Brésil. Bolsonaro accentue les conflits institutionnels. Que fera l’armée?

Jair Bolsonaro, le dimanche 3 mai, à Brasilia, face à ses partisans…

Par Andrew Fishman

«Le Congrès, les saboteurs de la Cour suprême, dehors!», «Nouvelle constitution anticommuniste!», «Criminalisez le communisme!», ces slogans se lisent sur une banderole. «Intervention militaire avec Bolsonaro», sur une autre. Un manifestant a agité une pancarte par la fenêtre d’une voiture: «Des armes pour les citoyens honnêtes.» Des centaines de manifestants d’extrême droite se sont rassemblés dimanche 3 mai 2020 à Brasília, la capitale du Brésil, pour protester contre le confinement imposé afin de ralentir la propagation du coronavirus et pour soutenir ce qui équivaudrait à un coup d’État militaire contre le pouvoir législatif et judiciaire. De nombreux journalistes ont été agressés physiquement. Parmi les orateurs du rassemblement figurait le président Jair Bolsonaro lui-même, qui était également présent lors d’une manifestation similaire deux semaines plus tôt.

Bolsonaro et ses alliés ont insisté à plusieurs reprises sur le fait que ces protestations en faveur du renversement du pouvoir législatif et de l’affaiblissement de la Cour suprême sont des «mouvements spontanés» de partisans venant de «la base». Mais la Cour suprême a ouvert une enquête pour savoir qui est derrière tout cela. De nombreux membres du Congrès alignés sur le président sont soupçonnés d’avoir organisé ces événements, y compris les fils de Bolsonaro.

Bolsonaro, qui est favorable à la «réouverture» du pays contre l’avis des experts de santé publique, est de plus en plus en guerre avec tous les membres du gouvernement qui ne plient pas devant lui, ce qui implique les représentants de presque toutes les institutions démocratiques du pays. Voilà qui alimente les craintes que le Brésil accélère son glissement vers une nouvelle dictature.

Pendant ce temps, la police fédérale enquête sur Bolsonaro et ses fils pour de multiples crimes présumés. Son ancien parti politique (Parti social liberal) a demandé sa destitution. Son ancien ministre de la Justice, Sergio Moro, a fait une déposition de huit heures devant les enquêteurs, affirmant que le président s’était ingéré politiquement dans les institutions chargées de faire respecter la loi. Le procureur général – récemment nommé par Bolsonaro – a demandé une enquête sur les allégations de Moro contre Bolsonaro. Les membres de la Cour suprême ont bloqué les multiples actions qu’il a tenté de mener ces derniers jours. Et le commandant de l’armée a publiquement contredit son déni concernant le coronavirus. Ce n’est qu’un échantillon des batailles en cours. Face à un dossier si épais le visant, Bolsonaro ne manifeste ni sentiment de défaite ou de modération. Il s’affirme plutôt prêt à se lancer à fond dans sa guerre contre la démocratie brésilienne.

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«Je prie Dieu que nous n’ayons pas de problèmes cette semaine. Nous avons atteint la limite. Il n’y a plus de dialogue, à partir de maintenant, nous n’allons pas seulement exiger, nous allons faire en sorte qu’ils suivent la Constitution. Elle sera appliquée à tout prix», a déclaré Bolsonaro à la foule admirative de Brasília, le dimanche 3 mai, devant l’entrée du palais présidentiel du Planalto. Des drapeaux brésiliens, étasuniens et israéliens flottaient derrière lui. Bolsonaro s’est plaint de ce qu’il estime être une ingérence indue dans le domaine de l’exécutif – tel qu’il lui est conféré par la Constitution – en particulier par la Cour suprême. Il a ajouté plus tard: «Assez d’ingérence. Nous n’allons pas permettre d’autres interférences. En finir avec de la patience».

Bolsonaro s’est adressé aux manifestants qui plaident explicitement pour le renversement des institutions démocratiques, ce qui est un crime au Brésil, où une série de présidents militaires ont gouverné de 1964 à 1985, après un coup d’État soutenu par les États-Unis. Bolsonaro et son vice-président, le général à la retraite Hamilton Mourão, ont fait l’éloge de la dictature militaire tout au long de leur carrière, mais Bolsonaro est allé plus loin en célébrant même ouvertement son recours généralisé à la torture.

