Par Ernesto Herrera
Enorme. Si on ne gagne pas contre «eux», les «marginaux» deviendront majoritaires dans la société. Le crime aura gagné. La fantaisie progressiste de «l’inclusion sociale» est ainsi piétinée. Les contours ont été dessinés par le directeur national de la Police, Mario Layera [ancien chef de la police de Montevideo avant d’être à la direction de la police nationale], un de ceux qui veillent sur la sécurité des citoyens, la «nôtre», celle et ceux qui sont «intégrés» dans la société [1].
Meurtriers du trafic de drogues, lumpen-consommateurs. Violents «sans code de conduite». Larrons opportunistes. Adolescents délinquants. Ils volent et tuent. Ils envahissent l’espace public, ils «favelisent» quartiers et bidonvilles. Ils font leur nid là où ils peuvent satisfaire leurs «besoins de base insatisfaits». Ils sont les commandos du «crime organisé». Des irrécupérables.
«Comme s’ils parlaient chinois»
Le chef de la Police en connaît très bien les causes socio-économiques. C’est pour cela qu’il ne parle pas seulement de surveiller et de punir. Il use davantage du mot «social» que de la parole «délit». Il se veut sensible: dans ce monde dévasté, «un travailleur social est plus efficace qu’un policier». Même si pour «prévenir» il conseille la démolition des logements de l’Unidad Misiones, plus connus sous le nom de Los Palomares («pigeonniers»), au cœur du quartier Casavalle [au nord de la capitale Montevideo], tanière de malfrats de tout poil.
Il critique le nouveau Code de la procédure pénale (CPP), trop «bienveillant» envers les délinquants. Il exige de rompre le «cloisonnement» des données afin de faciliter les «tâches d’investigation» de long terme (espionnage, rémunération des informateurs) dans le but de «savoir combien d’entre eux vont à l’école, travaillent, cotisent à la Sécurité Sociale (BPS) ou se trouvent en dehors du système». Il souhaite que le MIDES (Ministère du Développement Social) lui donne accès aux informations protégées sur les personnes et les foyers.
Il demande plus de garanties et d’attributions pour l’institution répressive car elle «est déboussolée». Il insinue ainsi que ses effectifs hésitent au moment d’appuyer sur la gâchette. Ceci est absolument hypocrite de sa part, rappelons – parmi d’autres crimes d’Etat – les jeunes exécutés par la Police dans les quartiers Marconi, Santa Catalina, Peñarol ou Casavalle, autant de quartiers «malfamés».
Le chef de la Police «exagère», convenons-en, y compris lorsqu’il prévoit un scénario similaire à ceux d’El Salvador ou du Guatemala, deux des pays les plus violents de la planète où l’Etat a été «dépassé» par les bandes criminelles.
Cependant, le message du directeur de la Police est utile. Les objectifs sont désormais clairs. Il s’agit de «rompre l’anomie sociale» qui – d’après lui et d’autres responsables du gouvernement [parmi lesquels le ministre de l’Intérieur Eduardo Bonomi, depuis 2010; ancien animateur du Mouvement de Participation Populaire (MPP) dans le Frente Amplio] – règne dans certaines couches, nombreuses, de la société. Il s’agit aussi de créer état d’esprit favorisant la peur face à «eux», les «marginaux». Car il s’agit bien de cela, de savoir que le «pays de classe moyenne», soi-disant égalitaire y solidaire, est encerclé par une «société parallèle» qui fait fi de toutes les lois de l’ordre établi. Une société parallèle qui menace les normes de base: «la paix sociale et «le pacte du vivre ensemble». Deux règles que les appareils syndicaux, par exemple, savent protéger.
Mario Layera définit cet état des choses comme un choc culturel latent. D’une part, «une société qui possède un langage commun». D’autre part, «des secteurs qui se servent d’autres mots, qui ont déjà créé une autre langue, au point que tu dois leur demander ce qu’ils disent. C’est comme s’ils parlaient chinois».
