Alors que Martin Fayulu était donné vainqueur par la plupart des observateurs, la Céni (Commission électorale indépendante) a créé la surprise au milieu de la nuit en proclamant la victoire de Félix Tshisekedi Tshilombo, avec 38% des voix. Ce résultat demeure provisoire certes, car des recours demeurent possibles, mais il met fin à une longue attente et il scelle la fin d’une époque, celle de Joseph Kabila, dont le dauphin, Emmanuel Shadary Ramazani, n’a engrangé que 23% des voix, arrivant en troisième position, derrière Martin Fayulu, crédité de 34% des voix.
Ce dernier, généralement donné gagnant et qui avait attiré des foules considérables lors de ses meetings de campagne, n’a pas accepté sa défaite, dénonçant le «putsch électoral» et le passage en force…
A la tête de l’UDPS (Union des forces démocratiques pour le progrès social), le plus ancien des partis d’opposition, créé au début des années 90, Félix Tshisekedi, 55 ans, est surtout le fils d’Etienne Tshisekedi, le leader charismatique de l’opposition qui défia, durant des années, le pouvoir du président Mobutu et ensuite celui de Laurent Désiré Kabila et de son fils Joseph. Ces années de combat politique ont fortement ancré l’UDPS dans certains quartiers de Kinshasa et dans les deux Kasaï dont la famille Tshisekedi est originaire.
Reste à savoir si cette victoire est conforme au suffrage des électeurs ou si elle est le résultat d’un arrangement politique entre la coalition des FCC (Front commun pour le Congo) qui soutenait Joseph Kabila et son dauphin Emmanuel Shadary et le vieux parti d’opposition qui, pour la circonstance, s’était uni avec l’UNC (Union nationale congolaise) dirigé par Vital Kamerhe. Ce dernier, ancien président de l’Assemblée nationale, est un homme politique expérimenté, qui a mené une longue carrière aux côtés de Joseph Kabila avant de passer à l’opposition et il pourrait à l’avenir représenter une passerelle entre la majorité sortante et Félix Tshisekedi, souvent considéré comme inexpérimenté sinon versatile.
La voix de l’Eglise
Cependant la proclamation des résultats, si elle met fin au silence requis par la Céni qui s’était arrogé le monopole du décompte des voix, n’est encore qu’une étape. Des recours sont possibles et le candidat jusqu’à présent donné vainqueur, Martin Fayulu, entend bien interpeller la Cour constitutionnelle, même si cette dernière est considérée comme acquise au pouvoir de Kabila qui a veillé à nommer des juges considérés comme «bienveillants».
Dans l’immédiat cependant, l’une des clés de l’acceptation de ce résultat se trouve entre les mains d’instances puissantes, échappant à l’influence du pouvoir: trois missions d’observation, mises sur pied par les Eglises protestantes, par la société civile Symocel et surtout par la Conférence épiscopale catholique ont déployé au total plus de 70’000 observateurs sur le terrain, dans l’ensemble du pays. Contraintes au silence par la loi, obligées de respecter le monopole de l’information que détenait la Céni, ces missions d’observation sont aujourd’hui libérées de leur silence.
La semaine dernière déjà, tout en accordant un satisfecit modéré au processus électoral dans son ensemble, la CENCO (Conférence épiscopale catholique) avait déjà déclaré qu’elle connaissait la vérité des urnes c’est-à-dire le nom du vainqueur et tous en avaient conclu qu’il s’agissait de Martin Fayulu. Ce nom aurait été communiqué aux ambassades occidentales et il circulait sous le manteau.
La CENCO et les autres missions d’observation s’inscriront-elles en faux contre le verdict de la Céni, ouvrant ainsi une crise de légitimité? Les heures à venir le diront.
D’autres rebondissements sont également possibles: un recours à la Cour constitutionnelle pourrait invalider l’ensemble du processus électoral, d’autant plus facilement qu’un million et demi d’électeurs, à Beni, Butembo et Yumbi, ont été interdits de scrutin, pour des raisons sanitaires et de sécurité. Si les élections devaient tout simplement être annulées, c’est Joseph Kabila qui resterait en place, et tout l’exercice électoral, coûteux et spectaculaire, appartiendrait au passé.
Même si la Céni étaiera probablement sa proclamation par des chiffres confirmant la victoire de Tshisekedi, il lui sera difficile d’effacer le sentiment d’un arrangement politique de dernière minute. En effet, les marges séparant Emmanuel Shadary, le candidat du pouvoir, de ses rivaux de l’opposition étaient trop grandes pour faire l’objet de manipulations ou de dénis et beaucoup considèrent que le pouvoir sortant pourrait avoir choisi «un moindre mal», c’est-à-dire un Félix Tshisekedi qui multipliait les déclarations conciliantes et est accompagné d’un ancien compagnon de route de Kabila, Vital Kamerhe.
Voici quelques jours déjà, dans la rue de Kinshasa, des amis congolais commentaient avec réalisme cette issue possible: «Le pouvoir abandonne son candidat et met donc fin au système Kabila dont on ne voulait plus tandis que l’opposition abandonne le plus radical de ses champions, Martin Fayulu, qui était soutenu par Moïse Katumbi et Jean-Pierre Bemba, deux poids lourds, ennemis déclarés de Kabila. C’est ce qui s’appelle un match nul, à l’issue duquel personne ne perd la face…»
Avec pour victimes la vérité des urnes et la nécessité d’un réel changement, indispensable au redressement du géant congolais… (Contribution de Colette Braeckman dans Midi-Express du quotidien Le Soir, en date du 10 janvier 2019)
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