
Par Omar H. Rahman
[Du 27 mai au 3 juin, 102 Gazaouis à la recherche désespérée de nourriture ont été tués et 490 ont été blessés, selon divers rapports. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, Volker Türk, déclare: «Les Palestiniens sont placés devant le plus sinistre des choix: mourir de faim ou risquer d’être tué en essayant d’accéder à la maigre nourriture mise à disposition par le mécanisme d’assistance humanitaire militarisée d’Israël». Vendredi 6 juin, nous publierons un dossier, qui prolonge celui publié le 26 mai, qui établit l’insertion de cette opération criminelle dans cette stratégie israélo-états-unienne qualifiée par Stéphanie Latte Abdallah de «futuricide», de dépossession existentielle. La complicité des autorités helvétiques (gouvernement et majorité parlementaire) dans le discrédit systématique de l’UNRWA par le gouvernement israélien et, conjointement, dans la mise en place de réseaux israélo-états-uniens parallèles (la Gaza Humanitarian Foundation comme dernier avatar) apparaît aujourd’hui avec la force de l’évidence. – Réd. A l’Encontre]
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Depuis le 7 octobre, les ministres du gouvernement israélien, des personnalités politiques, les officiers militaires et les experts médiatiques ont ouvertement et sans relâche incité à la destruction de Gaza et de ses habitants palestiniens (voir article de Natasha Roth-Rowland sur +972, 28 octobre 2023). Dès décembre 2023, l’Afrique du Sud avait compilé un dossier complet de ces déclarations afin de le soumettre à la Cour internationale de justice (CIJ), alléguant qu’Israël avait l’intention de perpétrer un génocide dans l’enclave palestinienne.
Cependant, alors que la liste des déclarations incendiaires s’allongeait et que les dirigeants israéliens refusaient d’articuler une vision d’après-guerre excluant cette issue tragique, ils s’adressaient également à l’opinion publique internationale en mettant en avant les objectifs militaires plus restreints consistant à vaincre le Hamas et à libérer les otages israéliens (Hugo Bachega et Adam Durbin, BBC, 1er juin 2024). Cela a permis aux partisans étrangers d’ignorer les discours les plus extrêmes.
Pendant ce temps, Israël continuait d’infliger des niveaux de mortalité, de destruction et de privation qui ne pouvaient en aucun cas être justifiés par la nécessité militaire. Gaza, peuplée depuis des millénaires [voir Jean-Pierre Filiu, Histoire de Gaza, Fayard 2015], a été réduite en ruines et en cendres. Des quartiers résidentiels, des écoles, des universités, des bibliothèques, des hôpitaux, des entreprises et des sites culturels et historiques ont été détruits.
Bien qu’il soit encore impossible de dresser un bilan précis dans ces conditions du siège et blocus, on estime à au moins 54 000 le nombre de morts, dont 18 000 enfants, et à plusieurs centaines de milliers le nombre de blessés, qui ne bénéficient pratiquement d’aucun soin médical. Les images satellites d’aujourd’hui révèlent un désert qui rappelle ce que le vice-président du Parlement israélien, Nissim Vaturi [Likoud], a qualifié d’«objectif commun» du pays après le 7 octobre: «effacer la bande de Gaza de la surface de la terre».
Si les dirigeants israéliens n’ont pas besoin d’admettre avoir commis un génocide pour être coupables de ce crime, ils ont cessé ces derniers mois de prétendre le contraire. En effet, depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier 2025, le discours israélien a nettement changé.
Après que Trump a suggéré en février que les Etats-Unis devraient prendre le contrôle de Gaza et la transformer en une «riviera» sans Palestiniens, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou a repris cette idée, l’utilisant comme prétexte politique pour déclarer Gaza inhabitable et appeler à la réinstallation permanente de sa population survivante en dehors du territoire, dans le cadre du «plan Trump».
En mars, Israël a repris ses violents bombardements aériens, rompant un cessez-le-feu de deux mois, tuant et mutilant des milliers de personnes supplémentaires et imposant un blocus total sur les denrées alimentaires et l’eau potable, qui a plongé toute la bande de Gaza dans une situation de famine. Puis, début mai, le cabinet de sécurité israélien a dévoilé un plan visant à mobiliser des dizaines de milliers de soldats supplémentaires pour «conquérir» Gaza, s’emparer du territoire et expulser ses habitants (Jason Burke, Tel-Aviv, The Guardian, 5 mai 2025).