Fouettés dans leur ferveur lors du rassemblement, certains des partisans de Bolsonaro ont agressé physiquement des journalistes qui couvraient la manifestation. Dida Sampaio, une photojournaliste du journal O Estado de S. Paulo, a été jetée à terre, frappée à coups de pied et de poing par des manifestants qui criaient «Ordure», «Fous le camp» et d’autres obscénités. Marco Pereira, un chauffeur de ce quotidien, s’est fait casser la jambe pendant l’attaque. D’autres journalistes ont été harcelés verbalement. L’incident a suscité une large condamnation de la part du syndicat national des journalistes, des organismes de presse et des dirigeants politiques. Bolsonaro a déclaré plus tard qu’il n’avait pas été témoin de l’attaque, mais il a nié que ses partisans en soient responsables. «S’il y a eu agression, c’est un infiltré, un fou qui devrait être puni», a-t-il déclaré.

Sécuriser le pouvoir et étouffer la dissidence

Une crise politique a éclaté au Brésil à la fin du mois dernier lorsque Sergio Moro, le ministre de la Justice, a démissionné. Des fuites des conversations entre Moro et Bolsonaro ont laissé entendre que le président voulait remplacer Mauricio Valeixo à la tête de la Police fédérale (PF) pour mettre un terme aux enquêtes sur les alliés du président. Contre la volonté de Sergio Moro, Bolsonaro a limogé Mauricio Valeixo et a nommé Alexandre Ramagem, directeur de l’Agence de renseignement brésilienne, ABIN (Agência Brasileira de Inteligência), un ami proche de ses fils. Cette nomination a été bloquée par une décision du président de la Cour suprême, Alexandre de Moraes, avant que Ramagem ne puisse prêter serment. Lundi 4 mai, Bolsonaro a annoncé que le bras droit de Ramagem, Rolando Souza, prendrait le poste et qu’il le ferait prêter serment 20 minutes plus tard. Le premier acte de Rolando Souza en fonction a été de remplacer le directeur de la Police fédérale de Rio de Janeiro, ce qui donne du crédit aux accusations de Moro. En effet, Rio de Janeiro est l’État d’origine de Bolsonaro et où de multiples enquêtes sur sa famille sont en cours.

Au cours des 15 mois de l’administration Bolsonaro, huit ministres ont été limogés ou ont démissionné – deux au cours des trois dernières semaines. Le ministre des Finances, Paulo Guedes, était également sur la défensive récemment après avoir publiquement désapprouvé un plan économique soutenu par Bolsonaro et qui était proposé par les militaires [investissements étatiques dans des infrastructures favorables à l’armée]. Le président et ses alliés font également pression sur la ministre de la Culture, Regina Duarte, pour qu’elle démissionne.

Le président envisagerait également de démettre de ses fonctions le général Edson Leal Pujol, le plus haut gradé de l’armée, pour le remplacer par un général plus jeune et moins qualifié, Luiz Eduardo Ramos, un proche conseiller de Bolsonaro, qui lui serait très loyal. La nouvelle a fait réagir certains militaires et a conduit Luiz Eduardo Ramos à nier publiquement que ce projet ait été envisagé. Une telle démarche relève de son pouvoir en tant que président, mais elle implique généralement une justification sérieuse, et non des considérations purement politiques. Edson Leal Pujol a affirmé son désaccord avec le président en qualifiant la pandémie de coronavirus de «l’un des plus grands défis de notre histoire» et en défendant des mesures d’isolement social pour limiter sa propagation.

Par ailleurs, une agence législative chargée du contrôle du pouvoir exécutif a demandé une enquête sur Bolsonaro pour ingérence politique dans l’armée; cela pour avoir révoqué trois décisions qui auraient renforcé le contrôle des armes et des munitions produites au Brésil, ce qui est entièrement du ressort de l’armée.

La veille de la manifestation du dimanche 3 mai, Bolsonaro a tenu une réunion inopinée avec les principaux chefs militaires et des anciens militaires de son cabinet pour discuter du marasme politique actuel. Selon le quotidien Folha de S.Paulo, de nombreux généraux ont convenu que la Cour suprême outrepassait son autorité constitutionnelle. Le président de la Cour, José Antonio Dias Toffoli, aurait également estimé que certains des arrêts rendus de façon monocratique par ses collègues franchissaient la ligne de «l’activisme judiciaire».

