Par Oscar René Vargas
La vague de réformes politiques tendant à faire taire l’opposition, les relations avec les classes dominantes et la candidature de l’épouse de Daniel Ortega – Rosario Murillo – à la présidence du pays mettent en évidence un panorama dangereux pour le Nicaragua. [Daniel Ortega a été président de 1985 à 1990 et réélu en 2006 et en 2011; début août le sandiniste a annoncé le ticket Ortega-Murillo pour les élections fixées au 6 novembre 2016].
L’entrée dans une nouvelle étape politique
Le 8 juin 2016, la Cour suprême de justice, contrôlée par le président Daniel Ortega, a retiré le statut juridique au seul parti d’opposition, lequel ne pourra donc pas participer aux élections de novembre 2016. Quelques jours plus tard, le Conseil suprême électoral, également contrôlé par Daniel Ortega, a destitué les députés d’opposition élus en 2011, éliminant ainsi le dernier vestige de l’opposition dans les institutions du pays. Le 4 juin, Ortega a annulé la participation électorale des observateurs nationaux et internationaux.
Enfin, le 2 août, le président Ortega a annoncé que son épouse, Rosario Murillo, allait être sa coéquipière pour les élections de novembre. Devant la gravité de ces coups et de ces données politiques on peut se demander si le Nicaragua n’est pas en train de tomber sous le pouvoir d’une dictature familiale. Ces faits signalent en tout cas que ce pays n’a pas surmonté ses excès politiques.
Les mesures d’Ortega ont placé le pays sur la voie d’une nouvelle étape politique fondée sur une restructuration politique propre au bloc de pouvoir constitué par l’alliance de la nouvelle classe avec le grand capital local et le grand capital étranger présent dans le pays. La grande inconnue est de savoir comment se constituera le commandement opérationnel du gouvernement dans un futur proche. Ortega n’a pas d’alliés ni d’ennemis permanents: il n’a que des intérêts permanents. Son gouvernement est l’expression de l’ensemble des différentes fractions de la classe dominante. Néanmoins, les querelles que ces dernières développent de manière larvée ne permettent pas de saisir avec clarté lesquelles vont intégrer le nouveau commandement du pouvoir dans le bloc gouvernemental.
Ci-après, j’esquisserai les principales caractéristiques du pays entre 2007 (année où Ortega a accédé à la présidence) et 2016. Cela nous permettra d’analyser de manière plus rigoureuse la situation du pays et sa politique:
1.- En 2015, le PIB se situait à hauteur de 12’692,5 millions de dollars. Le PIB per capita à 2026,7 dollars.
2.- Les importations ont été augmentées au détriment de l’industrie nationale, qui est aujourd’hui quasi inexistante. Les exportations ont crû à un rythme plus lent; le déficit commercial s’est encore aggravé et est devenu chronique.
3.- Il y a eu une croissance macroéconomique, mais les inégalités sociales se sont amplifiées, les niveaux élevés de pauvreté ont été maintenus et les conditions structurelles de l’exclusion sociale ne se sont pas modifiées.
4.- Une politique d’assistance a reçu la priorité, mais sans transformer le modèle économique.
5.- Les envois de fonds d’origine familiale continuent d’être le meilleur programme social du pays: les pauvres qui ont émigré envoient de l’argent aux pauvres qui sont restés dans le pays.
6.- 80% des personnes en âge de travailler se retrouvent dans le secteur informel.
7.- Les niveaux d’éducation ne connaissent pas d’amélioration. Est enregistré un taux élevé d’abandon scolaire aux niveaux primaire, secondaire et universitaire.
8.- Toute l’industrie locale qui approvisionne le marché interne connaît un taux de productivité très faible comparé aux taux régionaux et internationaux; dès lors, elle dépend des bas salaires pour subsister.
9.- Les travailleurs qui perçoivent un salaire formel représentent à peine 25% de la population économiquement active.
10.- Dans ce contexte, l’insertion des femmes sur le marché du travail est problématique. Les femmes plus jeunes ont de la peine à obtenir un emploi formel, sauf dans les zones franches, à cause du bas niveau de scolarité associé à la pauvreté et aux maternités précoces.
11.- D’après la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), la productivité par travailleur au Nicaragua est de 3500 dollars, alors qu’au Costa Rica elle est 5,7 fois plus importante.
12.- Les prêts vénézuéliens effectués par la compagnie pétrolière publique (PDVSA) ont diminué, passant de 435 à 309,4 millions de dollars entre 2014 et 2015.
13.- Entre 2008 et 2015, le gouvernement Ortega a reçu du Venezuela 3612,7 millions de dollars dans le cadre de l’accord pétrolier avec le Venezuela.
14.- Des données de la Banque interaméricaine de développement (BID) indiquent que presque 80% des Nicaraguayens vivent dans des logements qui ne respectent pas les normes minimales d’habitabilité.
15.- Les principaux problèmes auxquels s’affronte la population sont l’emploi, les bas revenus et le coût de la vie élevé.
Le Nicaragua, démocratie autoritaire ou dictature?
Entre 2007 et 2015 s’est développé un cercle apparemment vertueux (en réalité pervers) dans lequel l’argent vénézuélien, les envois de fonds en hausse, le blanchiment d’argent, les prix élevés des commodities [matières premières, denrées agricoles] et les gains spéculatifs gonflaient la consommation intérieure du pays. Le processus se développait sous l’effet des dépenses étatiques (y compris les dépenses militaires), de la technologie cellulaire [téléphonie, etc.], du développement du secteur électrique [construction de centrales thermiques], des activités commerciales et du développement de produits agricoles d’exportation (sucre, arachides, tabac, palme africaine) et provoquait à son tour une augmentation de la spéculation financière.
