ne sont pas appelées à empirer indéfiniment. À l’heure où les attaques autoritaires s’intensifient, où les inégalités économiques atteignent des sommets astronomiques et où le Parti démocrate est en plein désarroi, les ondes de choc du séisme politique provoqué par Zohran Mamdani se feront sentir dans tout le pays. Le message central de cette campagne – pour des prix abordables [logement, transports urbains, crèche…], contre les milliardaires – n’est pas moins pertinent en dehors de New York.

Il ne sera pas facile de concrétiser la vision de Mamdani. Certaines des personnes et des institutions les plus puissantes au monde feront tout pour nous en empêcher. Cependant, transformer notre ville est possible si un grand nombre de New-Yorkais ordinaires se joignent à la lutte. Les oligarques des États-Unis ont raison de s’inquiéter.

Comment il a gagné

Comment Mamdani a-t-il réussi l’un des plus improbables retournements de situation de la politique américaine moderne? Hier soir, les experts se sont efforcés de minimiser l’importance politique de cette bataille cherchant à mettre en avant tout autre enseignement que le plus évident: Zohran était le porte-parole authentique d’un programme qui exprimait la colère de la classe laborieuse face à un statu quo défaillant.

Oui, il est vrai qu’Andrew Cuomo [indépendant, ex-démocrate] et Eric Adams [républicain] étaient des candidats défaillants

Et oui, il est vrai que Mamdani est charismatique et que son équipe a brillamment exploité les réseaux sociaux. Mais le dynamisme de cette campagne ne peut être dissocié de son orientation.

Le contenu de la campagne de Mamdani ne se réduisait pas non plus à parler uniquement des problèmes quotidiens, une stratégie que les consultants démocrates centristes vendent aujourd’hui comme la panacée pour les maux du parti. Oui, son objectif était de réduire le coût de la vie pour les travailleurs et travailleuses. Mais Mamdani a su se démarquer en se concentrant sans relâche sur trois projets exceptionnellement ambitieux: la gratuité des services de garde d’enfants, des bus rapides et gratuits, le gel des loyers, afin de rendre New York abordable grâce à l’action gouvernementale et non à des incitations du marché libre. Et surtout, il a insisté sur le fait que tout cela serait financé par l’imposition des riches. Il ne s’agissait pas là de clintonisme [référence à Bill Clinton, 1993-2001].

Tout aussi important, Zohran Mamdani était un porte-parole crédible de cette vision transformatrice, car il n’était pas redevable aux entreprises ni membre d’un establishment démocrate en déliquescence. Le fait que Zohran Mamdani soit un socialiste démocrate et qu’il ait refusé de mettre les Palestiniens de côté a confirmé son statut d’outsider authentique aux yeux de millions de New-Yorkais habitués à ce que les politiciens traditionnels disent une chose et en fassent une autre.

Comme Bernie Sanders avant lui – et contrairement à des candidats comme Kamala Harris – lorsque Zohran parlait des salarié·e·s contre les milliardaires, on savait qu’il était sincère. C’est sur la base de cette crédibilité que le candidat Zohran, avec l’aide d’innombrables militant·e·s du Democratic Socialists of America (DSA), a mis en place une machine électorale sans précédent, composée de plus de 100 000 bénévole·s. Il n’y a en effet pas de zohranisme sans la politique de Zohran.

Sa campagne excellente était une condition nécessaire à la victoire, mais elle n’aurait pas pu aller aussi loin si elle n’avait pas coïncidé avec des changements radicaux dans l’opinion publique. Zohran a réalisé ce que les campagnes de Bernie en 2016 et 2020 avaient envisagé mais n’avaient jamais vraiment réussi à faire: remodeler de manière spectaculaire l’électorat en inspirant de nouveaux électeurs (principalement des jeunes) tout en convainquant un grand nombre de démocrates traditionnels déçus par l’establishment du parti.

Au cours des derniers mois, porter un pin’s ou un t-shirt à l’effigie de Zohran était un moyen infaillible de recevoir constamment des encouragements et des applaudissements de la part d’inconnus dans toute la ville. Zohran a non seulement dominé parmi les milléniaux et les Zoomers diplômés de l’université dans le «Commie Corridor» [référence à un article du New York Times du 25 juin qui, sous le nom de Commie Corridor, définissait la zone d’Astoria au sud jusqu’à Sunset Park comme celle où se concentre une jeunesse universitaire teintée de gauche], mais il a également remporté la victoire dans des quartiers populaires comme Brownsville et East New York.