Pour le chef de la Police, la «décadence» a un domicile fixe. «Tout commence en prison. Il y a une transmission de connaissances très pernicieuse.» Une affirmation innocente, comme s’il n’en était nullement responsable. Ou comme s’il ne savait pas que ces «écoles du crime» sont sous la responsabilité directe du Ministère de l’Intérieur dont la hiérarchie s’établit comme suit: l’ex-tupamaro (MLN-T) Eduardo Bonomi, Jorge Vázquez [vice-ministre de l’Intérieur], le frère du président Tabaré Vasquez et… Mario Layera.
Peu après les déclarations fallacieuses de Layera [plusieurs fois sur les canaux de la TV], s’est affirmée une vision opposée. Le responsable parlementaire pour le système pénitentiaire, Juan Miguel Petit, présentait un rapport sur la situation des «centres de réclusion et de réhabilitation», là où s’entassent plus de 11 mille personnes (hommes et femmes), dont le 62% a moins de 29 ans.
Le rapport indique que l’Uruguay est l’un des pays avec l’indice le plus élevé de prisonnier(e)s par habitant et qu’il occupe la 28e place sur 222 pays. Il dit aussi que 47 personnes sont mortes en prison en 2017: 18 assassinats, 10 suicides et 19 morts «non violentes». Derrière tous ces décès, se détache le contexte (social, économique, familial, éducatif), selon le rapport: «On trouve des carences, des omissions ou des irrégularités imputables à l’Etat par action ou omission. C’est pour cette raison que l’Etat doit être le premier à s’auto-enquêter afin de délimiter les responsabilités, ce qui n’est pas toujours le cas tant au niveau administratif que judiciaire.»
L’augmentation des prisonniers sans jugement a atteint le 69,2%. Hormis les conditions inhumaines de «privation de liberté» 30% des personnes incarcérées «subissent de mauvais traitements ou des traitements cruels» (c’est-à-dire, des tortures) et seulement 25% ont accès à des plans «d’intégration sociale». Le taux de récidive se maintient au niveau de 60%. Les illettrés se situent entre 10% et 20% et l’illettrisme «est un obstacle évident pour le développement de tous les droits. Si la réintégration sociale est un objectif de la privation de liberté, le fait qu’au sein de l’Etat il n’existe pas d’attention prioritaire à ce problème devient un paradoxe insolite. (…). Il est alarmant que le nombre d’illettrés soit si élevé dans le système pénitentiaire. Le fait de ne pas savoir lire, ni écrire, ni de maîtriser les calculs de base est une carence qui engage le rapport à autrui, appauvrit l’univers symbolique, annule les 100 possibilités de travail et de réinsertion sociale.» [2]
Photographie épouvantable qui, toutefois, ne décontenance pas la volonté punitive qui sévit dans certaines couches de la société (y compris beaucoup de travailleurs) qui, obnubilées par la phobie des pauvres, exigent le durcissement des peines et veulent voir plus de gens en prison. C’est-à-dire, criminaliser la pauvreté.
Ou pire encore. Un sondage d’Opción Consultores, publié récemment, confirme la tendance indiquée par des sondages précédents: 74% des personnes interrogées souhaitent que les militaires «collaborent» avec la Police, qu’ils sortent dans les rues pour «combattre les délinquants». Un fait révélateur supplémentaire: 54% des personnes s’autoproclamant «de gauche» sont aussi favorables à cette idée.
Et pendant ce temps, les barricades et blocages de routes se succèdent à différents endroits du pays où quelques milliers de personnes, angoissées et indignées, protestent contre les bandits en liberté. La figure du «brigadiste justicier» réapparaît. Des «rondes de voisins» s’organisent pour surveiller et dénoncer et des «arrestations citoyennes» s’effectuent sur la voie publique; rondes qui remplacent «l’absence d’autorité de l’État».
Les déclarations de l’ancien directeur de la Brigade anti-stupéfiants ont frappé fort. Elles sont tombées «en cascade». Elles ont secoué le guêpier politique. Ses propos ont élevé de nouveau «l’insécurité publique» au rang de ligne de partage des eaux, d’exclusion. Il y eut des reproches venant du personnel de la Justice (des juges, procureurs ou avocats); de la part du Frente Amplio il y eut de timides demandes de démission, mais aussi des soutiens amples et appuyés; et des appuis aussi la part de la droite qui exige une main de fer, bien entendu. Et une réaction du gouvernement, prêt à mettre en place une «nouvelle stratégie de sécurité publique».
