Gaza-témoignages. «Dans un hôpital de Gaza surchargé et surpeuplé, les Palestiniens tentent de faire face à la fête du Ramadan»

Personnes déplacées aux abords de l’Hôpital européen à Khan Younès. (Abed Rahim Khatib/Flash90)

Par Ruwaida Kamal Amer

L’Hôpital européen situé près de Khan Younès déborde de milliers de Palestiniens déplacés et blessés par la guerre d’Israël contre la bande de Gaza. Elle entre maintenant dans son septième mois. Les couloirs de l’hôpital et la cour extérieure sont envahis par des tentes, la souffrance de la population étant ainsi visible à tous. Il n’y a pas de chiffres vérifiés sur le nombre exact de personnes présentes – l’hôpital estime qu’environ 30 000 personnes sont entassées sur les lieux – mais les familles s’affrontent manifestement à d’immenses difficultés pour satisfaire les besoins les plus élémentaires. L’hôpital n’est en effet pas équipé pour servir d’abri de fortune massif.

Malgré les horreurs de la guerre, les Palestiniens font de leur mieux pour célébrer le mois sacré du Ramadan, l’Aïd al-Fitr approchant dans deux semaines. Les familles et le personnel de l’hôpital ont installé des décorations et les ont distribuées aux enfants pour qu’ils ornent les tentes et les couloirs, dans l’espoir de créer une atmosphère de fête au milieu de leurs terribles conditions de vie.

«Malgré les blessures, les martyrs, la guerre et les destructions subies par nos enfants, nos femmes et nos personnes âgées, nous restons inébranlables et essayons de célébrer le mois du jeûne», a déclaré Jamal Al-Masry, 55 ans, qui a dû fuir sa maison dans le camp de réfugiés d’Al-Shati [au nord, près de la ville de Gaza] et trouver refuge à l’Hôpital européen.

Hala Ghaben, 53 ans, qui vient du quartier Sheikh Radwan de la ville de Gaza, a déclaré que son fils était initialement parti pour la ville de Rafah afin d’essayer de vendre des décorations du Ramadan pour obtenir un peu d’argent en vue d’acheter de la nourriture pour la famille. Cependant, «lorsqu’il a vu les enfants [regarder les décorations], il a décidé de ne pas les vendre, mais de les donner gratuitement pour les rendre heureux».

Les efforts déployés pour apporter un peu de réconfort ont été extrêmement difficiles. De nombreux adultes de l’hôpital ont exprimé leur profond découragement à l’idée de vivre le Ramadan loin de leurs maisons – dont beaucoup sont maintenant détruites –, tout en étant séparés de nombreux membres de leurs familles, dont certains ont été tués ou gravement blessés au cours de la guerre. L’absence de nourriture et d’eau potable, ainsi que des mois de malnutrition et de faim généralisées, ont rendu cette période de jeûne encore plus difficile à supporter.

Pourtant, ici, de nombreux enfants, bien que leurs maisons et leurs vies antérieures leur manquent, ont été heureux de ne pas être privés de certaines réjouissances. Et tout le monde ici, jeunes et vieux, garde l’espoir que ce mois apportera enfin la fin de la terrible guerre. [1]

«J’ai perdu mes rêves, ma maison, mon enfance»

«Le mois de Ramadan était la plus belle période de l’année», déplore Hala Ghaben. «Les réunions de famille, les tables pleines de nourriture et décorées pour l’Iftar [repas de coupure du jeûne]. Nous allions au centre commercial pour faire des achats, ou nous commandions de délicieux repas dans des restaurants que nous apportions au bord de la mer pour y rompre le jeûne.»

Aujourd’hui, cependant, de nombreux membres de la famille de Hala Ghaben ont été dispersés par la guerre et savent à peine où se trouvent les uns et les autres. «Les personnes déplacées qui nous entourent sont dans un état de grande tristesse et de détresse. Nous ne nous réunissons plus avec nos voisins et nos amis pour les prières de Tarawih [prière du soir pendant le Ramadan]. J’ai perdu ma cuisine, dans laquelle je passais plus de quatre heures à préparer les plats les plus délicieux. Maintenant, je suis dans une tente et je m’assois sur le sable. Je n’ai pas assez d’ustensiles de cuisine. Il n’y a que des conserves, car les prix sont devenus très élevés.»

