Il est rare de trouver des cas où des secteurs à très haut niveau de capacité inutilisée reçoivent un tiers de l’investissement total d’un pays. En fait, je ne connais pas d’autres cas récents, à l’exception des investissements touristiques à Cuba.
Il est prévu d’investir plus de 3 milliards de pesos en 2019 6 fois plus que ce qui est investi dans l’activité agricole dans un secteur comme le tourisme qui a une capacité non utilisée proche de 50% et dont le nombre estimé de visiteurs vient d’être réduit de 10%.
J’ai lu avec intérêt les critères officiels pour expliquer pourquoi nous devrions continuer à investir dans le tourisme et, respectueusement, je ne les partage pas.
C’est une discussion qui doit être fondée sur des données concrètes, dont certaines sont disponibles et d’autres non.
Les arguments officiels qui ont été présentés publiquement sont essentiellement au nombre de trois :
1.- Revenus. Le tourisme est l’une des principales sources de revenus du pays, fournissant une quantité considérable de liuidités pour couvrir les importants besoins du pays en devises étrangères.
2.- Locomotive du développement. C’est une activité qui génère un niveau d’emploi notable et qui dispose d’un fort pouvoir d’entraînement, ce qui, compte tenu du dynamisme du tourisme, le place dans la capacité à «tirer» d’autres secteurs.
3.- Potentiel d’expansion. L’expansion du secteur n’est pas limitée par la faible croissance interne de Cuba, mais est stimulée par une demande extérieure élevée et relativement stable, qui est complétée par le potentiel d’expansion physique du secteur, puisque Cuba est encore loin du point de saturation de l’utilisation des atouts touristiques du pays.
Il y a deux prémisses de base qui doivent être clairement énoncées avant d’aller de l’avant.
- Premièrement, le tourisme est l’une des principales chaînes de valeur mondiales – avec une ampleur énorme et un dynamisme élevé – et Cuba a réussi à se positionner relativement rapidement dans cette «voie» de l’économie internationale, ce qui pourrait sans doute avoir un impact favorable sur le développement national à long terme.
- Deuxièmement, le tourisme cubain a réussi à se développer en dépit du fait qu’il ne peut pas bénéficier d’avoir le plus grand «émetteur» de touristes au monde à un peu plus de 30 minutes de vol des côtes cubaines. L’interdiction du tourisme américain à Cuba, dans le cadre d’une politique agressive de la part du gouvernement américain, est clairement la principale restriction à laquelle le développement du secteur a été confronté.
L’assouplissement de certaines restrictions pour les visiteurs américains à partir de 2015 illustre l’importance de ce marché. En peu de temps, les Etats-Unis se sont consolidés comme le deuxième «émetteur» de visiteurs à Cuba (la condition de «touriste» continue d’être interdite pour les Américains), affichant un taux de croissance annuel moyen énorme de 47% dans le nombre de visiteurs américains entre 2013 et 2018. Toutefois, la leçon à tirer de ce succès inclut également l’impact négatif qui résulte d’une modification radicale des circonstances politiques qui ont permis cette expansion, qui s’est traduite par des restrictions brutales et agressives, comme cela s’est produit récemment (avec Trump).
En tout état de cause, il importe de préciser que le tourisme est sans aucun doute l’un des piliers du développement du pays et doit être soutenu en priorité. Il devrait également être clair que cela ne signifie pas nécessairement que la manière de soutenir l’activité passe en ce moment en continuant à placer dans le tourisme un tiers de l’investissement total du pays.
Quelques éléments de réflexion
1.- Revenus. Les données sur les revenus offertes comme argument en faveur de la poursuite des investissements dans le tourisme sont les revenus bruts qu’il génère. Ce sont les données mises à disposition, mais elles empêchent d’évaluer la contribution effective du tourisme à la balance des devises du pays. Les données qui devraient vraiment être utilisées dans une discussion sont les revenus nets en devises du tourisme. Sans ces statistiques, il n’est pas raisonnable d’accepter les prétendues vertus du tourisme comme source efficace de revenus pour le développement. Comme le revenu net n’a pas été déclaré, l’argument avancé jusqu’à présent ne va pas très loin dans une discussion. Il est probable, comme dans beaucoup d’autres îles touristiques des Caraïbes, que l’existence éventuelle d’une forte composante importée [de biens pour la base matérielle de l’infrastructure touristique] pourrait réduire le revenu net de l’activité touristique à Cuba.
2.- Locomotive. Certes, le tourisme favorise les effets d’entraînement. Elle l’a fait dans le passé, lorsque l’expansion du tourisme a commencé dans les années 1990, et l’a fait ponctuellement ces derniers temps. Le cas de l’industrie du meuble en est un exemple bien connu. Mais lorsqu’il s’agit de s’interroger sur la pertinence du niveau très élevé des investissements actuels dans le tourisme, le fait est que le train qui doit être «tiré» possède déjà une locomotive trop grosse pour son usage prévu. Si le tourisme tourne aujourd’hui à «avec un demi-moteur» (avec 50% de la capacité d’hébergement non utilisée), pourquoi investir dans l’ajout d’un moteur supplémentaire à la locomotive, alors qu’il est raisonnable de faire mieux tourner le moteur déjà existant ?