Le lundi 21 mai 2018, le président Tabaré Vázquez confirmait cette proposition lors d’une réunion avec des habitants de la ville de San Luis, dans le département de Canelones: «Le gouvernement s’engage avec fermeté à affronter la délinquance dans tout le pays de la manière la plus dure qui soit.» [3]
Cependant, le sociologue Luis Eduardo Morás dit «qu’il n’y a rien de nouveau» dans le discours catastrophiste du nouveau chef de la Police. Ce discours coïncide avec celui du Ministère de l’Intérieur depuis 2010: «Il a des points qui impliquent une approche plus complexe, mais qui, par la suite, se contredisent. Depuis 2010, le ministère de l’Intérieur a changé son discours et nous annonce l’arrivée de choses gravissimes: il nous dit que les «maras» [gangs jeunes du Salvador et Guatemala] vont arriver, que la mafia serbe va débarquer, que le Premier Commando de la Capitale [4] pourrait contrôler les prisons, que la force de feu des trafiquants de drogue est supérieure à celle de la Police. (…) Si l’on ne veut pas arriver à une situation comme celle d’El Salvador, la première chose à faire est de ne pas appliquer les politiques salvadoriennes». Dans tous les cas, insiste Morás, «un pays comme l’Uruguay doit regarder l’inclusion sociale avec une vision stratégique. C’est ce qui manque. Il est stratégique d’investir dans des politiques sociales urbaines afin de récupérer le tissu social dans plusieurs zones de Montevideo qui n’ont jamais eu accès aux droits citoyens. Mais nous, en tant que société, disons non, que nous n’avons pas à résoudre le problème des pauvres.» [5]
Le gouvernement du Frente Amplio a confirmé que sa perspective est tout autre. Il a opté pour la raison policière. Sans tarder. Il a déjà proposé des modifications budgétaires. Il a aussi décidé de mettre fin «au cloisonnement» [des sources numérisées]. Les causes sociales ne sont pas niées. Les politiques d’assistance focalisées seront «renforcées». Mais l’unique «réponse urgente et efficace» passe par «la fermeté, le travail en équipe, la coordination et le fait de mettre tous les outils de l’Etat au service du combat contre la délinquance». La recette a été présentée par le chef de l’Etat y sera placée directement sous son contrôle. Il y aura plus d’argent pour de nouveaux policiers et de nouveaux procureurs [6]. Pendant ce temps, instituteurs et professeurs font grève et se mobilisent pour obtenir 6,5% du budget pour l’éducation. Comme si les 13 ans de progressisme [du gouvernement du Frente Amplio] n’avaient pas eu lieu.
Les enseignants devraient le savoir. Ce qui est urgent pour le gouvernement est l’hygiène sociale. La première mesure qui va dans ce sens a déjà eu lieu dans le quartier Casavalle, repaire de «personnes en conflit avec la loi».
Opération de guerre
Cuvette du Casavalle. Une «zone rouge» emblématique, région de la classe ouvrière. A une petite quarantaine de minutes du centre-ville de Montevideo. Plus de 180’000 personnes habitent cette périphérie urbaine qui fait partie de la municipalité. L’intoxication médiatique amplifie la panique. Synonyme de quartiers où ce sont «eux» qui ont le dessus: les «marginaux»: soit les quartiers Borro, Marconi, Padre Cacho, Cantera, Milleniun, Municipal, Gruta de Lourdes, Lavalleja, et le complexe d’habitations portant le nom de «40 Demanas»[formé par des personnes expulsées de pensions du centre de la capitale sous la dictature]. Il s’y concentre les pires indices socio-économiques du pays: pauvreté infantile, chômage des jeunes, grossesses d’adolescentes, décrochage scolaire, ségrégation par le logement, travail «informel», le taux d’homicides le plus élevé.
