Etats-Unis. Luttes des Noirs: qui écrira le prochain chapitre de la lutte?

Occupation du Capitole de Madison (Wisconsin) par le mouvement Black Lives Matter
Occupation du Capitole de Madison (Wisconsin) par le mouvement Black Lives Matter

Editorial du Socialist Worker

Cet article pointe sur quelques difficultés et possibilités du mouvement né contre la brutalité policière contre les Noirs aux Etats-Unis. Keeanga-Yamhatta Taylor, militante du mouvement noir et professeure à Princeton University, et Brian Jones, activiste du mouvement Black Lives matter à New York, en donneront, de première main, les traits actuels, le mercredi 20 mai 2015 à Lausanne à l’occasion du Forum international du 20 au 22 mai.

Les célébrations du 50ème anniversaire de la marche des droits civiques sur Selma (Etat d’Alabama) ont amené beaucoup à réfléchir sur ce qui avait changé dans le domaine de la lutte pour l’égalité raciale au cours du dernier demi-siècle [1]. Ainsi que sur ce qui ne l’avait pas.

Obama le 7 mars 2015 à Selma
Obama le 7 mars 2015 à Selma

Au pied du pont Edmund Pettus se trouvait John Lewis, soit au même endroit où les gendarmes fracturèrent son crâne dans leur déchaînement sanglant contre ceux qui osèrent marcher, en 1965, pour le droit de vote. 50 ans plus tard, Lewis était à Selma comme membre du Congrès depuis longtemps, aux côtés d’un président des Etats-Unis noir.

Quelques jours plus tard, Eric Holder, le ministre de la Justice de Barack Obama, émit un rapport cinglant au sujet des pratiques racistes de la police de Ferguson, dans l’Etat du Missouri, localité connue à l’échelle nationale à la suite des mois de protestations qui suivirent l’assassinat de Mike Brown par la police l’été dernier.

Holder, un autre fonctionnaire afro-américain de haut rang, jura que le Département de la justice se chargerait de la police de Ferguson si cette dernière ne se réformait pas elle-même (quelque chose sans comparaison avec l’attitude dédaigneuse des autorités fédérales au cours de l’époque des droits civiques vis-à-vis de la police raciste à Selma et ailleurs dans le Sud).

Et pourtant, le rapport du Département de la justice sur Ferguson démontre l’ampleur de la continuité de la violence et de l’injustice racistes depuis l’ère de la ségrégation dans le Sud jusqu’à l’époque moderne dont les politiques en matière pénale sont officiellement «colorblind» [indifférente à la race], quelque chose que Michelle Alexander a fameusement nommé «New Jim Crow» [2].

Le rapport décrit une ville américaine qui, en 2015, utilise la police pour extorquer de l’argent de ses habitant·e·s Noirs au moyen d’amendes et de contraventions, de la même manière que l’aurait fait un seigneur féodal envers ses serfs.

Les enquêteurs citent une Afro-américaine qui dû payer une amende de 151 dollars – à laquelle s’ajoutaient des frais – pour s’être parquée sur une place non autorisée en 2007. Sans-domicile, se débattant dans une situation difficile, elle était incapable de payer l’ensemble de l’amende, ce qui fait qu’elle a dû traverser une odyssée d’arrestations, de peines de prisons et d’amendes supplémentaires au cours des sept années suivantes. En décembre 2014 elle avait payé 550 dollars à la ville, passé six jours en prison et devait encore 541 dollars. Tout cela pour un parking prolongé.

Quelques jours après la publication du rapport sur Ferguson, le président Obama reconnaissait à Selma l’héritage manifestement incomplet du mouvement des droits civiques:

«50 ans après le dimanche sanglant [7 mars 1965, voir les liens en note 1], notre marche n’est pas encore terminée, mais nous nous approchons du but. 239 ans après la fondation de cette nation, notre union n’est pas encore parfaite, mais nous nous approchons du but. Notre tâche est plus aisée parce que quelqu’un a déjà franchi le premier kilomètre. Quelqu’un a déjà franchi ce pont.»

Ce discours était d’Obama vintage: des paroles tellement belles qu’elles pourraient faire oublier à certain que celui qui les énonce dispose de vastes pouvoirs lui permettant d’offrir bien plus que de superbes discours.

