Ce 9 juillet, le 20e mardi, de la mobilisation étudiante coïncidait avec l’expiration formelle du mandat du chef de l’Etat par intérim, Abdelkader Bensalah. Un détail qui n’a pas échappé aux manifestants. Massés après deux heures de marche au carrefour Tafourah-boulevard Amirouche, ils se sont mis à scander : «Faragh doustouri, solta l’echaâb!» (Vide constitutionnel, pouvoir au peuple).
Maintenant vaillamment leur marche hebdomadaire, ils étaient plusieurs dizaines à se donner rendez-vous hier matin, comme tous les mardis, à la place des Martyrs. Avant le début de la marche, un débat citoyen a été animé sur la place, permettant à qui voulait prendre le micro d’exprimer son point de vue sur la situation du pays. Le temps était relativement clément, et les éléments de la police qui surveillaient la foule, passablement détendus.
«Le hirak est notre unique représentant»
10 h 35. Le cortège se met en place. Les étudiants commencent par Qassaman, suivi de Min Djibalina. La procession s’ébranle ensuite en s’écriant : «Djazaïr horra démocratia!» (Algérie libre et démocratique), avant d’enchaîner par «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire), «Mada 7, solta l’echaâb, ya Gaid Salah makache ellaâb!», (Article 7, pouvoir au peuple, Gaïd Salah ne badine pas avec ça). La procession suit l’itinéraire habituel. En traversant la rue Bab Azzoune, les manifestants tapent dans leurs mains en martelant: «Dégage!». Ils proclament à l’unisson: «Libérez l’Algérie!», «Système dégage!». Un jeune s’époumone à égrener des slogans et la foule répète avec lui: «Dégage, dégage, houkoumate el bricolage!», «La roudjoue la istisslem, hatta yarhala essysteme!» (Ni on capitule ni on recule jusqu’au départ du système), «Ya qiyadate el arkane, maranache Massar wa la Soudane!» (Monsieur le chef d’état-major, on n’est ni l’Egypte, ni le Soudan»…
Sur les pancartes brandies, on peut lire en écho au conclave de Aïn Benian [tentative de dialogue national, le 5 juillet] et autres initiatives de dialogue en gestation: «Le hirak est notre unique représentant», «Nous n’accepterons qu’un dialogue auquel participeront des personnes compétentes, intègres et ayant la confiance du peuple», «G. Salah, A. Bensalah, N. Bedoui, trouhou ga3 (Vous partez tous). Transition sans les partisans du 5e mandat». Un étudiant de l’université de Médéa parade avec cet écriteau: «La négociation se fera avec l’institution militaire, les gouvernants réels, pour la remise du pouvoir à ceux qui sont adoubés par le peuple. Les pantins des généraux, on n’en veut pas! Yetnahaw ga3!»
Une série de pancartes, les unes en rouge, les autres en vert, étaient partagées par plusieurs étudiants. Celles en rouge disaient: «Non à la justice du téléphone», «Non au racisme», ou encore «Non à la hogra et à l’injustice», tandis que celles en vert clamaient: «Pouvoir au peuple», «Presse libre», «Etat civil».
Parmi les revendications phares exprimées sur le reste des pancartes, le thème de la justice et de la libération des détenus d’opinion revenait avec insistance: «Libération immédiate des détenus d’opinion», «Libérez la justice, laissez nos magistrats faire leur travail», «Libérez notre héros Bouregaâ». D’autres slogans reflétaient la détermination des étudiants en narguant le système et son armada répressive: «La répression n’a aucun effet sur notre silmiyza», «Ceux qui ne veulent pas sortir par la grande porte vont bientôt sortir par la Grande Poste», «Conscience populaire 1 – manœuvres du pouvoir: 0». Il y avait aussi de nombreux appels à l’unité: «L’union est notre devise, rien ne nous divise», «L’Algérie a été libérée par tout le monde et sera construite par tout le monde». Une autre famille de slogans appelait l’armée à ne pas se mêler du jeu politique en formulant le vœu d’une Algérie démocratique: «Dialogue, non ; transition sans vous», «Djazaïr horra dimocratia», «Vive l’Algérie libre et démocratique», «Militaires dans les casernes, pas en politique»…
Près du TNA (Théâtre national algérien), la marée humaine s’écrie : «El yed fel yed, ennahou el issaba wen zidou el Gaid !» (Main dans la main, nous chasserons la bande et avec elle Gaïd Salah). Un cordon de police barre l’accès à la rue Abane Ramdane et au tribunal de Sidi M’hamed. La foule emprunte la rue Ali Boumendjel aux cris de «Libérez Bouregaâ!», «Gaïd Salah dégage!», «Djazaïr horra domocratia!», «Had echaâb la yourid, hokm el askar min djadid!» (Ce peuple ne veut pas d’un nouveau régime militaire). La procession s’engage dans la rue Larbi Ben M’hidi en criant: «Ya hna ha entouma, dégage ya el houkouma!» (C’est ou bien nous, ou bien vous, dégage gouvernement !), «Dawla madania, machi askaria !». A hauteur du MaMa (Musée d’art moderne d’Alger), les manifestants clament: «Echaâb yourid qadhae moustakil!» (le peuple veut une justice indépendante). A l’ombre de la statue de l’Emir, la foule exige d’une seule voix: «Harrirou el mouataqaline!» (Libérez détenus!)