Les premières données suggèrent qu’il a remporté une victoire décisive parmi les groupes démographiques avec lesquels les démocrates ont récemment eu le plus de difficultés: les jeunes hommes et les travailleurs et travailleuses de tous les bords. Comme l’a fait remarquer un internaute hier soir, «il existe une coalition anti-Zohran, mais c’est celle que nous souhaitons: les riches et les républicains». Il a également obtenu de très bons résultats auprès des «wine moms», ces femmes libérales de la classe moyenne plus âgées, qui constituent une partie cruciale de la base démocrate et qui se sont radicalisées face à l’incapacité de Chuck Schumer [leader de la fraction démocrate au Sénat] et Hakeem Jeffries [leader de la fraction démocrate à la Chambre des représentants] à mener une lutte sérieuse contre Trump. Il s’agissait d’un référendum sur l’avenir du Parti démocrate, et l’establishment a subi une défaite cuisante.

La victoire de ce soir 4 novembre montre que les jeunes et les travailleurs et travailleuses en ont assez du statu quo et recherchent une alternative. Néanmoins, les figures de l’establishment des deux côtés de l’échiquier politique rejetteront certainement les résultats d’aujourd’hui comme une exception dans une ville profondément démocrate, victoire impossible à reproduire ailleurs car les électeurs des autres régions sont «plus modérés». Cependant, trois des quatre derniers maires de New York (Eric Adams, Michael Bloomberg et Rudy Giuliani) n’étaient guère progressistes. Et cet argument suppose à tort que la plupart des Américains ont des préférences politiques cohérentes et s’inscrivent parfaitement dans un axe allant de très conservateur à très libéral.

Les Américains ressentent les effets de la crise partout, et pour vaincre le courant MAGA, nous devons diriger cette colère «vers le haut» – contre les grandes entreprises américaines – afin que cette colère ne se retourne pas contre les immigrants et les enfants transgenres. [Le soir de la victoire électorale, Zohran Mamdani a déclaré: «Notre New York est la New York faite par tous les immigré·e·s.» De plus, il fait référence Eugene Victor Debs (1855-1926), un socialiste syndicaliste révolutionnaire qui fut l’un des fondateurs de l’Industrial Workers of the World-IWW. – Réd.]

Comme le montrent les recherches du Center for Working-Class Politics, notre meilleur atout pour vaincre électoralement le trumpisme est le même dans tous les coins du pays: des campagnes populaires économiques autour de candidats authentiquement anti-élites. Cela pourrait signifier se présenter en tant qu’indépendants dans certaines régions du pays où l’image du Parti démocrate est devenue toxique. Et dans les États républicains comme le Nebraska, un emploi de col bleu ou un passé militant syndicaliste peut être un signal anti-élite plus efficace qu’une carte de membre du DSA. Cependant, si la forme que prend le «populisme économique» peut varier d’une région à l’autre, le message politique fondamental restera le même: les salarié·e·s méritent la sécurité économique et la dignité, et c’est pourquoi il est temps de faire payer les milliardaires. La victoire de ce soir va certainement susciter d’innombrables nouvelles initiatives dans ce sens, à travers tout le pays.

Engagez-vous dans la lutte

Comme la politique de la classe laborieuse a un fort potentiel pour supplanter le centrisme démocrate et l’autoritarisme républicain, une administration Mamdani couronnée de succès représente une menace sérieuse pour les dirigeants établis des deux partis, sans parler des milliardaires qui considèrent même les modestes hausses d’impôts comme l’avènement du communisme. Il faut s’attendre à ce que les élites, à commencer par le président Trump, fassent tout leur possible pour empêcher Zohran de mettre en œuvre son programme.

Élire un combattant à la mairie ne suffit pas pour renverser la situation face à des adversaires aussi puissants. Un grand nombre de citoyens lambdas de la ville et de l’État doivent se joindre au combat après ce soir.

Le fait que des politiciens de l’establishment comme la gouverneure Kathy Hochul [de l’Etat de New York] aient soutenu Mamdani témoigne de la force du mouvement qui le soutient. Mais le refus persistant de notre gouverneur, qui dispose d’un droit de veto, de soutenir l’imposition des riches montre à quel point nous avons encore du chemin à parcourir.

