Par Mélina Monferrat
Finalement, après plusieurs jours de traque, la famille d’Avraham a déniché deux ampoules de méropénem. L’antibiotique était périmé, qu’importe. Pendant quarante-huit heures, le médicament, acheté à prix d’or, a coulé dans les petites veines du malade. Pendant deux jours seulement. Pour guérir la cystite récidivante, il aurait fallu trois semaines de traitement. Mais à Caracas, comme dans le reste du Venezuela, il n’y a plus d’antibiotiques. Avraham, 3 ans, est mort de septicémie.
Le drame a eu lieu en avril 2017, dans le service pédiatrie, au neuvième étage de l’hôpital public Clinico de Caracas. Le jeune interne, les traits tirés, continue d’égrener ses souvenirs. Un petit garçon mort de malnutrition. Trois autres, cancéreux, décédés faute d’avoir été transfusés: l’établissement n’a plus de réactifs pour les analyses prétransfusion.
De l’autre côté du couloir, Mathias, 2 mois, est en train de mourir. Une cirrhose biliaire, maladie hépatique grave. Ses reins le lâchent aussi, explique une femme désolée dans la chambre, debout à côté du lit 48. Sa tante le tient contre sa poitrine, Mathias est amorphe, jaunâtre, minuscule dans une grenouillère rayée. Au mur, un dessin de bon rétablissement. Au-dessus du lit, un Enfant Jésus et des anges, petites images pieuses et brillantes.
Politique de l’autruche
Sa tante montre une ordonnance : la prescription d’un bilan électrolytique. Irréalisable à Caracas. « On a appelé partout, personne n’a les réactifs pour l’examen.» Une seule clinique peut réaliser le bilan – qui coûte un demi-salaire mensuel. Elle s’y est précipitée avec dans son sac la fiole de sang – dans un tube à essai acheté par la famille. Arrivée sur place, trop de temps avait passé, le sang n’était plus analysable. Il a fallu tout recommencer. Racheter un tube à essai – mais aussi le coton, l’alcool et la seringue nécessaires au prélèvement.
Dans un Venezuela ruiné, en proie à de graves pénuries, le secteur de la santé est dévasté. Selon la Fédération médicale vénézuélienne, les hôpitaux fonctionnent avec seulement 3 % des médicaments et matériel nécessaires. Conséquence de la situation globale du pays, qui n’a plus la capacité de produire – ni les moyens d’importer – ce qui lui fait défaut. Conséquence, aussi, de la politique de l’autruche longtemps pratiquée par le gouvernement de Nicolas Maduro qui a nié pendant des mois la crise sanitaire et rejeté quasi systématiquement toute aide humanitaire.
En mai 2017, le ministère de la Danté a publié son premier bulletin épidémiologique en deux ans, accablant. Entre 2015 et 2016, la mortalité infantile a augmenté de plus de 30 %, la mortalité maternelle de 66 %. Le nombre de cas de malaria – éradiquée des zones urbaines, il y a plus de cinquante ans – a bondi de 76 %. Quelques jours après la divulgation de ces chiffres, la ministre de la Santé a été limogée.
Le gouvernement n’aime pas beaucoup que l’on parle de ses hôpitaux. Si Nicolas Maduro a finalement fait appel à l’ONU en mars pour aider le pays à «récupérer la capacité productive de l’industrie pharmaceutique», la situation n’a fait qu’empirer depuis, selon les médecins rencontrés sur place. Et les journalistes ne sont toujours pas les bienvenus dans les hôpitaux publics. Il faut se présenter comme parent d’un malade et faire profil bas. Les soignants qui s’expriment le font derrière des portes fermées.
Loin des oreilles indiscrètes, un médecin du Clinico énumère ce qui manque: antibiotiques, stéroïdes, anticonvulsifs, réactifs chimiques, vaccins… mais aussi gants d’examen et savon, depuis six mois. Dans la pharmacie de l’hôpital, les placards sont entièrement vides, mis à part du sérum de réhydratation. «C’est bien simple: le patient doit tout acheter lui-même. Si tant est qu’il arrive à trouver le nécessaire, et qu’il ait l’argent pour l’acheter.» Certains médicaments sont absolument introuvables, comme le salbutamol, indispensable aux asthmatiques. «On devient inventif, on cherche des molécules de substitution, des combinaisons.»