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L’administration Obama disposait d’une opportunité d’accorder un certain relief à ses critiques contre la ville de Ferguson en poursuivant le tueur du jeune Mike Brown, l’agent Darren Wilson.

Au lieu de cela, le jour qui a suivi la publication du rapport sur Ferguson, le Département de Justice a annoncé qu’il ne poursuivrait pas Wilson parce que nombre de témoins qui contredisaient son témoignage selon lequel il avait tué Brown en état d’autodéfense n’étaient pas «crédibles» selon le Département de Justice. Soit la même justification que le procureur de St. Louis, Robert McCulloch, avait donné en novembre pour permettre la libération de Wilson.

Ce qui n’est véritablement pas crédible est le fait que le Département de Justice accorde une foi moindre au témoignage de dizaines de témoins de Ferguson qu’aux comptes rendus d’un commissariat de police qui a été minutieusement présenté comme un nid de parjures et de tromperie institutionnalisés par les fédéraux eux-mêmes!

RapportFergusoCitons un autre incident mentionné dans le rapport du Département: un Noir assis dans son véhicule qui objecta que sa voiture était fouillée sans raison terminant par être poursuivi par huit crimes. Parmi les accusations, on trouve: «déclaration erronée» parce qu’il déclara que son nom était «Mike» au lieu de «Michael» ainsi que le fait qu’il n’avait pas mis sa ceinture de sécurité alors qu’il était assis dans une voiture parquée.

Le fait que le Département de Justice ait choisi de croire ce commissariat de police au sujet de l’assassinat de Mike Brown plutôt que des dizaines d’habitant·e·s pour la plupart noirs mine le message et l’impact de son enquête à Ferguson.

Eric Holder a affirmé avoir été «choqué» par le rapport sur Ferguson et Obama a déclaré qu’il révélait un «système clairement biaisé racialement et détraqué.»

Il n’y a toutefois aucune raison pour le ministre de la Justice d’être choqué. Les commissariats de police de partout sont devenus plus agressifs et hors contrôle à mesure que le Pentagone leur jetait des restes d’armes provenant de la «guerre à la terreur» et que la Cour suprême effaça plusieurs garde-fous contre des fouilles et saisies policières excessives.

Et si Obama pense que le commissariat de police de Ferguson agit sur une base racialement biaisée, il devrait reconnaître que la même chose est vrai de l’ensemble du système de justice pénale – et qu’en nul endroit (qu’il soit local, de l’Etat ou fédéral) le modèle d’arrestation, de poursuites et d’emprisonnement de Noirs et de Latinos à un taux bien plus élevé que des blancs n’a le moins du monde changé au cours des plus de six années qu’il se trouve à la présidence.

Une autre raison qui devrait permettre à Obama et Holder de savoir que la police de Ferguson n’a rien d’unique est le fait que la police à travers le pays continue d’assassiner des Noirs et des Latinos à un rythme effréné.

Un jour avant les célébrations de Selma, Madison, la capitale du Wisconsin, fut la dernière ville à protester lorsque la police tua Tony Robinson, un adolescent Noir sans arme, dans la cage d’escalier du bâtiment d’un ami.

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L’assassinat de Robinson déboucha sur plusieurs semaines de manifestations à Madison, y compris des débrayages scolaires et des occupations du Capitol de l’Etat – la plupart organisées par la coalition Young, Gifted and Black (YGB) formée à la suite du meurtre de Mike Brown à Ferguson.

L’YGB est l’une des nombreuses organisations qui a continué à mettre en place des campagnes locales de protestations au moment où le mouvement Black Lives Matter ne fait plus la une de la presse [3].

Dans la ville de New York, des groupes d’activistes comme la Coalition to End Broken Windows [le nom fait allusion à la politique de «tolérance zéro», connu sous celui de «pas de vitres brisées»] protestent contre l’intention du maire Bill de Blasio d’engager 1000 flics supplémentaires plutôt que d’augmenter les budgets pour des services et des emplois absolument nécessaires. A Los Angeles, des membres de familles de personnes tuées par la police au cours des dernières années travaillent ensemble afin d’obtenir justice. A Portland, des membres de Don’t Shoot Portland troublèrent une réunion d’un conseil scolaire pour exiger que les officiels écoutent, avant de prendre une décision, des parents touchés par une politique controversée de transfert scolaire.

