C’est en août 2016 que le joueur de football américain Colin Kaepernick (né en 1987) – durant six saisons il a joué comme quaterback, c’est-à-dire stratège, dans le 49ers de San Francisco – a mis le genou à terre lors de l’hymne national. Ne pas reconnaître cet hymne tant que les discriminations, les violences, les meurtres, la ségrégation frappent les Noirs américains. Depuis lors le mouvement s’est élargi et a amplifié l’écho de la mobilisation de Black Lives Matter. D’autres joueurs, d’autres sports ont repris le flambeau. Nous publions ci-dessous deux contributions qui éclairent le sens de cette mobilisation – le terme est adéquat – qui impacte la scène socio-politique aux Etats-Unis et vise des objectifs concrets. (Réd. A l’Encontre)
*****
Dave Zirin*. Nous vivons à une époque où nous avons l’impression que Trump pompe tout l’oxygène de la pièce. Tout devient matière à référendum au sujet de ce personnage que deux tiers du pays méprisent totalement aujourd’hui, et un tiers qui va l’accompagner jusqu’en enfer.
Le problème est que quand tout tourne autour de lui, on a l’impression que rien de change dans la mesure où les gens ont déjà des opinions assez tranchées au sujet de Trump.
Pour susciter un changement il faut que nous nous engagions sur les véritables problèmes, là où nous pouvons gagner, pour que les gens gagnent en confiance pour s’opposer à lui, plutôt que de croupir misérablement dans leur haine de Trump.
Depuis le discours raciste de Trump à Huntsville, Alabama [le 23 septembre 2017], qui visait à faire de la question de la NLF [Ligue nationale de football américain] un référendum sur le patriotisme – en réalité un référendum sur lui-même – les joueurs se sont montrés remarquablement disciplinés. Ils ont évité de centrer leurs protestations sur lui. Ils ont focalisé plutôt leurs messages sur les problèmes de la justice pénale et du racisme.
C’est ainsi que j’ai constaté, avec étonnement, que selon les sondages il y a maintenant plus de personnes aux Etats-Unis qui comprennent pourquoi les joueurs protestent en s’agenouillant pendant l’hymne national qu’avant le discours de Trump. Ce changement est dû aux joueurs eux-mêmes. Cela justifie l’idée très importante que s’ils restent focalisés sur les questions réelles, concrètes plutôt que d’être pris dans les débats au sujet de ce golem narcissique Trump, nous pouvons faire des avancées.
Il est assez remarquable que les joueurs ont affronté 31 propriétaires de la NFL – et non 32, car les Packers n’ont pas un seul propriétaire – qui sont parmi les milliardaires les plus conservateurs de la planète. Et nous avons réellement réussi à leur soutirer des concessions.
Ils ont pu réaffirmer leurs droits collectifs à la négociation et au Premier amendement de la Constitution [qui interdit au Congrès d’adopter des lois limitant la liberté de religion et d’expression, la liberté de la presse ou le droit à «se réunir pacifiquement»]. Ils ont réussi à obtenir des fonds pour des programmes de justice sociale pour lesquels beaucoup de joueurs s’engagent. Ils ont même réussi à obtenir de Doug Baldwin des Seattle Seahawks qu’il cosigne une lettre au Sénat soutenant une réduction des condamnations minimales imposées pour des délits liés à la drogue.
Ne nous trompons pas: il ne s’agit pas là d’un changement législatif radical. Mais il faut comprendre cela dans la configuration politique présente. Soit un contexte dans lequel Jeff Sessions [Procureur général des Etats-Unis] s’engage à reconduire les lois sévères de la période de Clinton des années 1990 et à imposer à nouveau de des lois Jim Crow [lois qui ont légalisé la ségrégation raciale dans le sud des Etats-Unis de 1876 à 1964]. Des lois qui ont déjà détruit tant de communautés à travers le pays. Et dans ce contexte cette lettre cosignée par Doug Baldwin est significative. Et les joueurs devraient en être fiers.
J’ai trouvé frustrant que des voix dans la gauche – en particulier celles de journalistes sportifs favorables aux joueurs – se montrent quelque peu méprisantes au prétexte que les propriétaires de la NFL ne sont pas sincères et qu’ils ne font que se protéger pour pouvoir mettre un terme aux protestations qui les font mal voir.
A mon avis cela montre que ces gens n’ont pas un grand sens de l’histoire de la justice sociale. Bien sûr que les propriétaires ne sont pas sincères. Et alors? Ce qu’il faut c’est leur arracher des concessions.
Je m’en fous de savoir s’ils sont sincères. Je ne pense pas que Lyndon Johnson était sincère pour ce qui a trait aux droits civils, ni que Richard Nixon l’était en ce qui concerne la création du Titre IX [qui interdit toute discrimination sur la base du sexe dans les programmes d’éducation soutenus par l’Etat] ou celle de la Occupational Safety and Health Administration [Agence gouvernementale fédérale des Etats-Unis dont la mission est la prévention des blessures, maladies et décès dans le cadre du travail]. Je pense que ce sont les mobilisations de masse qui les ont obligés à prendre ces mesures. Si les gens comprenaient cela, ils verraient à quel point certaines de ces victoires sont significatives.
Colin Kaepernick [qui a initié le mouvement en 2016] a reçu beaucoup de critiques absurdes pour avoir déclaré qu’il arrêterait de s’agenouiller pendant l’hymne national s’il était engagé dans une équipe [car il a perdu son travail parce qu’il a agi]. John Carlos, le médaillé olympique qui a levé le poing dans un salut du Black Power pendant les Jeux olympiques de 1968, m’a dit : «Lorsque je me suis mis debout dans la tribune des médailles à Mexico City, c’est une des choses les plus difficiles que j’ai jamais dû faire, et je n’ai dû le faire qu’une seule fois, pendant environ une minute.» Colin Kaepernick s’est agenouillé pendant quatre mois entiers. Il a fait sa part.
