Brésil. «Alerte de danger. Pour une offensive d’ampleur»

Par Valério Arcary

1. L’honnêteté constitue le socle de la confiance politique. Etre de gauche, c’est adhérer à l’espoir passionné qu’il est possible de changer le monde, mais l’optimisme ne doit pas nous aveugler. Le réalisme est la condition de la clairvoyance révolutionnaire. Le moment est venu de lancer une alerte au danger. Les derniers sondages indiquent que Lula est en tête avec 49% contre 45%. Toutefois, Bolsonaro bénéficie d’une hausse d’un point par rapport à la semaine passée (44%), selon le sondage de Datafolha [1]. En tenant compte de la marge d’erreur, il y a une égalité technique. En d’autres termes, le caractère imprévisible règne. Les calculs de probabilité basés sur l’évaluation statistique confirment un léger avantage pour Lula. Mais huit jours, c’est une éternité dans ce type de lutte politique. Ce que les sondages suggèrent, c’est que la course est encore ouverte. Lula a remporté le premier tour avec 57 millions de voix, c’est certain. Un renversement, bien que peu probable, n’est pas impossible. Deux rejets (désaveux) s’affrontent. Celui de Bolsonaro se situe à 51% contre 46% contre Lula. Par contre, 38% approuvent le gouvernement et seulement 39% le rejettent.

Six terrains de bataille nous attendent. Les six dépendent de la conduite de la campagne et de Lula lui-même: (a) réglage fin de la tactique politique; (b) extension des déclarations d’appui à Lula; (c) manifestations aux côtés de Lula dans les rues, avec mobilisation de masse; (d) intensification des publications sur les réseaux sociaux; (e) programmes ayant un impact à la radio et à la télévision; (f) performance de Lula dans le débat final le 28 octobre. Tout compte, même beaucoup. Mais l’engagement militant est la variable qui peut faire la différence. Un militantisme conscient n’a pas besoin d’un excès de fanfaronnade. La victoire de Lula n’est pas garantie. Il est possible de gagner, mais il faudra se battre avec acharnement. Lutter contre la peur [face aux agressions des milices d’extrême droite], avec colère et fougue.

2. Nous devons apprendre de nos erreurs. S’il y a une leçon stratégique que l’expérience de ces deux dernières années nous a laissée, c’est qu’il aurait été préférable de parier sur la destitution de Bolsonaro l’année dernière. En 2021, lorsque le choc de la deuxième vague de la pandémie nous a frappés de manière catastrophique, avec plusieurs semaines de milliers de morts par jour, un front unique de gauche a été construit et s’est exprimé dans la campagne «Fora Bolsonaro». Mais Lula ne s’est pas engagé. Il n’a pas participé à une seule des manifestations. Bien sûr, personne ne peut prétendre que le sort de la campagne aurait été différent s’il l’avait fait. Les scénarios hypothétiques sont des exercices intéressants mais peu concluants. Il est toutefois sensé de dire que l’absence de Lula a diminué la portée de la campagne pour la destitution de Bolsonaro. Cette décision de Lula camoufle son pari de mesurer le rapport de force sur le terrain électoral en 2022 en pariant sur l’affaiblissement du gouvernement de Bolsonaro, suite à la suspension de l’aide d’urgence liée au Covid. C’était une décision erronée, dramatiquement, car elle sous-estimait la force du bolsonarisme. La direction du Parti des travailleurs (PT) n’avait pas le courage politique d’être un instrument de mobilisation de masse prêt à essayer, sérieusement, de renverser le gouvernement. Elle pensait que ces élections seraient «normales».

3. Des élections contre un fasciste ne seront jamais «normales». Les fascistes ne respectent rien. Le bolsonarisme a consolidé un courant politico-idéologique d’extrême droite. Le sondage DataFolha établit que 28% des électeurs et électrices sont acquis aux idées néo-fascistes. Ils englobent un «conglomérat» formé de secteurs de la bourgeoisie, auxquels s’ajoute la petite bourgeoisie propriétaire, une majorité de la classe moyenne occupant des postes de direction dans le secteur privé et public, des franges de la classe ouvrière à revenus moyens, ainsi que des secteurs populaires organisés par les Eglises néo-pentecôtistes. Ce sont elles qui entraînent les secteurs de masse «anti-PT» au moyen du lavage de cerveau du Lava Jato [thème de la corruption contre Lula], et non l’inverse.

Les bolsonaristes n’ont pas hésité à ouvrir les robinets du gouvernement fédéral qui a annoncé l’augmentation de 21 milliards de reais de transferts en espèces [Auxilio Brasil] aux électeurs et électrices bénéficiaires des programmes sociaux. Autrement dit, il s’agit d’une tentative de manœuvre visant à «acheter des suffrages». Mais le projet du bolsonarisme est en fait une érosion des droits sociaux. Le gel du salaire minimum et des pensions du secteur privé pour une période indéfinie a déjà été annoncé. Mais cette mesure touchera également les retraité·e·s du secteur public.