Lorsque la guerre a commencé, Hala Ghaben se trouvait en Egypte pour un traitement médical pour son dos. Les communications avec ses enfants et petits-enfants à Gaza City ont été constamment interrompues, jusqu’à ce qu’ils finissent par fuir vers le sud, à Khan Younès, où Hala Ghaben les a retrouvés après être rentrée dans Gaza pendant la trêve d’une semaine à la fin du mois de novembre. Ils n’ont trouvé aucun endroit où s’abriter, à l’exception de l’Hôpital européen. Ils ont installé des tentes dans le jardin de l’hôpital.

«J’ai été choquée par la situation ici», a-t-elle déclaré. «Il n’y a pas d’eau, pas de nourriture, rien. Je ne peux pas aller aux toilettes à cause des longues files d’attente. Nous ne pouvons pas nous soulager comme des gens normaux. Nous sommes privés de tout. Malheureusement, beaucoup de personnes déplacées ici urinent sur elles-mêmes parce qu’il n’y a pas assez de toilettes dans l’hôpital.»

La plupart des tentes voisinant l’hôpital sont étriquées, souligne-t-elle, «pas assez pour que 10 personnes puissent y dormir. Je reste assise toute la journée à l’entrée de la tente, à regarder les visages des gens. Parfois, des gens passent en portant des martyrs [des morts]. Nous ne pouvons plus pleurer, car nos cœurs ont été détruits sous l’effet de la douleur. Nous ne nous sentons pas en sécurité. Chaque jour, nous entendons les bombardements et les obus des chars israéliens. De nombreux missiles sont largués près de l’hôpital, faisant jaillir le sable du sol comme un volcan.»

Hala Ghaben a conclu avec tristesse: «Ce que nous vivons, ce sont les pires moments de notre vie, alors que ce sont les plus belles journées de l’année… J’avais l’espoir de retourner chez moi, à Sheikh Radwan. Chaque jour, j’attends des nouvelles de négociations de cessez-le-feu réussies, parce que la vie sous une tente est impossible.»

Khalil Abu Hasaneen, le petit-fils de Hal Ghaben âgé de 13 ans, est accablé par les affres de la guerre. «J’ai tout perdu dans cette guerre: mes rêves, ma maison, mon enfance», dit-il. «Je passe mon temps à chercher de l’eau et à attendre de la nourriture, à observer les blessés et les martyrs. Nous avons quitté notre maison à cause des bombardements intenses et nous sommes allés chez mes grands-parents, puis à l’hôpital Al-Shifa dans la ville de Gaza. Mais lorsque nous avons vu les tracts de l’armée israélienne ordonnant à tout le monde de se diriger vers le sud, nous nous sommes réfugiés à l’Hôpital européen.»

«Je vis une vie d’humiliation, d’oppression et de persécution dans cet hôpital», poursuit Khalil. «Avant la guerre, nous mangions du poulet et buvions de l’eau fraîche. J’aimais étudier et me faire beaucoup d’amis. Mais cette guerre m’a fait manger des conserves et boire de l’eau salée, et elle a tué mes amis et mes proches. Nous voulons retourner à Gaza. Ma maison et ma vie là-bas me manquent.»

Lorsque je l’ai interrogé sur la célébration du mois sacré, Khalil m’a répondu: «Il n’y a pas d’atmosphère de Ramadan. La vie à l’hôpital est inexistante. Mais je dois supporter les difficultés. Je n’ai pas le choix. Nous étions habitués à différentes cérémonies familiales dans nos maisons; les décorations et les lanternes me manquent. Gaza pendant le Ramadan était magnifique, mais la guerre a tout détruit.»

Même s’il essaie de garder un esprit positif pour le Ramadan, Jamal Al-Masry, d’Al-Shati, ne peut échapper à la tristesse et à la peur qui ont envahi les habitants de Gaza. «En tant que père et grand-père, je ne peux pas subvenir aux besoins les plus élémentaires de ma famille, comme la nourriture et l’eau. Il n’y a pas d’endroit où se soulager à l’hôpital. La surpopulation est insupportable. Tous les visages sont tristes, sans espoir de vie alors que la guerre se poursuit. L’hôpital ne peut pas être un abri pour des milliers de personnes – il peut déjà difficilement fournir des services médicaux aux malades et aux blessés.»

