Etats-Unis. Kyle Rittenhouse est libre. Les manifestant·e·s doivent faire face à la police et à des milices d’extrême droite

Par Cas Mudde

Kyle Rittenhouse – l’adolescent blanc armé qui s’était rendu de l’Illinois au Wisconsin pour, paraît-il, «protéger» les commerces locaux contre les manifestant·e·s antiracistes de Kenosha [ville située dans l’extrême sud-est du Wisconsin], sur quoi il avait abattu deux personnes et en avait blessé une autre – a été acquitté de tous les chefs d’accusation. Je ne pense pas que qui conque a suivi le procès, même de façon superficielle, sera surpris par ce verdict. Le scénario était clair, après les diverses pitreries du juge élu (Bruce Schroeder), qui semblaient indiquer où se situaient ses sympathies, et le fait que l’accusation ait demandé aux jurés d’envisager des chefs d’accusation moins graves que le meurtre.

Je ne veux pas discuter des détails juridiques du verdict. Il est clair que l’accusation a commis de nombreuses erreurs et n’a bénéficié d’aucune marge de manœuvre de la part du juge, contrairement à l’équipe de défense. De plus, nous savons que la «légitime défense» – souvent mieux connue sous le nom de vigilantisme – est juridiquement protégée et fortement racialisée dans ce pays. Pensez à l’acquittement de George Zimmerman pour le meurtre de Trayvon Martin en 2013.

En substance, l’arrêt Rittenhouse a créé une sorte de loi «stand your ground» pour l’ensemble du pays [1]. Les Blancs ont maintenant le droit apparent de se déplacer dans le pays, lourdement armés, et d’utiliser la violence pour protéger le pays de ce qu’ils croient être une menace pour lui. Compte tenu de la paranoïa et du racisme fébriles qui se sont emparés d’une minorité non négligeable de Blancs aux Etats-Unis ces jours-ci, c’est une recette pour un désastre [2].

Dans les heures et les jours à venir, de nombreux médias attendront avec impatience des émeutes ou d’autres réactions potentiellement violentes de la part de l’autre camp, soit des antiracistes et des progressistes de toutes les couleurs et de toutes les races qui sont bouleversés par ce verdict. Ils utiliseront l’existence de ces émeutes, si elles se produisent, pour présenter une image erronée des «deux camps». S’il y a des protestations ou des émeutes, ne vous attendez pas à ce que la police soit aussi courtoise et coopérative qu’elle l’a été avec Rittenhouse et ses compères d’extrême droite.

L’effet le plus inquiétant de ce verdict est peut-être le suivant: offrir aux milices d’extrême droite un précédent jurisprudentiel pour prendre les armes contre toute personne qu’ils considèrent comme une menace: ce qui va des antifascistes aux soi-disant Rinos (Republicans in Name Only) et inclut presque toutes les personnes de couleur. Cela signifie que la chasse aux manifestant·e·s progressistes est désormais ouverte.

Ne vous méprenez pas, ce jugement à lui seul n’est pas à l’origine de ce type de asymétrie de la loi et de l’ordre. Il n’est que le dernier d’une tradition américaine séculaire de protection de la terreur et du vigilantisme blancs. Les manifestations pour les droits civiques dans les années 1960, en particulier mais pas exclusivement dans le sud, n’ont pas seulement été privées de protection policière. Les manifestant·e·s ont été attaqués et maltraités par la police. L’année dernière ce fut également le cas lors de nombreuses manifestations de Black Lives Matter.

Une enquête du Boston Globe (31 octobre 2021) a révélé qu’«entre la mort de [George] Floyd le 25 mai 2020 et le 30 septembre 2021, des véhicules ont foncé sur des manifestations au moins 139 fois», blessant au moins 100 personnes. Dans moins de la moitié des cas, le conducteur a été inculpé. Or seuls quatre conducteurs ont été condamnés pour un délit [pouvant entraîner une peine de prison]. En outre, en réponse à ces attaques, les élus républicains ont proposé des lois visant à protéger les conducteurs de toute action en justice s’ils heurtent un manifestant. La Floride, l’Iowa et l’Oklahoma ont déjà adopté de telles lois.