Le bolsonarisme n’a aucune honte à alimenter sans vergogne un harcèlement criminel des employeurs contre les travailleurs et travailleuses, en abusant du pouvoir économique. Il fomente quotidiennement des campagnes de fake news (contre-vérités) menées par des milices numériques sur les réseaux, exactement comme en 2018. Ces fake news annoncent la fermeture des églises, le communisme, des toilettes unisexes, la drogue, l’avortement, une situation similaire à celles du Venezuela et du Nicaragua; donc, tout ce qui peut susciter une ambiance de scandale et installer la terreur. Comme si cela ne suffisait pas, les bolsonaristes se présentent comme des victimes face à la tentative tardive – prise le 20 octobre – du Tribunal suprême électoral TSE d’établir des limites à la diffusion d’informations frauduleuses [y compris en exigeant leur retrait des sites]. Le bolsonarisme n’hésite pas dans ce cadre de se présenter en héraut de la «liberté d’expression». Ces derniers jours, il est impensable de penser à ce qu’ils vont entreprendre. Nous verrons le pire.

4. Le bolsonarisme a établi une capillarité sociale à l’échelle nationale. Il représente les riches et les privilégiés. Les limites de la campagne négative visant à dévaluer l’image personnelle de Bolsonaro ont déjà été constatées. Il n’y a pas de magie, de sorcellerie ou de sortilège [mandiga, terme d’origine africaine renvoyant à un effet d’envoûtement]. Un peu de tout a été essayé. Ont été utilisées les imputations de satanisme, de cannibalisme et de pédophilie. Il est vrai qu’ont été essentiellement utilisées les propres déclarations de Bolsonaro qui se retournaient contre lui-même. Rien n’a été inventé, car c’est une abomination.

Toutefois, les résultats dans les sondages – même après l’incroyable «un climat s’est peint» [2] – n’ont pas diminué. Tout cela confirme qu’il y a une consolidation du soutien programmatique réactionnaire à l’extrême droite. Nous ne sommes plus en 2018. Des dizaines de millions de personnes réagissent avec leur tête intoxiquée par les fascistes. Malheureusement, le pays est fracturé, socialement et régionalement. Ce n’est pas un phénomène brésilien. La moitié du pays, concentrée dans le sud, le centre-ouest, certaines parties du nord et, surtout, le sud-est, est passée à l’extrême droite avec force.

Mais plus important encore, il existe une majorité sociale contre eux, et ils peuvent être vaincus.

5. La force considérable de Lula réside dans l’identité de classe. Une majorité populaire est en mouvement parce qu’elle fait confiance à Lula. Il y a une histoire de quarante ans qui s’étend sur deux générations. Sans Lula, la gauche brésilienne n’aurait aucun moyen de présenter à cette élection avec une possibilité de victoire. Les mobilisations du second tour sont plus importantes qu’avant le premier tour (2 octobre).

Notre faiblesse s’exprime dans l’inévitable difficulté de mobilisation sans la présence de Lula. Mais la victoire dépend aussi du programme. Il faudra dénoncer la menace fasciste pour ce qu’elle est: la vie d’une génération est menacée. Il sera nécessaire de lutter contre le danger d’une augmentation du taux d’abstention en garantissant la gratuité des transports publics. Mais surtout, il faudra insuffler une volonté imperturbable de vaincre. La dernière semaine est le moment de l’offensive totale. (Article paru sur le site Esquerda Online, le 22 octobre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Folha de S. Paulo, dans un article actualisé le 20 octobre portant sur le sondage de Datafolha, en tenant compte de la marge d’erreur de 2 points, indique que Lula peut obtenir entre 47 et 51% du total des votes et Bolsonaro entre 43 et 47%.

Datafolha indique que les électeurs et électrices de Simone Tebet (qui a obtenu 4% des votes valides – donc sans les nuls et les blancs – au premier tour) se répartissent ainsi: 34% se prononcent pour Lula, 29% pour Bolsonaro et 30% pour ni l’un ni l’autre. Ceux et celles qui ont appuyé Ciro Gomes (3% des votes valides) voteraient à 33% pour Lula, 44% pour Bolsonaro et 21% pour ni l’un ni l’autre. (Réd. A l’Encontre)

[2] Comme le rapporte Bruno Meyerfeld dans Le Monde du 17 octobre: «En cause: une interview surréaliste accordée vendredi 14 octobre à un podcast en ligne par Jair Bolsonaro. Le chef de l’Etat y aborde une anecdote, survenue selon lui en avril 2021. En visite à moto dans une périphérie pauvre de Brasilia, le président affirme avoir alors fait la rencontre de «trois ou quatre» Vénézuéliennes mineures, âgées de «14, 15 ans», décrites comme des «petites filles», «jolies» et «bien apprêtées». M. Bolsonaro laisse entendre qu’il s’agit de prostituées et ajoute alors qu’entre lui et les adolescentes «pintou um clima» («un climat s’est peint»). Une expression très ambiguë en portugais, qu’on peut traduire par «une ambiance s’est créée», pouvant laisser entendre une attraction physique ou une atmosphère de séduction.» (Réd. A l’Encontre)

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