Cependant, en parallèle se met en place un autre type d’organisation dans le pays. Des groupes liés au Parti démocrate tentent d’éloigner les gens de l’activisme pour s’engager dans des campagnes électorales.

A Ferguson, le Working Families Party (WFP) et le Service Employees International Union (SEIU) déversent de l’argent et des ressources pour agir avec des groupes locaux tels que l’Organization for Black Struggle et les Missourians Organizing for Reforum and Empowerment pour que soient élus de nouveaux candidats au Conseil de la ville de Ferguson. L’absorption d’organisateurs dans des campagnes électorales est l’une des raisons qui explique qu’il n’y ait pas eu un appel national d’action après que le Département de Justice ait refusé de poursuivre Darren Wilson.

Cela serait fantastique s’il y avait des candidats politiques qui étaient authentiquement engagés à porter la bannière du mouvement Black Lives Matter à travers le pays. Mais le WFP et le SEIU s’engagent à soutenir des candidats loyaux au Parti démocrate – lequel a joué un rôle terrible aux côtés des républicains dans le renversement des acquis réalisés par les Afro-américains depuis le mouvement des droits civiques.

Non seulement des démocrates comme Obama, Lewis et Holder ont supervisé la poursuite d’un système de justice pénale raciste, ils ont aussi poussé en faveur de la prétendue «réforme de l’éducation» qui conduit à la fermeture d’écoles publiques dans les quartiers noirs et diminue les résultats des enfants noirs aux tests. Ils ont supervisé la lente destruction de la Poste et la perte de dizaines de milliers d’emplois syndiqués détenus par des Afro-américains. Ils ont refusé d’élever le salaire minimum à au moins 15 dollars par heure, tout cela en même temps qu’ils sauvaient les banques et menaient des guerres à travers le monde.

C’est cela la véritable contradiction des célébrations de Selma. On considère désormais qu’une grande partie de l’héroïsme déployé lors du dimanche sanglant et par des milliers d’autres jours semblables dans le Sud est représentée par les élus noirs libéraux élus et le Parti démocrate – qui, ensemble, exécutent des politiques qui placent les Afro-américains dans une situation antérieure à la lutte pour les droits civiques.

Afin de réaliser entièrement la marche à laquelle Obama faisait allusion et de créer une société au sein de laquelle les Noirs – et toutes et tous – sont libres, nous devons bâtir un mouvement national dédié à la lutte et à l’action politique à la base, de manière indépendante du parti que dirige Obama. (Editorial de Socialist Worker publié le 1er avril 2015. Traduction A L’Encontre)

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[1] A ce sujet ainsi que sur le film sorti récemment en Suisse, voir sur ce site: Selma: la lutte pour le droit de vote. 15 éclairages pour une histoire populaire. Leur actualité au-delà de l’actuel film (Emilye Crosby)
http://alencontre.org/laune/selma-la-lutte-pour-le-droit-de-vote-15-eclairages-pour-une-histoire-populaire-leur-actualite-au-dela-de-lactuel-film.html
The Color of the Law. Droit de vote et «Southern way of life» (Louis Menand)
http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/etats-unis-the-color-of-the-law-droit-de-vote-et-southern-way-of-life.html (réd.)

[2] Jim Crow est un terme à l’origine obscure qui désigne l’ensemble des pratiques discriminatoires, légales ou non, dans les anciens Etats esclavagistes du Sud des Etats-Unis. Celles-ci se mirent en place à la suite de l’échec des politiques de Reconstruction tentée à l’issue de la Guerre Civile, surtout au tournant des XIXe et XXe siècles. Le mouvement des droits civiques gagna la désagrégation. Sur la Reconstruction, l’article de Eric Foner: http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/etats-unis-il-y-a-150-apres-la-guerre-civile-la-reconstruction-son-actualite.html

Le livre de Michelle Alexander n’a pas été traduit en français. En voici la référence: http://thenewpress.com/books/new-jim-crow (réd.)

[3] Voir, sur ce site, l’article en deux parties de Keeanga-Yamahtta Taylor La montée du mouvement Black Lives Matter:
http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/la-montee-du-mouvement-blacklivesmatter-i.html
http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/la-montee-du-mouvement-blacklivesmatter-i.html (réd.)

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