Cloaque
La situation est identique – sinon pire – en province. A l’hôpital public Luis-Razetti-de-Barinas, à 500 km au sud-ouest de Caracas, les urgences tiennent du cloaque. Des petits cafards courent dans les coins. Il n’y a qu’un seul WC en état de fonctionnement pour tout le service – «et ils coupent l’eau à 21 heures chaque soir», raconte la mère d’une patiente. «C’est dégoûtant». Chaleur pesante: la climatisation ne fonctionne que par endroits. Relents de crasse, de médicaments et de maladie. Les couloirs sont envahis de lits plus ou moins sales. Certains jours, raconte un visiteur en colère, les malades sont allongés à même le sol. «C’est une ruine, c’est une honte, gronde-t-il. Ce pays est foutu. Regardez autour de vous! C’est censé être un hôpital de l’Etat?»
Autour de lui, des familles apportent médicaments et instruments dénichés avec peine dans les pharmacies. Une vieille dame attend d’être transfusée depuis 7 heures du matin – il va être 17 heures. Une jeune femme tient la main de son père, décharné, bouche ouverte, à demi-inconscient. Il n’a que 56 ans, mais en paraît le double. Il est diabétique, présente des complications aux poumons et aux reins. Pour trouver de l’insuline, il faut aller jusqu’à Caracas ou en Colombie. Et dépenser une fortune que personne, ici, n’a en poche.
Plus rien n’est gratuit à l’hôpital public. La mère de Fabiana, 23 ans, hospitalisée pour infection respiratoire, a dépensé plus de 2 millions de bolivares en un mois: l’équivalent de plus de trente mois de salaire minimum. ” «Il faut tout acheter dehors: les gants, la gaze et tout ce qui s’ensuit. Et pour n’importe quel examen, il faut aller dans les cliniques, en espérant qu’elles aient le matériel nécessaire.» La famille a emprunté, vendu, sollicité les cousins, les voisins, les amis. Et ne fait plus qu’un repas par jour.
Encore plus au Sud, à Santa Barbara, il n’y a presque plus rien pour laver les sols de l’hôpital local. Les quatre fûts bleus, censés contenir du désinfectant, sont vides. «Il ne me reste que ces deux fonds de bidon», explique la responsable du nettoyage. Elle a pris l’habitude de solliciter les commerçants de la petite ville – pour un peu de chlore, un produit nettoyant… Elle se débrouille comme ça.
Une partie de l’hôpital est privée d’électricité. Les ascenseurs ne fonctionnent plus depuis longtemps – les malades sont montés dans les étages à la force des biceps. Les appareils de radio sont cassés depuis deux ans. Des pathologies chroniques comme l’hypertension ou l’épilepsie sont devenues potentiellement mortelles. Il n’y a plus aucun traitement psychiatrique. Les pilules contraceptives ont disparu de la circulation, les grossesses adolescentes explosent.
«Bouillon de culture»
«Les pharmacies du coin n’ont absolument aucun antibiotique», assure Eduardo Moran, médecin épidémiologiste en poste ici depuis plus de trente ans. «La seule façon d’en dénicher, c’est de passer la frontière colombienne», distante de quelque 200 km.
Et de plus en plus, ici comme ailleurs, quand les pharmacies sont approvisionnées en médicaments «rares», elles se livrent à la pratique – cruelle mais juteuse – du «combo» obligatoire : le médicament n’est vendu que si on achète aussi un autre produit, généralement inutile et hors de prix. Ainsi, un anti-inflammatoire associé à une crème pour les pieds. Si vous voulez le premier, vous devez acheter aussi le deuxième.
Le sourcil froncé derrière ses lunettes, le docteur Moran s’inquiète pour l’avenir sanitaire du pays. Des maladies éradiquées ou en voie de l’être font un retour en force, comme la gale, la coqueluche, la tuberculose, l’hépatite A. L’alerte épidémiologique a été lancée pour la diphtérie. A Santa Barbara, qui compte environ 32’000 habitants, 237 cas de diphtérie ont été recensés depuis le 1er janvier – ainsi que cinq cas de lèpre. En janvier et février 2017 seulement, 45 personnes ont contracté la gale. «Je n’exagère absolument pas», répète le médecin. Tout ce qui couve depuis le début de la crise a déjà commencé à exploser. «La malnutrition augmente dans le pays – il n’y a pas de statistiques, mais c’est évident. Et ça, c’est le bouillon de culture parfait pour le développement des maladies et des épidémies.» Sourire ironique, désespéré. «Et quand ça arrivera, il n’y aura aucun hôpital en état d’y faire face.» (Article publié dans Le Monde en date du 28 juillet 2017; titre de la rédaction de A l’Encontre)
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Mélina Monferrat envoyée spéciale au Venezuela, a visité Caracas, Barinas, Santa Barnara.
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