Netanyahou a qualifié cette opération de «mesures de dernier recours» d’Israël, dont l’objectif était de garantir que «les Gazaouis choisissent d’émigrer hors de la bande de Gaza». Le ministre des Finances Bezalel Smotrich a déclaré début mai que dans six mois Gaza cesserait d’exister (The Times of Israel, 6 mai 2025). La population survivante, a-t-il ajouté, serait parquée dans une seule «zone humanitaire» et, brisée par le désespoir, partirait «comprenant qu’il n’y a plus aucune espérance et rien à attendre à Gaza».
Des intentions claires
De telles déclarations ne peuvent plus être considérées comme les élans émotionnels et la rhétorique vengeresse d’une société en deuil. Après dix-neuf mois de campagne israélienne visant à liquider Gaza, il est désormais clair pour tous qu’elles reflètent une stratégie et une vision à long terme.
Josep Borrell, ancien chef de la diplomatie européenne, a qualifié ces déclarations de «manifestes d’intention génocidaire», soulignant qu’«il avait rarement entendu le dirigeant d’un Etat exposer aussi clairement un plan qui correspond à la définition juridique du génocide».
Selon la Convention de 1948 sur le génocide, cette définition inclut les actes commis avec «l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux», tels que le meurtre de membres du groupe ou l’imposition de conditions destinées à provoquer leur destruction physique. Lorsque les responsables israéliens parlent ouvertement de rendre Gaza définitivement invivable afin de provoquer un exode massif, ils décrivent exactement un tel scénario.
Quelles sont donc les conséquences de cet aveu? En droit international, l’interdiction du génocide est une norme jus cogens, c’est-à-dire contraignante pour tous les Etats sans exception. Il existe une obligation universelle de prévenir legénocide et de garantir l’établissement de la responsabilité. En janvier 2024, la CIJ a estimé qu’Israël risquait de commettre un génocide et devait prendre des mesures provisoires pour éviter de commettre ce crime. Par ses actions ultérieures, Israël a tourné en dérision cette décision.
En juillet 2024, la CIJ a statué, dans une autre affaire, que l’occupation des territoires palestiniens par Israël était illégale et devait prendre fin. En novembre, la Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d’arrêt contre Netanyahou et l’ancien ministre de la Défense Yoav Gallant pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Pourtant, la réaction de la communauté internationale a été insignifiante. Si certains pays comme la Colombie et l’Afrique du Sud ont pris des mesures pour rompre leurs relations avec Israël et lui demander des comptes, la plupart – y compris les Etats arabes qui entretiennent des liens officiels avec Israël – se sont contentés de condamner Israël sans donner de suite. Malgré les mandats de la CPI, Netanyahou et d’autres responsables israéliens ont depuis voyagé librement aux Etats-Unis et dans certaines régions d’Europe. Certains Etats membres de la CPI, dont la Belgique, ont hésité à confirmer qu’ils exécuteraient les mandats.
Cette paralysie est due en grande partie à la faiblesse structurelle des tribunaux internationaux, qui dépendent des Etats membres pour faire respecter leurs décisions. Tant que Washington continuera d’apporter un soutien indéfectible à Israël, la question de la responsabilité restera otage de la realpolitik, poussant l’ordre juridique international au bord de l’effondrement.
Peu de pays veulent prendre le risque de s’exposer aux représailles de Washington. Les responsables du gouvernement américain ont clairement fait savoir comment ils réagiraient face aux tribunaux et aux pays qui exécuteraient les mandats d’arrêt contre des responsables israéliens, menaçant: «Si vous vous en prenez à Israël, nous nous en prendrons à vous» (mai 2024). En février, Trump a imposé des sanctions contre le personnel de la CPI, entraînant le gel des comptes bancaires et des comptes de messagerie électronique du procureur de la CPI, Karim Khan.
Impossible de cacher un génocide
Ces mesures musclées peuvent préserver l’impunité à court terme. Mais elles ne peuvent pas sauver Israël de la grave atteinte à sa réputation et de ses conséquences à long terme. A l’ère des smartphones et de la connectivité instantanée, les actions d’Israël à Gaza ont été filmées, diffusées et gravées dans la conscience mondiale. Selon les mots de l’historien israélo-britannique Avi Shlaim, «Israël s’est lui-même transformé en paria international». Aucune campagne de relations publiques ne peut effacer le bilan humain et la montagne de preuves visuelles irréfutables. Israël est désormais associé au génocide de Gaza.