Jamal Al-Masry se souvient avec émotion des cérémonies du Ramadan avant la guerre, notamment le Suhoor (petit-déjeuner avant le début du jeûne à l’aube), les achats de nourriture et de vêtements sur les marchés locaux, et les heures passées à chercher des sucreries et des boissons. Mais à l’hôpital, il faut faire beaucoup d’efforts pour sentir que c’est le Ramadan. «Nous devons nous habituer à ces conditions, même si elles sont très difficiles. Mais nous sommes un peuple qui aime la vie et qui souhaite le bonheur et la sécurité. Peut-être qu’il s’agira du mois qui mettra fin à cette guerre.»

«Je ne peux pas quitter mon travail, c’est une grande responsabilité»

Entre-temps, l’Hôpital européen s’est efforcé de mener à bien ses opérations les plus élémentaires, sans parler des milliers de personnes qui ont trouvé refuge dans ses locaux et son voisinage. La situation est d’autant plus difficile que la plupart des hôpitaux de Gaza, y compris l’hôpital Nasser situé à proximité, ont été contraints de fermer en raison des bombardements israéliens intensifs, des raids terrestres et du siège permanent qui a épuisé les ressources vitales, qu’il s’agisse des fournitures médicales ou de l’électricité [2].

«Nous travaillons jour et nuit pour traiter les patients», a déclaré le Dr Omar Khattab, un chirurgien pédiatrique de 37 ans originaire de Khan Younès. «La surpopulation ici affecte négativement la qualité et la rapidité de notre travail. Nous ne pouvons pas nous déplacer rapidement dans les couloirs à cause des gens et des tentes. Lorsque les patients sont traités et doivent quitter l’hôpital, ils refusent de partir parce que leur maison ou leur quartier est soit démoli, soit encore dangereux, et ils restent donc avec leur famille à l’hôpital ou près de l’hôpital. C’est leur seul lieu de refuge.»

Les effets de la guerre ont eu un impact sur Omar  Khattab personnellement. «Comme je travaille de longues heures et que j’étais très inquiet pour ma femme et mes trois enfants, je leur ai demandé de se réfugier à l’hôpital, et maintenant nous dormons tous dans la chambre des médecins. Je ne peux pas quitter mon travail – j’estime qu’il s’agit d’une grande responsabilité. Beaucoup d’enfants blessés ici ont de multiples problèmes de santé. Certains enfants souffrent de malnutrition et de pollution [liée aux bombardements, entre autres]. Nous travaillons avec l’équipement le plus simple malgré le besoin désespéré de traitements supplémentaires et de suivi. Mais l’hôpital ne peut pas nous aider à cet égard. La zone de l’hôpital n’est pas non plus sûre, car nous entendons de temps en temps le bruit des obus de chars, en plus des missiles qui visent la zone.»

En ce qui concerne le Ramadan, il a déclaré: «Il est pénible de passer ce mois loin de nos familles. J’ai l’habitude de prendre l’Iftar avec mon père et ma mère. Malheureusement, ils ont été déplacés dans une tente à Rafah, et je ne peux pas quitter mon travail pour être avec eux.»

Le directeur de l’Hôpital européen, Yousef Al-Akkad, a lui aussi fait état des difficultés extrêmes qui pèsent sur l’hôpital, dernier grand établissement de santé en activité dans la région. La surcharge de patients a contraint le personnel à les placer dans des ailes de l’hôpital qui ne sont pas aménagées pour répondre à leurs besoins médicaux urgents, certains patients n’ayant d’autre choix que de s’allonger sur le sol en raison du manque de lits. «Nous manquons de fournitures médicales et de médicaments, tels que des anesthésiques, des antibiotiques, des inhibiteurs de la douleur et des médicaments pour la dialyse», a-t-il ajouté. «Nous ne fournissons que les soins de santé minimums.»

En plus de tout cela, Yousef Al-Akkad a noté une grave pénurie de nourriture, d’eau potable et d’électricité pour subvenir aux besoins des masses déplacées et des patients. Sans maison, les déplacés «considèrent l’hôpital comme plus sûr, même s’il n’y a pas d’endroit sûr dans la bande de Gaza».