Il faut du courage pour protester publiquement dans n’importe quelle situation, en particulier lorsqu’il s’agit de protester contre les pouvoirs de l’Etat. Aux Etats-Unis, désormais, les manifestants devront craindre non seulement les brutalités policières, mais aussi une extrême droite enhardie et violente, attisée par le parti républicain et les médias de droite au sens large, et protégée par le système juridique local.

Tout cela arrive à un moment crucial de la démocratie étasunienne. De la Géorgie au Wisconsin, le parti républicain s’attaque au système électoral [pour limiter, entre autres, la participation des Noir·e·s, des latinos], tandis que ses membres terrorisent les préposés au scrutin et ceux qui s’inscrivent pour le devenir lors des prochaines élections. Dans le cas où les démocrates remporteraient des élections importantes dans des Etats conservateurs en 2022 – pensez à Stacey Abrams [afro-américaine, cheffe de la minorité démocrate à la Chambre des représentants de Géorgie de 2011 à 2017; première femme afro-américaine ayant postulé au poste de gouverneur de l’Etat en 2018, battue de peu par le candidat républicain connu pour avoir purgé les registres électoraux] ou à Beto O’Rourke au Texas [élu démocrate à la Chambre des représentants, battu de peu par l’ultra conservateur Ted Cruz pour l’élection au poste de sénateur] – il y a de grandes chances que ces résultats soient contestés et jugés par des forces hautement partisanes protégées par les politiciens de l’Etat.

De même, si le président Biden ou un autre démocrate remportait l’élection présidentielle de 2024, le résultat sera à nouveau contesté dans les Etats conservateurs, mais cette fois, les préposés au scrutin indépendants pourraient être absents ou en surnombre et les quelques républicains qui ont résisté à la pression de Donald Trump en 2020 auront été remplacés ou se seront alignés.

A ce moment-là, les démocrates, et en fait tous les citoyens à l’esprit démocratique, devront descendre dans la rue pour protester. Ils affronteront une alliance de civils et de policiers et de gardes nationaux lourdement armés, qui pourront attaquer les manifestant·e·s avec une immunité efficace. Rappelez-vous: Kyle Rittenhouse vient d’être acquitté après avoir tué deux personnes et en avoir blessé une troisième lors d’une manifestation.

Dans mon pays d’origine, les Pays-Bas, nous avons un dicton qui est régulièrement utilisé dans les discussions politiques: «La démocratie n’est pas faite pour les gens qui ont peur.» La plupart du temps, lorsqu’on l’utilise, on veut dire que la démocratie n’est pas faite pour les gens qui ont peur du changement ou de la critique. Aux Etats-Unis, à la suite du verdict d’aujourd’hui, ce dicton est devenu à la fois plus réel et plus sinistre. (Article publié dans The Guardian, le 19 novembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Cas Mudde est professeur à l’université de Géorgie, auteur de The Far Right Today (Polity, octobre 2019). Il est chroniqueur au Guardian US.

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[1] Aux Etats-Unis, une stand-your-ground law [loi tirer le premier, tirer d’abord] – que les opposant qualifient de shoot first law – affirme qu’une personne peut utiliser une force raisonnable dans le cas de légitime défense quand elle croit de façon raisonnable qu’elle est soumise à une menace illégale. (Réd.)

[2] Madison Cawthorn, républicain de la Caroline du Nord, élu à la Chambre des représentants en 2020, se félicite de la nouvelle de l’acquittement et écrit. « Kyle Rittenhouse est non coupable mes amis. Vous avez le droit de vous défendre. Soyez armés, soyez dangereux et soyez moraux.» (Réd.)

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