Débat. Le travail en mutation, l’exploitation en augmentation

Entretien avec Marta Fana
conduit par Ascania Bernardeschi

Les technologies et l’organisation du travail sont en mutation mais, au grand dam de ceux qui préconisent la fin du travail, l’exploitation augmente en intensité et la classe des travailleurs, malgré son atomisation, reste le sujet principal du changement social.

Marta Fana est chercheuse auprès de l’Institut d’études politiques de Sciences po, à Paris. Elle s’intéresse aux inégalités économiques et sociales et au marché du travail. Son dernier ouvrage s’intitule Non è lavoro, è sfruttamento (Ce n’est pas du travail, c’est de l’exploitation, publié aux éditions Laterza, sur lequel Eliana Como a publié une recension). C’est une enquête sur le marché du travail, élaborée sur la base de données statistiques officielles ainsi que sur des récits de vie de victimes de l’exploitation. S’agissant d’une importante publication, d’un réel instrument de lutte, nous avons organisé cet entretien.

Marta, peux-tu nous dire quelques mots sur le parcours intellectuel qui t’a amené à écrire ce livre?

Marta Fana: Cet essai, qui n’est pas un essai à proprement parler, est né de l’exigence politique de ramener au centre du débat culturel et politique le travail, dans sa dimension sociale intrinsèque aux rapports de production capitalistes contemporains. Outre son essence classique, le travail est approché, dans cet ouvrage, dans le cadre de la contre-révolution néo-conservatrice, depuis la fin des années 1970, et de la financiarisation de l’économie. Après dix ans d’études sur les théories économiques et les grandes écoles de pensée économique, en ayant gardé malgré tout le regard constamment rivé sur les conditions réelles d’exploitation et les rapports de force, je me suis dit qu’il était nécessaire de sortir du carcan théorique, très idéologique, dans lequel on nous a enfermés, en tant que citoyens, que travailleurs et que chercheurs.

Je pense qu’il n’est pas possible de renverser l’état des choses présentes sans rétablir un tant soit peu les termes du discours au sujet des rapports de force économiques et politiques, compris en tant que rapports collectifs.

L’appauvrissement du monde du travail, la précarisation sociale et la concentration des richesses avancent à toute vitesse. Tu le dénonces dans ton livre, en expliquant que cela a commencé avec le travail sous-payé, pour aboutir au travail gratuit, comme c’est par exemple le cas avec l’alternance école-travail (nouvelle loi en Italie). Comment expliques-tu l’extrême faiblesse des syndicats à l’égard de ce processus?

M. F. Je n’ai pas de certitudes ni de vérités à ce sujet, sinon que l’on assiste clairement à une abdication des syndicats, sur le plan culturel, face aux fausses théories du néolibéralisme, centrées sur l’entreprise et sur les sacrifices des salarié·e·s, compris comme un compromis politique nécessaire au sein du conflit capital-travail.

En fait cela va même jusqu’à une conception de dépassement du concept de conflit et à une volonté d’organiser ce dépassement. S’il est certainement possible d’obtenir de petites améliorations à travers les tables de négociations, cela ne saurait se faire sans la mobilisation qui crée, en outre, des liens, des solidarités, des appartenances. Par ailleurs les syndicats ont perdu de vue l’analyse globale sous-tendant les processus de lutte en cours, en se concentrant toujours plus sur les différends immédiats et les urgences qui leur sont liées. Cela se produit au détriment de l’analyse de fond et d’une vision générale des processus et des rapports de force en jeu. Nous devons repartir de la critique de la culture hégémonique, mais aussi de la conflictualité.

Il y a une série de thèmes à la mode: le travail mental ou cognitif, le travail dans les réseaux télématiques, les nouveaux savoirs, le travail à distance. Cela a amené un certain nombre de chercheurs, y compris à gauche, à considérer l’analyse marxiste du capitalisme comme dépassée et à introduire de nouvelles modes culturelles qui relèguent la lutte de classes au second plan. Qu’en penses-tu?

M.F. Je n’ai jamais saisi en quoi le fait de reconnaître l’existence du travail cognitif peut-il amener à se soustraire à l’analyse marxienne. La question est: cela se passe-t-il ou non dans un rapport de production capitaliste? Or, étant donné que la nouvelle classe ouvrière, la working class, considérée indépendamment du contenu plus ou moins manuel de son travail, reste aujourd’hui subordonnée aux logiques toujours plus totalisantes du capitalisme, nous pouvons parler de lutte de classes.

Séparer le travail cognitif du travail manuel constitue une dérive individualiste de la compréhension des rapports de force. Un jeune employé sous contrat précaire, cumulant les heures supplémentaires, contrôlé à distance, ne décide pas de son organisation du travail; il est exploité comme un porteur d’autrefois, à une seule différence près, le niveau physiquement exténuant du travail accompli.

Le travail a été fragmenté en mille facettes, en fonction de ses nouvelles modalités organisationnelles et technologiques, tant dans l’industrie que dans les services. C’est une réalité sujette à dissertations sur la «fin de la classe ouvrière» telle que nous l’avons connue jusqu’au milieu du siècle dernier. Qu’est-ce qui te permet alors de considérer qu’il existe encore un sujet principal de la transformation sociale ?

M.F. La fragmentation des cycles productifs et des filières de production implique l’atomisation de la classe des travailleurs, mais pas sa disparition; elle reste l’inévitable sujet de la transformation sociale. A plus forte raison de nos jours, alors que le keynésianisme de la seconde moitié du siècle dernier est mort, et qu’à sa suite le compromis social est rompu, ouvrant la voie à une forte polarisation des intérêts. C’est pourquoi non seulement la classe des travailleurs reste le sujet de la transformation sociale, mais elle connaît des conditions historiques propices à une reprise de conscience et, donc, à une remontée des luttes.

Si, sur le fond, et compte tenu des formes juridiques que prend le phénomène, l’éclatement du monde du travail ne signifie pas la fin du travail salarié, comme tu le soulignes à juste titre, alors la gauche anticapitaliste doit assumer une tâche difficile. A savoir de ramener à l’unité les classes exploitées, qui n’œuvrent plus côte à côte, comme c’était le cas avec le travail fordiste, voire qui ne se parlent plus ou même qui ne se connaissent plus. Quelles peuvent être les formes organisationnelles et les mots d’ordre qui pourraient favoriser cette réagrégation, selon toi?

M.F. Avant toute chose, la gauche devrait exprimer ce qu’elle veut faire pour relever les conditions matérielles de travailleurs, en se servant de mots d’ordre simples: justice sociale, lutte sans merci au travail sous-payé, logement, santé, école, transports publics – évidemment soustraits à la logique du marché – considérés comme des réponses aux besoins élémentaires de tout un chacun et qui doivent être garantis comme des droits universels. Quant aux formes d’organisation, je ne suis pas une experte; je crois dans la forme parti et dans le centralisme démocratique, pouvant prendre forme y compris au sein de mouvements. C’est davantage une question organisationnelle que formelle. (Article paru sur le site La Città futura le 28 octobre 2017. Traduction Dario Lopreno)

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