Le personnel de l’Hôpital européen, quant à lui, est extrêmement épuisé. «Nous sommes au sixième mois de la guerre. Les équipes de santé, les médecins, les infirmières et tout le personnel de santé sont tellement fatigués qu’il est impossible de maintenir le service comme il se doit», a expliqué Yousef  Al-Akkad. «Ils ont beaucoup de devoirs envers leurs familles. Certains d’entre eux sont installé à l’intérieur de l’hôpital, d’autres vivent dans des tentes à Al-Mawasi [une plaine côtière voisine qui sert maintenant de campement de masse], et ils doivent prendre des nouvelles de leurs familles. Cela les épuise physiquement et psychologiquement, et ils ont besoin de tout notre soutien.»

Compte tenu de tout cela, Yousef Al-Akkad a prévenu que l’hôpital «pourrait bientôt s’effondrer complètement». Des centaines de blessés ont terminé leur traitement et ont été priés de quitter l’hôpital, mais ils n’ont nulle part où aller. Nombre d’entre eux ne peuvent pas rester dans les tentes en raison de leur état de santé. Certains patients viennent du nord de la bande de Gaza et ne peuvent pas y retourner en raison de la présence de postes de contrôle de l’armée israélienne qui les empêchent de passer.

Yousef Al-Akkad ajoute que l’hôpital reste sous la menace constante d’incursions ou de siège israéliens, comme c’est le cas pour d’autres hôpitaux dans la bande de Gaza, ce qui pourrait l’obliger à fermer ses portes et à refuser les blessés, les malades et les personnes déplacées. «Mais nous espérons que cela n’arrivera pas», a-t-il prié. (Article publié par le site israélien +972 le 27 mars 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Ruwaida Kamal Amer est une journaliste indépendante de Khan Younès.

_______

[1] Le Washington Post du 29 mars 2024, au moment où une grande partie de la presse insiste sur l’abstention de l’ambassadrice des Etats-Unis lors du vote au Conseil de sécurité de l’ONU du 25 mars,  écrit: «Ces derniers jours, l’administration Biden a discrètement autorisé le transfert de milliards de dollars de bombes et d’avions de combat à Israël, malgré les inquiétudes de Washington concernant une offensive militaire prévue dans le sud de Gaza, qui pourrait menacer la vie de centaines de milliers de civils palestiniens. Les nouveaux lots d’armes comprennent plus de 1800 bombes MK84 de 2000 livres [907 kg et non guidées] et 500 bombes MK82 de 500 livres, selon des responsables du Pentagone et du département d’Etat au fait de la question. Les bombes de 2000 livres ont été associées à des événements ayant fait de nombreuses victimes tout au long de la campagne militaire israélienne à Gaza. Ces responsables, comme d’autres, ont parlé au Washington Post sous le couvert de l’anonymat car les autorisations récentes n’ont pas été divulguées publiquement.»

L’auteur de cet article, John Hudson, avait éclairé les mécanismes de livraisons «non déclarées» dans un article traduit et publié sur ce site le 13 mars 2024. (Réd.)

[2] Francesca Albanese, rapporteure spéciale sur les territoires palestiniens occupés du Comité des droits de l’homme de l’ONU, dans son rapport du 25 mars 2024, précise au paragraphe 38, consacré aux attaques contre les hôpitaux de Gaza: «L’assaut d’Israël a décimé le système de santé déjà fragile de Gaza. Les hôpitaux, qui abritent également des Palestiniens déplacés, ont été submergés. En ciblant délibérément les hôpitaux, les attaques aériennes et terrestres les ont progressivement transformés en zones de mort. Les soldats israéliens ont occupé les hôpitaux, les encerclant avec des chars et des tireurs d’élite (drones). Au 12 février, seuls 11 des 36 hôpitaux et 17% des centres de soins de santé primaires fonctionnaient, partiellement seulement. Les soldats israéliens ont arrêté, maltraité et torturé le personnel médical, les patients et les personnes déplacées, et les ont forcés – même les bébés prématurés – à quitter les hôpitaux, provoquant dans certains cas la mort des bébés. Les médecins qui sont restés ont travaillé nuit et jour, prenant des «décisions impossibles» sur les patients à traiter en fonction de leurs chances de survie.» (Traduit de l’Advance unedited version – Réd.)

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