Curieusement, c’est une des zones où le progressisme a investi le plus en politiques d’assistance. Des cliniques, des places, des centres récréatifs. C’est là qu’habite une bonne partie des «bénéficiaires» des plans d’urgence sociale du MIDES. Loin de l’auto-exclusion et de la marginalité, il s’agit bel et bien d’une population solidaire, avenante, participative. On y dénombre beaucoup de groupes de musique composés par des jeunes. Il suffirait de voir la créativité de leurs graffitis et des peintures murales pour apprécier la dimension d’une culture populaire bien enracinée. Ou de prendre en compte les activités dans les installations du SACUDE (Santé, Culture, Sport), où des milliers d’enfants et d’adolescents, de jeunes et d’adultes se rendent. Ou encore d’apprécier la vocation engagée des instituteurs et institutrices de l’école Rumania, symbole de ce quartier. Il en va autant de l’engagement des éducatrices et des éducateurs du lycée catholique privé Jubilar.
Cependant, les «vulnérabilités» tiennent bon. Le 43% des familles vivent en situation de pauvreté ou d’extrême pauvreté. Le même taux qu’il y avait lors du premier gouvernement de Tabaré Vázquez (2005-2010) alors que la situation économique avait ramené le taux de chômage à moins de 5%. Les causes sont évidentes. Elles n’ont rien à voir avec une supposée «culture de la pauvreté» qui enferme et différencie. Elles sont la conséquence de la pauvreté produite artificiellement en vertu des rapports de production modernes, selon la fine observation de Marx dans Critique de la Philosophie et du Droit de Hegel. La majorité des travailleurs et des travailleuses du quartier Casavalle font partie de «l’armée de réserve» recyclée dans la misère sociale et la précarité: des petits boulots de maçonnerie ou de jardinage, de la vente ambulante ou un travail dans un supermarché, dans une entreprise privée de sécurité, une boîte de nettoyage sous-traitante, de travaux domestiques, de recyclage de déchets. C’est-à-dire: une force de travail «sans formation» avec à peine un peu plus du salaire minimum à la fin du mois.
Ce n’est pas que le gouvernement ignore cette réalité. Il sait pertinemment qu’elle est le fruit de son programme économique, mais sa réponse aux «problèmes d’insécurité publique» continue d’encourager le «populisme punitif» qui vient tout droit des couches sociales de plus en plus conservatrices, indépendamment de leurs filiations politiques et idéologiques. C’est en cela que l’explication de Luis Eduardo Morás prend toute sa signification: «Le délit est interprété depuis l’absence de normes, de la crise des valeurs et d’une «lumpenisation» de la société. Les nouveaux délinquants n’ont plus de «codes», il n’y a plus de médiations entre ses conduites et les conséquences de celles-ci. Le bon sauvage est devenu le mauvais sauvage, un sujet dont la rédemption est impossible.» [7]
Comme il l’avait annoncé, le gouvernement a attaqué le trafic de drogues, sous l’œil attentif de Tabaré Vázquez. Il a attaqué la principale tanière du «mauvais sauvage»: la cité de Los Palomares, «Les Pigeonniers» [8]. Sous couvert de recensement, il a fait incursion en territoire ennemi. Avec des armes de guerre.
Samedi 23 juin, au petit matin, dans le grand froid. Avec le sociologue Gustavo Leal, coordinateur du ministère de l’Intérieur et militant du Mouvement de Participation Populaire (MPP) en tête, policiers et pompiers ont commencé à entrer dans les ruelles et les passages et à frapper aux portes. Des dizaines d’effectifs de la Garde républicaine (police militarisée) avec des armes de guerre et des véhicules blindés protégeaient les 182 fonctionnaires «chargés de recenser» un quartier que le gouvernement prévoit de «démolir» dès que possible. Dans certaines maisons, selon les journalistes, les habitants attendaient dehors, dans d’autres ils ont dû insister.
«Chaque questionnaire a pris entre 15 et 20 minutes de conversation, (…) 98% des foyers ont été recensés (540 logements), aucune famille n’a refusé d’être interrogée et si 11 familles n’ont pas pu être recensées c’est parce qu’elles étaient absentes». Gustavo Leal a ajouté que «tout s’est déroulé dans le calme et sans aucun contretemps». Ces familles que les enquêteurs n’ont pas pu recenser «devront se présenter lundi, mardi ou mercredi de la semaine prochaine au 17e commissariat afin de répondre aux questions du formulaire et de convenir de la date à laquelle se fera l’inspection du logement» [9].