Le ministre de la Défense de Bolsonaro, un général d’armée à la retraite, a publié lundi 4 mai une déclaration dans laquelle il a réitéré la menace du coronavirus pour la population et a désavoué les attaques contre les journalistes, mais il a signalé – parlant au nom des organisations qu’il supervise – qu’il était d’accord avec le fait que la Cour suprême outrepasse ses fonctions. Les forces armées «considèrent que l’indépendance et l’harmonie entre les branches du gouvernement sont essentielles à la gouvernabilité du pays», selon la déclaration.

Une pandémie en roue libre

Le Brésil est en train de devenir rapidement l’un des points chauds à l’échelle mondiale de la pandémie. Dimanche, le Brésil a enregistré le troisième plus grand nombre de nouveaux décès de tous les pays du monde. Les statistiques officielles, dont il est généralement admis qu’elles sont dramatiquement sous-évaluées et déclarées, montrent que le Brésil compte plus de 105’000 cas et 7321 décès dus au Covid-19. A São Paulo, les Brésiliens noirs courent 62% de plus de risques de mourir de la maladie que leurs homologues blancs, ce qui montre clairement l’inégalité rampante au sein de la population et l’incapacité du gouvernement à y remédier.

Comme l’a rapporté The Intercept, en raison de procédures de certification défectueuses par les autorités fédérales, 75% des tests Covid-19 disponibles au Brésil ne sont pas fiables. Et beaucoup d’entre eux se sont même vu refuser l’autorisation d’être vendus dans les pays où ils ont été fabriqués. Les systèmes de santé publique de nombreux états s’effondrent. Les médecins sont contraints de rationner les soins. Interrogé sur la situation la semaine dernière, M. Bolsonaro a déclaré: «Et alors? Je le déplore. Que voulez-vous que je fasse?»

Le mois dernier, Bolsonaro a renvoyé le ministre de la Santé, Henrique Mandetta, pour l’avoir publiquement contesté sur la réponse du gouvernement à la pandémie de coronavirus. Il l’a remplacé par le plus complaisant Nelson Teich, un homme d’affaires à la tête d’un groupe de cliniques et médecin. La sénatrice Kátia Abreu [ex-ministre de l’Agriculture et imposante propriétaire terrienne] a récemment déclaré, lors d’une conférence de presse, que Teich s’était montré «un peu perdu» dans son travail. «Où est la planification générale?» a fait remarquer Kátia Abreu. Teich lui-même a admis que le pays «navigue à l’aveuglette» dans sa réponse au Covid-19. Il a suscité la colère de responsables de la santé publique en limitant l’accès, déjà limité, aux données sur l’évolution de la pandémie. «Le sentiment général est la frustration», a déclaré Rui Costa, gouverneur de l’État de Bahia, après une réunion virtuelle entre les gouverneurs et le nouveau ministre de la Santé.

Bien qu’il ait été largement critiqué pour son inaction, Teich a réussi à faire adopter une mesure illégale visant à empêcher les médecins cubains de revenir au Brésil pour aider à faire face à l’effondrement des systèmes régionaux de soins de santé. En 2013, l’administration présidentielle de Dilma Rousseff avait commencé à faire venir des milliers de médecins cubains pour servir les communautés dans les régions les plus reculées du pays, où il était difficile d’attirer des professionnels brésiliens. Bolsonaro, qui a mené une campagne intensive contre une menace communiste imaginaire, a clairement indiqué qu’il mettrait fin au programme après avoir remporté les élections présidentielles de 2018. Dès lors, Cuba a annulé le contrat et rappelé ses médecins. Certains des professionnels de la santé cubains sont restés dans le pays, espérant pouvoir continuer à travailler au Brésil en dehors du programme intergouvernemental. Mais l’administration les a empêchés à plusieurs reprises d’obtenir leur certification pour des raisons idéologiques.

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«Je suis sûr d’une chose: nous avons le peuple de notre côté, nous avons les forces armées du côté du peuple au nom de la loi, de l’ordre, de la démocratie et de la liberté. Et surtout, nous avons Dieu avec nous», a déclaré M. Bolsonaro à ses partisans, dimanche 3 mai. Au moins une partie de cette déclaration est fausse: le taux d’approbation du président est tombé à 27%, soit une baisse de 24 points depuis son entrée en fonction en janvier dernier. Dans les semaines et mois à venir, les forces armées et Dieu – généralement plus obscur – devront révéler de quel côté ils sont. (Article publié par The Intercept, le 5 mai 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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