Brésil. Les assassins de Marielle Franco et le complexe milicien-immobilier-gouvernemental

Marielle Franco. – Foto: Renan Olaz/Cámara Municipal de Río

Par Bernardo Gutiérrez

Quelques heures avant l’assassinat de la conseillère municipale carioca (Rio de Janeiro) Marielle Franco [membre du PSOL-Parti socialisme et liberté], Élcio Queiroz, le conducteur du véhicule qui transportera les assassins, s’est rendu au condominium Vivendas da Barra à Rio de Janeiro, la résidence personnelle de Jair Bolsonaro. Le 14 mars 2018, à 17h10, Élcio Queiroz a assuré au portier de la copropriété qu’il se rendait à la maison numéro 58, appartenant à Jair Bolsonaro. Le portier a déclaré au Jornal Nacional (TJ) de Globo TV que quelqu’un à l’autre bout du fil, qu’il a identifié comme «Jair», a autorisé son entrée. Le portier a regardé Élcio Queiroz conduire une voiture de type Logan jusqu’à la maison numéro 66, la résidence de Ronnie Lessa, l’un des tueurs à gages les plus célèbres de la ville. Quelques minutes plus tard, Élcio Queiroz et Ronnie Lessa ont quitté l’immeuble dans le même véhicule. A 21h30, ce même jour, quatre balles ont atteint Marielle Franco à la tête. Trois balles ont traversé le dos du conducteur – Anderson Gomes – de la voiture de la conseillère municipale. Tous deux sont morts sur le coup. La caméra de sécurité qui aurait dû enregistrer l’assassinat ne fonctionnait pas ce jour-là.

Ronnie Lessa (policier militaire à la retraite) et Élcio Queiroz (ancien policier militaire) ont été arrêtés le 12 mars 2019, après une année de pressions nationales et internationales pour faire la lumière sur l’affaire Marielle Franco. La visite d’Élcio Queiroz au condominium Vivendas da Barra a fait naître des soupçons sur un éventuel lien direct entre l’ancien président et la mort de Marielle Franco. Une grande partie de la gauche n’a pas exclu qu’un membre de la famille Bolsonaro soit le «commanditaire» du crime. L’opération de la Police fédérale (PF), qui a ordonné dimanche dernier (25 mars) l’incarcération de Domingos Brazão, Chiquinho Brazão et Rivaldo Barbosa en tant que responsables du crime, a écarté l’hypothèse d’une implication directe de la famille Bolsonaro. Le sénateur Flávio Bolsonaro [Etat de Rio de Janeiro] s’est empressé de déclarer qu’«au dépit de certains, l’ancien président Jair Bolsonaro n’est pas impliqué dans les enquêtes». Cependant, l’histoire de la famille Bolsonaro est liée à la criminalité, en particulier à la famille Brazão, comme l’ont prouvé des médias tels qu’Intercept Brazil et Revista Fórum. Les milices, comme on appelle les groupes paramilitaires de Rio de Janeiro, ont propulsé les carrières des Brazão et des Bolsonaro. «Les liens politiques, financiers et personnels des Bolsonaro avec Lessa et les membres de la famille Brazão sont forts et indiscutables», écrit João Filho dans Intercept Brazil.

Réseau familial

Ronnie Lessa était l’un des tueurs à gages les plus réputés de l’Escritório do Crime, la puissante milice dirigée par Adriano da Nóbrega. Bien que Jair Bolsonaro ait affirmé ne pas le connaître, il existe des liens entre les deux. La fille de Ronnie Lessa a même été impliquée dans une affaire avec Jair Renan Bolsonaro, le fils cadet de l’ex-président. En outre, la famille Bolsonaro avait une relation intime avec Adriano da Nóbrega. Flávio Bolsonaro a employé sa mère et sa femme dans son secrétariat à l’Assemblée législative de Rio de Janeiro (Alerj) entre 2010 et 2018. Comme si cela ne suffisait pas, Flávio a remis, dans l’hémicycle, une médaille à Antônio da Nóbrega, en 2005. Et Jair Bolsonaro lui-même a qualifié Antônio de «héros» lorsqu’il a été mystérieusement assassiné en février 2020, après avoir pris la fuite suite à sa condamnation à une peine de prison dans le cadre de «l’affaire» Marielle Franco.

Si la relation des Bolsonaro avec l’Escritório do Crime est incontestable, leurs liens avec la famille Brazão sont très étroits. Chiquinho Brazão et Flávio Bolsonaro ont progressé politiquement en s’appuyant l’un sur l’autre. D’abord comme conseillers municipaux. Puis comme députés régionaux. Flávio Bolsonaro a voté en faveur de la nomination de Domingos Brazão à la Cour des comptes de l’Etat, un fait cité dans le rapport de la Police fédérale concernant la mort de Marielle Franco. La campagne enthousiaste des Brazão en faveur de Bolsonaro lors des élections présidentielles de 2022 a été la cerise sur un marché commun qui se préparait depuis des décennies.

L’implication de Chiquinho et Domingos Brazão dans l’assassinat de Marielle Franco, anticipée par Intercept Brazil en janvier, n’a surpris personne. La surprise dans le rapport de la Police fédérale se situe ailleurs: la spéculation immobilière pourrait être l’un des motifs de l’assassinat de l’ancienne conseillère municipale.