«Pas de dialogue avec la bande»
En remontant l’avenue Pasteur, le cortège s’arrête un bon moment non loin de l’hôtel Albert 1er. Des frictions éclatent lorsqu’une étudiante conteste une banderole qui est toujours au-devant des manifs depuis des semaines, celle de la mouvance «Badissia novembaria» (courant islamiste). «On est là pour la liberté, ne nous dispersons pas», lâche un jeune manifestant.
La procession arpente le boulevard Khemisti aux cris de «Makache hiwar maâ el issaba!» (Pas de dialogue avec la bande). La marée humaine s’engouffre dans le boulevard Amirouche, continue par la rue Mustapha Ferroukhi avant de rejoindre la rue Didouche. La place Audin est quadrillée par la police, le cortège poursuit sa progression et se voit stoppé net par un cordon de police à hauteur de la rue Abdelkrim Khettabi. Des échauffourées éclatent avec des policiers en civil qui ont tenté d’arracher une banderole sur laquelle il était simplement écrit : «Non à la mafia politico-financière».
Les flics sont chassés par la foule qui lâche: «Pouvoir assassin!», «Djazair horra dimocratia!». Le cortège descend la rue Sergent Adoun en scandant: «La khaouf, la roâb, echarie milk echaâb !» (Ni peur ni terreur, la rue appartient au peuple). Un autre cordon de police est dressé au bout de la rue. La foule fend le dispositif et s’immobilise à hauteur du carrefour qui donne sur le boulevard Amirouche. Les étudiants ont visiblement encore du souffle et continuent à donner de la voix en martelant: «Makache intikhabate ya el issabate !» (Pas de vote avec la bande), «Faragh doustouri, solta l’echaâb!» (Vide constitutionnel, pouvoir au peuple), «Makache kifache, hadouk ma imathlounache !» (Ces gens-là ne nous représentent pas), «Lebled bledna wendirou raina !» (Ce pays est le nôtre et nous ferons ce qui nous plaît)…
«L’élite consciente vous fera un coup de théâtre»
Yazid Issiakhem, étudiant en géologie à Bab Ezzouar, brandit une pancarte sur laquelle il a écrit: «Arrêtez votre monologue, l’élite consciente vous fera un coup de théâtre. Libérez Bouregaâ et les détenus d’opinion. On veut une vraie démocratie, à bas la répression!». «On ne va pas lâcher, c’est sûr!» assure-t-il d’emblée. A propos de la réunion de Aïn Benian, il considère que «ce n’était pas un dialogue, c’était un monologue entre partisans du système». «Ils voulaient nous faire croire qu’on a atteint la liberté d’expression, qu’on est arrivés à une démocratie, qu’ils ont nettoyé le système alors qu’on sait très bien qu’ils font tout pour le préserver. On est en train de basculer tout doucement vers un régime militaire», dénonce-t-il, avant d’ajouter: «Tout ce qui nous reste à faire, c’est de ne pas laisser la flamme s’estomper».
Yazid affirme qu’il n’est guère intimidé par les arrestations. «Je n’ai pas peur, non. On milite pour nos droits, et on sait que c’est pour une cause juste. On le fait pour notre pays. S’ils aimaient eux-mêmes ce pays comme nous l’aimons, ils ne nous arrêteraient pas. On les dérange parce qu’il y a des intérêts personnels en jeu». Yazid Issiakhem estime que les conditions de la tenue d’une élection présidentielle sont loin d’être réunies. «Dans les conditions actuelles, elle ne peut pas se tenir. On sait très bien qu’ils cherchent juste une marionnette qu’ils peuvent contrôler. Mais les gens n’en veulent pas. Ils ont dit makache intikhabate c’est makache intikhabate. On les a bien supportés 57 ans, à eux de nous supporter un, deux, trois ans, je ne sais pas…». (Article publié dans El Watan en date du 10 juillet 2019)
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