Pour pousser Hochul et d’autres politiciens de l’establishment à financer des réformes transformatrices – et pour maintenir la popularité de Zohran face aux attaques et aux crises inévitables –, ce mouvement doit s’étendre et s’approfondir. Après des victoires comme celle de ce soir, il est facile de surestimer la force de la gauche. Cependant, il est clair que le déclin de l’establishment démocrate a créé un espace permettant à l’influence électorale de la gauche de monter en flèche bien au-delà de notre force organisée dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail.

La plupart des New-Yorkais ne sont pas syndiqués, la plupart des syndiqués ne sont pas actifs, et une grande partie de l’écosystème progressiste au sens large reste cloisonnée dans de petites organisations à but non lucratif dirigées par leur personnel. Et si c’est une excellente nouvelle que DSA de New York compte désormais plus de 11 300 membres, cela ne représente qu’une petite fraction des plus de 100 000 membres de la campagne et une fraction encore plus petite du million de personnes qui ont voté pour Mamdani.

Ce déséquilibre entre la force électorale et non électorale de la gauche est un phénomène relativement nouveau. En revanche, les «socialistes des égouts» de Milwaukee ont conquis la direction des syndicats plus d’une décennie avant de remporter la mairie en 1910, un poste qu’ils ont effectivement occupé pendant la majeure partie des cinquante années suivantes. Et le plus grand maire de New York, Fiorello La Guardia, a pu mener à bien un programme populiste ambitieux et aider notre ville à sortir de la Grande Dépression, en partie parce qu’il était soutenu par un mouvement syndical en pleine expansion dans les années 1930 [voir le rappel historique effectué par Eric Blanc dans son article publié sur le site alencontre.org le 25 juin 2025 ].

La tâche qui nous attend consiste à tirer parti de la dynamique de la victoire de ce soir, ainsi que des leviers de la mairie et de la portée de la vaste plateforme de Zohran, pour mettre en place un mouvement de la classe laborieuse suffisamment puissant pour transformer New York. Beaucoup le feront en adhérant à DSA, d’autres en syndiquant leur lieu de travail, et certains en combinant les deux.

Mais le plus urgent est que de nombreux New-Yorkais se mobilisent dans le cadre de grandes campagnes de front unipour obtenir la gratuité des services de garde d’enfants, des logements abordables et des bus gratuits grâce à l’imposition des riches, et pour protéger nos voisins sans papiers de la brutalité des services de l’immigration et des douanes par des perturbations massives non violentes, telles que des grèves dans les lycées. Changer le rapport de forces par une organisation tournée vers l’extérieur contribuera bien davantage à faire de la plateforme de Zohran une réalité que les critiques gauchistes incessantes sur les limites et les compromis inévitables liés à l’administration de la ville. [Voir l’article de Mel Bienenfeld publié, comme deuxième contribution du dossier mis en ligne sur ce site le 3 novembre. L’auteur, au-delà d’une logique de compromis institutionnel, met en priorité l’accent sur la nécessité de mobilisation sociale et politique d’envergure pour faire aboutir les revendications clés de la plateforme présentée par Zohran Mamdani. Ce qui sera le test décisif face à la résistance des dominants, à laquelle participeront y compris de forces de l’establishment démocrate. – Réd.]

Personne ne peut prédire ce que l’avenir nous réserve. Trump intensifie sa mainmise sur le pouvoir à l’échelle nationale, et les milliardaires de New York ne céderont pas facilement leur pouvoir ou leurs profits. Nous sommes certains d’être confrontés à toutes sortes de crises et de revers au cours des mois et des années à venir.

La victoire remarquable de Mamdani a néanmoins donné aux travailleurs et travailleuses ainsi qu’à la gauche un élan d’espoir, à une époque où la peur et la résignation sont plutôt la norme. Ce n’est pas une mince affaire. Comme l’a fait remarquer Victor Berger, le «socialiste des égouts» de Milwaukee, en 1907, «le désespoir est le principal adversaire du progrès. Notre plus grand besoin est l’espoir.»

La victoire d’hier soir devrait nous inciter tous à nous organiser plus que jamais pour la ville – et le monde – que nous croyons possible. Comme Zohran aujourd’hui, Berger comprenait que «la terre est assez grande et assez vaste pour procurer toutes les bonnes choses de la vie à chaque être humain qui y est né… [Mais] pour obtenir un monde meilleur, nous devrons travailler et nous battre pour cela.» Cette bataille ne fait que commencer. (Article publié sur le site Labor Politics le 5 novembre 2025; traduction-édition rédaction A l’Encontre; titre de la rédaction de A l’Encontre)

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