3.- Potentiel. Bien sûr, il y aura toujours un potentiel pour les touristes souhaitant se rendre à Cuba, mais l’argument ne peut être basé sur un potentiel abstrait, mais sur un potentiel qui peut être raisonnablement quantifié. Il ne s’agit pas de prédire avec précision, parce que ce n’est pas faisable. Mais le potentiel des personnes qui pourraient raisonnablement voyager à Cuba dans les 5 prochaines années (quelque chose dont les estimations sont sûrement mises à jour) est très différent du potentiel abstrait des personnes qui pourraient être intéressées à visiter le pays. Dans un débat sur le sujet, ce qui est pertinent, ce n’est pas de faire référence à un potentiel indéterminé. L’estimation la plus récente pour 2019 est de 4, 3 millions de touristes (10% de moins que l’estimation initiale) et c’est une donnée pertinente de potentiel lorsqu’on considère l’investissement qui doit être fait maintenant. En tant que données justifiant la prudence avec les investissements, cette estimation concrète est beaucoup plus pertinente que l’idée générale que l’on pourrait se faire des millions de personnes qui voudraient se rendre à Cuba.
Quelques représentations visuelles des données touristiques
Une façon d’aborder la relation entre l’offre et la demande touristiques pourrait consister à comparer deux indicateurs physiques tels que le nombre de visiteurs (demande) et le nombre de chambres touristiques disponibles (offre).
Il est important de connaître la dynamique de cette relation dans le temps, en raison de la notion bien connue de l’économie selon laquelle lorsque l’offre croît beaucoup plus vite que la demande, il est rationnel de freiner l’expansion de l’offre.
C’est précisément ce que le graphique suivant nous permet de visualiser.
Graphique 1 Déphasage actuel entre la demande et l’offre du tourisme
(en bleu, total des visiteurs, en orange, total des chambres)
L’offre de chambres a explosé à partir de 2017 et s’est accrue en 2018, à un moment où la demande commençait à évoluer modérément.
Cependant, afin de mieux comprendre ce qui s’est passé, il est important de garder à l’esprit le détail très important que l’augmentation du nombre de chambres (offre) n’a pas augmenté à un rythme élevé ces dernières années parce qu’il y aurait eu une faible disponibilité de chambres qui ne lui aurait pas permis de répondre à la demande touristique croissante.
Le graphique suivant montre comment l’investissement dans de nouvelles chambres n’a pas été réalisé au cours des deux dernières années en réponse à une situation «tendue» de disponibilité mais bien au contraire: le nombre de chambres a explosé malgré une diminution de l’utilisation de la capacité installée.
Graphique 2 Déphasage actuel entre l’accroissement de la capacité de logement et son utilisation
(en orange, total de l’occupation, en rouge, total des chambres)
Face à une telle situation, les deux questions évidentes pourraient être les suivantes.
- Quelle est la justification économique du maintien d’un rythme effréné d’investissement dans de nouvelles capacités lorsque la moitié des capacités existantes ne sont pas utilisées?
- Ne serait-il pas plus judicieux d’«arrêter» les investissements afin de se concentrer sur une utilisation plus efficace de la capacité installée?
Les réponses à ces questions sont pertinentes car il ne s’agit pas d’un investissement mineur dans un contexte où le nécessaire est investi dans d’autres secteurs.
Graphique 3. Les investissements en 2018 (en millions de pesos)
Les décisions d’investissement touristique tiennent compte d’un large éventail de facteurs, dont bon nombre ne sont probablement pas publics. Le niveau élevé des investissements prévus pour 2019 peut se justifier, mais ces arguments n’ont pas été avancés.
Néanmoins, les informations disponibles pour la période 2013-2018 sur les relations entre l’offre et la demande et sur l’utilisation des capacités hôtelières à Cuba indiquent qu’il n’est pas économiquement rationnel de continuer à investir dans le tourisme aux taux et niveaux élevés enregistrés récemment. Il convient de préciser que cela n’est pas incompatible avec la possibilité de réaliser des investissements ponctuels.
Un carrousel d’investissements dans un contexte d’inactivité est considéré comme une sorte de cauchemar par presque toutes les écoles de pensée économique. Si elle n’est pas traitée à temps, les effets ont tendance à être négatifs.
La question n’est pas d’attendre la fin du blocus américain contre Cuba pour construire la base matérielle nécessaire à l’activité touristique du pays, mais plutôt de veiller à ce que l’investissement des maigres ressources dont Cuba dispose aujourd’hui se fasse de manière rationnelle dans un secteur qui dispose déjà d’une grande capacité et n’est pas suffisamment exploitée. (Article publié sur le site El Estada como tal, en date du 12 juillet 2019; traduction A l’Encontre)
Pedro Monreal est un économiste vivant à Cuba. Les précautions de langage ne limitent pas la valeur de ses constats critiques, même s’il ne développe pas les causes socio-politiques des distorsions qu’il constate dans les investissements.
Notes
Fuente de los datos sobre turismo: ONEI, Anuario Estadístico de Cuba 2018 http://www.one.cu/aec2018/15%20Turismo.pdf
Fuente de los datos sobre inversión: ONEI, Inversiones. indicadores seleccionados. Enero – Diciembre de 2018. http://www.one.cu/publicaciones/04industria/ejecucioninversiones/ejecucioninversiones_dic18.pdf
Dans le troisième graphique, les données d’investissement pour 2018 ont été comparées au chiffre des investissements prévus pour le tourisme en 2019. Le graphique n’a pas pour but d’être précis, mais de fournir une vue comparative des niveaux d’investissement dans les différents secteurs.
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