«Les policiers portaient les questionnaires et ils étaient guidés par des membres du “Programme du Vivre Ensemble et de la Sécurité Citoyenne”. Les habitants de Los Palomares ont dû répondre sur la composition de leurs familles, le rapport de propriété avec le logement occupé (locataires, occupants avec autorisation ou non ou encore propriétaires), l’accès aux services de santé et l’existence ou non de certaines maladies comme la tuberculose. En même temps, ils ont été interrogés sur les éventuels problèmes rencontrés dans le foyer et le logement a été inspecté afin de rendre compte de son état.» [10]
Ce «recensement» a été fait par 440 personnes divisées en 54 équipes avec 182 fonctionnaires appartenant à la Direction Nationale de l’Education de la Police, la Direction Nationale de Pompiers, le Programme du Vivre Ensemble et de la Sécurité Citoyenne du Ministère de l’Intérieur, le Programme d’Amélioration des Quartiers du Ministère du Logement, de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement, le Ministère du Développement Social et la Mairie de Montevideo. Coordination totale, pas de «cloisonnement» tel que le souhaite le chef Mario Layera.
Certains témoignages font part des drames d’un «quartier défavorisé» sous la lumière accusatrice des stigmates socio-économiques et socio-culturels.
«Belén fait partie de la troisième génération vivant à Casavalle. “Je resterai ici, dans mon quartier, s’ils enlèvent les dealers, le reste va bien”, a déclaré cette jeune femme au quotidien El País.
«Gladys ne veut pas perdre son logement. Elle est arrivée dans le quartier à la main de sa mère quand elle avait six ans. Il s’est passé quatre décennies et tout a changé. “Toute la famille a grandi ici, un des passages (ruelles) est occupé par nous. Nous avons acheté peu à peu. J’ai offert une maison à ma fille, ensuite, j’en ai acheté une autre pour moi, j’ai payé 110’000 pesos (3700 U$).” La dame a confirmé que dans l’Unité de Logements Misiones personne ne paye les factures d’électricité ou d’eau. En fait, elle n’a jamais payé ces services. “Nous voulons payer. Une fois, ils sont venus à propos de l’eau et de l’électricité mais ils ne sont jamais revenus”, a-t-elle déclaré.»
«José dit être fâché avec ce recensement et l’éventuelle démolition des logements. Il est né et a grandi là. Son père, un homme de 78 ans, vit dans un des logements de l’Unité Misiones. Debout sur la Place du Vivre Ensemble du quartier Casavalle, l’homme se demande pourquoi a-t-il été dépensé “autant d’argent” dans cet espace public “alors que tout va être démoli” Ensuite, il s’est adressé au Président et au Ministre de l’Intérieur en leur demandant de ne pas se pointer dans le quartier lors de la prochaine campagne électorale. “Tabaré vázquez n’est pas venu parce qu’il savait qu’il serait mal accueilli. Et c’est mieux qu’il ne vienne pas, qu’il aille faire de la politique ailleurs. Nous en sommes fatigués.” A propos des motifs pour lesquels la recherche d’une solution pour ce quartier aura tardé plus de quarante ans, il a répondu: “Parce que tout est pourri”.» [11]
La réflexion de José est pertinente aussi. Parce que les 13 ans de «gouvernement de gauche» n’ont pas rompu la logique du «ghetto urbain», ni les niveaux d’entassement et de délabrement de Los Palomares. Pas d’amélioration de la qualité de l’environnement, ni des conditions socio-économiques des habitants. Aucun d’entre eux n’a bénéficié des «solutions pour le logement» promises par le président Pepe Mujica, en 2010, aux «plus démunis». Des 15’000 logements du Plan Ensemble (Juntos), moins de 3000 ont été construits. Mais, pendant son gouvernement (2010-2015), les grandes entreprises du bâtiment ont été exonérées de charges en vertu du plan de logements «d’intérêt social» pour la «classe moyenne» et… la spéculation immobilière.
Le lendemain de l’opération dans le Casavalle, l’ex-tupamara Luía Topoloanski, sénatrice et vice-présidente de la République, a déclaré que le «recensement» dans Los Palomares avait pour but «d’assainir la zone» suite aux «expulsions menées par les gens du trafic de drogues». Elle a souligné la nécessité de savoir combien de personnes y vivent et qui sont-elles, afin de prendre en compte «l’ensemble du tissu urbain et d’assainir l’endroit». «Si j’ai des rues par lesquelles peuvent passer des bus, la Police et une ambulance, je complique les choses à celui qui veut un dédale de rues pour se cacher». [12]. Cohérente avec la «raison policière» elle résumait ainsi la position du gouvernement: discipliner par la force.