Toutefois, le fonctionnement de ce mécanisme a créé un cercle vicieux où les profits extraordinaires des banques et les charges financières en découlant ont comprimé l’économie productive (à cause des taux d’intérêt élevés). Il s’en est suivi une détérioration du développement économique. Actuellement, nous nous trouvons au début du déclin d’un cycle économique et d’une décélération des niveaux de croissance du capital rentier et de copinage [crony] au Nicaragua.
C’est au cours de cette première étape florissante que la prospérité et la gouvernabilité autoritaire du système non seulement ont réanimé la voracité des élites locales, mais également «embourgeoisé» le noyau central de la nomenclature dominante. Celle-ci devient une caste parasite rentière et s’associe à la classe dominante traditionnelle, aux secteurs prédateurs de l’environnement et aux membres de la «lumpenbourgeoisie» du capitalisme local, tout en cherchant, en même temps, à se différencier des classes inférieures.
Les médias concentrés ont joué un rôle décisif dans ce processus en injectant des illusions sur un terrain rendu fertile par le taux élevé de chômage, la pauvreté et le coût de la vie; et en associant la notion de justice sociale avec le gaspillage et la corruption de la nouvelle classe. Cette flambée d’irrationalité fait partie intégrante d’un phénomène plus ample qui consiste à consentir l’autoritarisme afin de faciliter l’enrichissement personnel de différents secteurs: la nouvelle classe, la bourgeoisie traditionnelle, l’oligarchie et les banquiers.
Le gouvernement Ortega a entraîné un virage à droite dans le champ politique national, en se transformant en défenseur du néolibéralisme en alliance avec la vieille oligarchie. Au cours de ce gouvernement se sont produits des transferts de revenus en direction des élites économiques; transferts qui, par leur ampleur et leur rapidité, sont sans précédent dans l’histoire économique du pays.
Les classes dominantes nicaraguayennes fonctionnent comme une sorte de «lumpenbourgeoisie» prédatrice fortement destructrice. Le phénomène de «lumpenisation» de la classe dominante fait partie d’un processus plus large d’ascension du parasitisme en tant que composante hégémonique du système capitaliste local, qui inclut bien entendu, également, l’hypertrophie militaire, la narco-économie, la consommation somptuaire des élites et sa plateforme productive-communicationnelle.
La «lumpenbourgeoisie» et les différents secteurs de la classe dominante soutiennent le gouvernement Ortega et ses extensions économiques et culturelles dans la mesure où ils estiment que l’application de l’autoritarisme va extirper complètement la mémoire historique de la révolution sociale de 1979 et bloquer à tout jamais le surgissement d’alternatives anti-systémiques.
Les mémoires collectives souterraines – qui se reproduisent de manière invisible – peuvent converger avec de nouvelles formes de critique et de lutte concrète jusqu’à constituer un processus social en ascension. Cette possibilité ne doit pas être écartée. L’évolution de la crise économique mondialisée et régionale entre-ouvre cette perspective. Néanmoins l’élite dominante tentera d’utiliser au maximum son dernier recours: la force militaire et la répression.
La classe dominante traditionnelle n’a pas réussi la reddition négociée des principes d’origine du «sandinisme historique». Le processus s’est développé au travers d’une trame enveloppante sophistiquée, faite de pressions directes et indirectes, d’appâts séducteurs et en permettant que la nomenclature s’enrichisse de manière impénétrable. Il s’agit d’un jeu typique dont l’objectif est de soumettre la majorité des hauts fonctionnaires à une dynamique d’assimilation au système, en commençant par ses fondements idéologiques progressistes (passés) jusqu’à son extinction structurelle.
Pour 2017 on prévoit un scénario économique d’approfondissement de la concentration économique et de la centralisation du capital, la consolidation de l’agro-négoce pour l’exportation ainsi que le démantèlement d’une multiplicité de secteurs de la petite et moyenne entreprise, entraînant une détérioration du marché du travail, une augmentation de l’emploi informel et l’émigration de jeunes.
Mais derrière ou au-dessous de la crise politique et sociale, la stagnation de l’opposition, le désintérêt relatif de Washington par rapport à ce qui se passe dans le pays, l’augmentation de l’autoritarisme du gouvernement et de la corruption qui traverse tous le pays, de haut en bas, vit un autre pays, qui est conçu dans les luttes sociales, isolées mais constantes. (Article publié sur le site de Nueva Sociedad en août 2016; traduction A l’Encontre)
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Oscar René Vargas (1946) s’est engagé très jeune auprès du mouvement sandiniste. En 1967, il a été contraint de s’exiler; un exil qui l’a conduit à Cuba, en Suisse – où il fit une partie de ses études – puis au Mexique pour, finalement, retourner au Nicaragua en juillet 1979. Il est l’auteur de 30 ouvrages et a collaboré à quelque 25 autres. Parmi ses écrits, on peut citer, pour faire court, les trois volumes de la Historia del siglo XX-Nicaragua, en 2001. Il a multiplié, jusqu’à aujourd’hui, des études et ouvrages sur la réalité socio-économique du Nicaragua et sur son insertion régionale et internationale. Ses écrits sur les effets du CAFTA (Central American Free Trade Agreement) font autorité. Il anime le Ceren (Centre d’études de la réalité nationale). – Réd. A l’Encontre
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