L’impact immédiat est clair dans les sondages d’opinion mondiaux. Selon l’indice de perception de la démocratie 2025, Israël est désormais le pays le plus mal perçu au monde. Même aux Etats-Unis, l’opinion publique évolue rapidement. Un sondage Pew Research réalisé en mars a révélé que 53% des Américains ont une opinion négative d’Israël, dont 69% des démocrates et la moitié des républicains de moins de 50 ans. Cela représente une forte augmentation par rapport aux dernières années, qui touche toutes les tranches d’âge et tous les partis.
Ce mécontentement croissant a déclenché une vague de censure et de répression de la contestation [soutien aux droits du peuple palestinien], tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Le fossé entre la politique des dominants et l’opinion publique est si grand qu’il nécessite désormais des mesures extraordinaires. La dépendance d’Israël à l’égard des Etats-Unis n’est pas seulement militaire ou financière, elle est diplomatique et existentielle. Une érosion soutenue du soutien public en Occident mettrait en péril le parapluie protecteur dont bénéficie Israël au sein du système international.
Les divisions au sein de la communauté juive des Etats-Unis s’approfondissent également. De plus en plus de personnes sont mal à l’aise avec la prétention d’Israël de parler et d’agir au nom des Juifs du monde entier, en particulier dans le contexte de Gaza. Le recours réflexe à l’antisémitisme pour faire taire les critiques de la politique israélienne commence à perdre de son efficacité, ce qui serait en fait une perte dans la lutte contre l’antisémitisme véritable. Plus inquiétant encore, certains craignent que l’ampleur des destructions à Gaza ne remodèle la perception publique des souffrances historiques des Juifs, y compris l’héritage de l’Holocauste.
Les processus juridiques internationaux étant paralysés par la puissance américaine, la société civile, du Chili à la Thaïlande, active déjà des mécanismes nationaux pour demander des comptes aux responsables israéliens qui entrent sur leur territoire. Cette atteinte à la réputation pourrait nuire aux activités quotidiennes des Israéliens, qu’il s’agisse d’activités commerciales, d’échanges étudiants et culturels ou de tourisme.
Alors que la guerre d’extermination menée par Israël se poursuit à Gaza, des signes de fracture apparaissent même avec ses plus proches alliés non américains. Le 20 mai, le Royaume-Uni, la France et le Canada ont averti qu’ils imposeraient des sanctions si Israël continuait à bloquer l’aide humanitaire et à intensifier son action militaire à Gaza. L’Allemagne et l’Italie ont publié des déclarations exprimant leur exaspération. Certaines personnalités des sphères internationales du pouvoir et des médias abandonnent le navire.
Pourtant, mettre fin au carnage et démanteler l’impunité israélienne ne sera ni rapide ni facile. Les défenseurs d’Israël en Occident ont fait preuve d’une détermination extraordinaire pour le protéger des conséquences, sapant au passage le droit international, les institutions, la liberté académique et même leurs propres normes démocratiques. De plus en plus, les mouvements d’extrême droite, ainsi que l’administration Trump, ont instrumentalisé le soutien à Israël et les accusations d’antisémitisme pour faire avancer des programmes «illibéraux» plus larges.
Mais en reconnaissant ses intentions, Israël a contraint le monde à faire face à une urgence morale et juridique qui ne peut plus être occultée par des euphémismes ou des échappatoires diplomatiques. La campagne génocidaire d’Israël à Gaza a révélé non seulement la brutalité de sa doctrine militaire, mais aussi la fragilité de l’ordre juridique international – largement établi à la suite de l’Holocauste – destiné à prévenir de telles atrocités. Que les institutions mondiales se montrent à la hauteur pour y mettre fin ou non, le souvenir de ce crime et la complicité de ceux qui l’ont rendu possible resteront gravés dans les mémoires. Cela rendra d’autant plus difficile pour Israël d’échapper à ses responsabilités à long terme. (Cet article a été publié par le magazine israélo-palestinien +972 le 3 juin 2025; la version originale a été mise en ligne sur le site Afkär; traduction rédaction A l’Encontre)
Omar H. Rahman est analyste politique spécialisé dans la politique au Moyen-Orient et la politique étrangère américaine. Il est actuellement chercheur au Middle East Council on Global Affairs.
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