Cette idée que si les joueurs ne continuent pas ad aeternum leur protestation ils sont en train de céder au suprémacisme blanc me fait penser à quelque chose que la professeure Donna Murch [Rutgers University, auteure de Living for the City : Migration, Education and the Rise of the Black Panther Party in Oakland, California, 2010] a expliqué cet été. Elle le fit lors du rassemblement Socialism 2017 [organisé par l’ISO, organisation sœur du MPS/BFS] et cela portait sur les Black Panthers et l’héritage d’Assata Shakur [Assata Olugbala Shakur est une militante politique afro-américaine qui fut membre du Black Panther Party et de la Black Liberation Army]. Elle faisait référence à la façon dont beaucoup d’activistes «millennial» [le troisième millénaire], y compris des personnes engagées dans le mouvement Black Lives Matter, ne voient l’Etat que comme une prison. Cela est compréhensible. En effet, dans le système néolibéral dans lequel ils ont grandi, ils n’ont perçu l’Etat que comme un instrument d’oppression. Ils ne peuvent même pas imaginer ce que les Black Panthers ont pu concevoir dans les années 1960 la possibilité de pouvoir arracher des concessions à l’Etat afin d’améliorer la vie des gens.
J’ai trouvé que cette idée était très pertinente et que nous devrions y réfléchir lorsqu’il est question de savoir si ces athlètes doivent poursuivre de manière permanente leur protestation s’ils veulent s’opposer au racisme.
*****
Keeanga-Yamahtta Taylor** Le football (américain) est le sport professionnel le plus populaire aux Etats-Unis. Donc, même seulement en termes de nombre de spectateurs-spectatrices et du fait que le football est un phénomène culturel majeur, il est très significatif que des protestations contre des abus et violences policières et des interrogations quant au fonctionnement du système de justice criminelle se soient exprimés dans ce domaine.
Cela a commencé avec Colin Kaepernick, lors de la saison dernière, quand il jouait encore dans la Ligue nationale de football (NFL), et d’autres joueurs participèrent à diverses formes de protestation autour de ces questions.
Cela a joué un rôle important pour la constitution d’une plateforme de débat élargie permettant d’échanger sur ces questions, de comprendre pourquoi ces problèmes persistent et de trouver des moyens de les résoudre. C’est ce qui a permis de maintenir un espace ouvert, alors même que d’autres voies se rétrécissaient, en particulier dans la période avant les élections de l’année dernière, où les autres types de protestation étaient en perte de vitesse.
Maintenant les protestations ont pris plus d’importance notamment à cause de la manière dont Trump est intervenu directement et du fait que les protestations se sont poursuivies après les premiers tweets présidentiels et des discours qui cherchaient à les faire taire. Ces protestations sont ainsi réellement devenues un reproche direct aux impulsions autoritaires de Trump.
Au moins une partie des médias ont cherché à laisser entendre que Trump était en train de gagner cette bataille, surtout à cause de la réaction des propriétaires des clubs de la NFL [dans lesquels les joueurs noirs forment une majorité]. N’oublions pas que beaucoup d’entre eux ont soutenu Trump, non seulement politiquement mais aussi financièrement, versant de l’argent pour sa campagne ou pour sa fête inaugurale.
Mais je pense que pour beaucoup de gens il est très troublant que le président des Etats Unis puisse dicter à un employeur ce que doivent faire ses employés et s’ils doivent ou non avoir le droit de s’engager dans une protestation politique.
Je ne pense donc pas la réaction des propriétaires de club prouve que Trump est en train de gagner cette bataille de relations publiques. Son taux d’approbation continue à baisser, et il continue à être très déprécié.
Parfois il est plus difficile de distinguer cela dans la mesure où aucune alternative politique concrète ne s’est présentée. Mais il est certain qu’une partie du large sentiment contre lui est une réaction de solidarité avec les joueurs de football qui exercent leur droit à protester.
Si le président des Etats Unis et les propriétaires de la NFL injectent de la politique sur la place de travail en exigeant que les joueurs se mettent debout pour l’hymne national [et non pas à genoux], alors les joueurs ont tout autant le droit d’utiliser cette possibilité pour attirer l’attention sur des questions politiques qui leur tiennent à cœur, à savoir la persistance des abus et des violences dans ce pays.
Cette démonstration a redonné confiance à d’autres personnes – en particulier aux lycéens et aux athlètes plus jeunes – en leur permettant de se rendre compte qu’ils ont également leurs propres possibilités pour élever le niveau de conscience. Il y a donc aussi plus de chances pour qu’ils expriment non seulement leur désaccord avec les événements qui se déroulent dans ce pays, mais aussi leur désir d’agir pour que cela change.
Tous ces aspects sont importants dans notre recherche d’un activisme et des protestations plus soutenus, non seulement contre cette présidence et cette administration, mais aussi pour combattre les problèmes liés à l’oppression dirigée contre les Afro-Américains et d’autres populations non-blanches.
_____
* Dave Zirin auteur d’Une histoire du sport aux Etats-Unis (Ed. Lux, 2017) et parmi d’autres ouvrages: The John Carlos Story. The Sport Moment That Changed the World, un best-seller ; rééd. Par Haymarket en 2013.
** Keeanga-Yamahtta Taylor, auteure de Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine (Ed. Agone, septembre 2017) et professeure à Berkeley.
Soyez le premier à commenter