La mafia de l’immobilier

Chiquinho Brazão, qui présidait la Commission des affaires urbaines de Rio de Janeiro, avait légiféré en sa faveur concernant un projet de réglementation d’une copropriété illégale à Jacarepaguá [zone de la banlieue de Rio en plein développement], l’un des centres de la milice carioca, dans la zone Ouest, le territoire d’influence de Bolsonaro. Marielle Franco s’était opposée à l’accaparement des terres par la famille Brazão. Elle avait défendu l’occupation des terres par des personnes à faibles revenus. La spéculation immobilière est également la toile de fond de la rachadinha [détournement du salaire d’un assesseur d’élu] de Flávio Bolsonaro, sa plus célèbre affaire de corruption. Une enquête du Ministère public a prouvé que Flávio Bolsonaro avait confisqué une partie du salaire des fonctionnaires de son cabinet à l’Assemblée législative de Rio de Janeiro. Il l’avait investie dans des bâtiments construits illégalement par la milice. Selon le rapport du Ministère, Flávio a remis environ 40% des salaires de ses fonctionnaires à Antônio da Nôbrega, le «héros de Jair Bolsonaro», qui a dépensé cette somme dans différentes branches de la milice. Le Ministère public a détecté une nouvelle activité de l’Escritório do Crime: le grilagem (falsification de titres de propriété) dans le domaine de la construction civile à Rio das Pedras et Muzema, deux favelas de la zone ouest où opèrent les familles Brazão et Bolsonaro.

A la fin des années 2000, l’Escritório do Crime, comme d’autres milices, opérait dans les favelas et certains quartiers: il facturait des frais de sécurité en échange d’une protection contre les trafiquants, imposait son monopole sur la vente de bouteilles de gaz de cuisine et d’eau, organisait des paris (bingos) clandestins ou offrait illégalement des signaux de télévision par câble. Peu à peu, cependant, l’Escritório do Crime s’est transformé en une sorte d’agence d’élite pour assassiner tous ceux qui s’opposaient aux intérêts immobiliers de la milice. La plupart de ses tueurs à gages provenaient du redoutable Bataillon des opérations spéciales (BOPE-Batallón de Operaciones Especiales) de la police militaire, présenté dans le film Tropa de Elite (2007).

L’engagement dans le secteur immobilier de l’Escritório do Crime est l’expression parfaite de l’évolution des milices brésiliennes. Fin 2010, les milices dominaient 41,5% des 1006 favelas de Rio de Janeiro, tandis que les trafiquants en contrôlaient 55,9%, selon le Núcleo de Pesquisas das Violências (Centre de recherche sur la violence) de l’Université d’Etat de Rio de Janeiro. Fin 2020, les milices avaient déjà plus de pouvoir que les trafiquants dans la ville: elles contrôlaient 55,5% du territoire, où vivaient 3,7 millions de personnes. Leur croissance n’aurait pas été aussi fulgurante sans le soutien explicite d’hommes politiques de premier plan. César Maia, maire (Prefeito) de Rio de 2001 à 2009, était un fervent partisan des milices, qu’il qualifiait d’«autodéfense communautaire». Pendant des décennies, les familles Brazão et Bolsonaro ont construit un lien solide entre le monde sordide des milices et la politique. En 2022, une enquête journalistique a révélé que 51 des 107 propriétés immobilières de la famille Bolsonaro ont été achetées avec du dinheiro vivo (argent liquide), une pratique courante dans le monde du crime.

L’ascension présidentielle

Début 2016, quelques mois avant le coup d’Etat parlementaire [août 2016] qui allait porter Michel Temer à la présidence du Brésil, les méthodes des milices s’étaient déjà étendues de Rio de Janeiro à d’autres Etats tels que ceux du Pará, de São Paulo, de Bahia, du Ceará, de Minas Gerais, de Goiás, de Mato Grosso et Mato Grosso do Sul, entre autres. Peu de gens se doutaient que deux ans plus tard Jair Bolsonaro, qui a forgé sa carrière en s’appuyant sur (et en soutenant) les milices, deviendrait président. Le journaliste Bruno Paes Manso, dans son livre monumental República das milicias [Ed. Todavia, octobre 2020], n’hésite pas à considérer Jair Bolsonaro comme le véritable «roi des milices». Son arrivée à la présidence a produit un changement majeur dans le monde paramilitaire. Elle a signifié le ralliement d’une machinerie criminelle qui se développait déjà dans la majeure partie du pays. Le gouvernement se met au service du crime.

L’assassinat de Marielle Franco symbolise mieux que tout autre l’obscure collusion bolsonariste avec le crime organisé. Rivaldo Barbosa a pris la tête de la police civile de Rio de Janeiro un jour avant le crime, nommé par le le chef du cabinet présidentiel de Bolsonaro lui-même, Walter Souza Braga Netto [futur ministre de la Défense]. Rivaldo Barbosa a été arrêté dimanche dernier pour entrave aux enquêtes sur le meurtre de Marielle Franco et les crimes de l’Escritório do Crime, notamment la spéculation immobilière.

Le journaliste Bruno Paes Manso affirme que Bolsonaro et sa famille sont les représentants idéologiques d’une culture milicienne qui s’est renforcée à Rio de Janeiro et a atteint la présidence du Brésil. «Depuis qu’il [Bolsonaro] a envisagé cette réalité il y a de nombreuses années, il s’est débarrassé des freins moraux et a ouvertement prêché la violence. Bolsonaro a agi pour défendre ces croyances, en brandissant la bannière de l’idéologie paramilitaire contre les institutions de la Nouvelle République, qui symbolisaient ce qui devait être détruit.»

L’assassinat de Marielle Franco, déguisé en croisade morale, n’était au fond qu’un mécanisme grossier pour protéger les intérêts immobiliers des familles politiques des milices. (Article publié par CTXT le 28 mars 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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