Jusqu’à présent, aucune réaction au sein du Frente Amplio. La priorité est donnée à la signature d’un Traité de Libre Commerce (TLC) avec le Chili. Non plus dans les institutions et collectifs des Droits Humains. Ni dans les appareils syndicaux qui disent défendre les travailleurs pauvres. Le consensus socio-politique à propos de «l’insécurité publique» et la distraction footballistique offerte par la coupe du Monde en Russie, font en sorte que cette opération de guerre contre «eux», les «marginaux», soit perçue comme une information de plus de la chronique policière.
Ce «recensement» fait office d’une expérimentation de laboratoire nouvelle. Il pourra être reproduit dans d’autres «zones rouges». Il ne s’agit pas de «tolérance zéro» mais de quelque chose qui a la même perversité: intolérance sélective. Avec des destinataires bien définis: les jeunes et les travailleurs les plus appauvris. Ceux qui ne vont pas aux meetings, ni dans les locaux du «mouvement syndical». Qui ne font pas grève, ni ne s’assoient pas pour négocier avec les patrons. Leur «lutte des classes» suit d’autres itinéraires: survivre et désobéir. Tel est leur «programme».
Dans ce paysage morbide, le délit continuera d’être dissocié des causes sociales réelles. On le comprend. Le contraire serait reconnaître non seulement la crise des politiques d’assistance, mais aussi les conséquences destructrices du programme économique que le Frente Amplio a appliqué en accord avec les institutions financières internationales et avec les institutions patronales. Pour cette raison, sa stratégie d’ordre public va de pair avec l’ordre du capital. Il faudrait rappeler au Frente Amplio cette définition (toujours d’actualité) d’Engels: «Et quand la pauvreté du prolétariat augmente au point de le priver des moyens nécessaires de survie, quand elle débouche dans la misère et la faim, augmente davantage la tendance au mépris envers tout l’ordre social. Le mépris envers l’ordre social se manifeste avec plus d’acuité dans son expression la plus extrême: le crime» [13].
La police pourra cumuler les mécanismes de répression du délit, les innover. D’aucuns seront de nouveau voués à l’échec. D’autres seront plus «efficaces» en rassurant ces citoyens qui réclament la «sécurité». Il y aura de même plus de prisonniers et de prisonnières. Mais le «mépris social» continuera de se reproduire, à la même allure que se reproduit l’appauvrissement de la classe ouvrière. (Montevideo, 25 juin 2018; article publié par Correspondencia de Prensa, traduction A l’Encontre)
Notes
[1] Voir interview complet de Gabriel Peryra, El Observador, 12-5-2018: https://www.elobservador.com.uy/un-dia-los-marginados-van-ser-mayoria-como-los-vamos-contener-n1230914
[2] Résumé du rapport, Montevideo Portal, 18-5-2018.
[3] Cité par Mauricio Pérez, article Presos del Miedo, Brecha, 25-5-2018.
[4] En référence à l’organisation mafieuse née à São Paulo, qui compte des milliers de membres dans les principales prisons du Brésil.
[5] Interview de Brecha, 18-5-2018.
[6] «La seguridad toma un giro con Presidencia al mando», article de Pablo S Fernández, El País, 23-5-2018.
[7] «Los enemigos de la seguridad. Desigualdades y privación de libertad adolecente», Fundación de Cultura Universitaria, Montevideo, 2016
[8] Los Palomares («pigeonniers»), ce sont des logements repartis en immeubles de deux étages construits dans les années 70, solution provisoire lors de formation de bidonvilles, constitués par des milliers de personnes venues de la campagne et arrivées en ville pour tenter leur chance dans la capitale.
[9] Chronique de Natalia Gold, El Observador, 24-6-2018.
[10] Idém.
[11] Chronique de Pablo Melgar, El País, 24-6-2018.
[12] Cité por Uypress, 24-6-2018.
[13] F. Engels, «La situación de la clase obrera en Inglaterra», Editorial Esencias, Buenos Aires, 1974.
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