Pour le 22e vendredi de mobilisation nationale contre le régime, le peuple du 22 février a encore une fois entonné, hier, les mêmes slogans pour exiger le départ du système politique, disqualifié par l’histoire, au profit d’une démocratie véritable, où les libertés et les droits de l’homme sont consacrés.
Le soleil cogne de toutes ses forces sur les organismes. On transpire à grosses gouttes. Mais à peine le pied dans la manif’, qu’on oublie instantanément la canicule, la bouteille d’eau fraîche de rigueur, le café pour se réveiller pleinement… Alger émerge doucement de sa moite torpeur, mais les plus matinaux des hirakistes font déjà un tel chahut aux abords de la Fac centrale.
Il est presque 11 heures et c’est le même dispositif outrancier de la police qui attire, le premier, comme toujours, notre attention. Une fois de plus, les manifestants doivent se coltiner les fourgons des CNS (Corps national de sécurité) positionnés de part et d’autre de la chaussée, et les haies de policiers déployés à chaque coin de rue. Si bien que la moindre manif’ tourne au coude-à-coude avec les forces de l’ordre.
On suffoquait, et la police n’avait d’autre hantise que de repousser les manifestants vers les trottoirs, les étouffer un peu plus, réduire le plus possible l’espace à la citoyenneté urbaine, la cantonnant au maximum dans les interstices d’une centralité que les Algériens, malgré leur louable et courageuse assiduité, n’ont toujours pas réussi à libérer. Oui, Alger-Centre est manifestement une enclave à part, régie par un code à part, soumise à on ne sait quelle loi martiale qui en rend la jouissance impossible.
L’entonnoir suffoquant des fourgons de police
N’empêche que pour la 22e fois, les Algériens ont tenu bon et réussi à faire passer leur message, malgré tous les sens interdits. La foule compensait en donnant de la voix avec plus d’ardeur: «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, pas militaire), «Y en a marre des généraux», «Echaâb yourid el istiqlal» (Le peuple veut l’indépendance), «Had echaâb la yourid, hokm el askar min djadid» (Ce peuple ne veut pas d’un nouveau régime militaire), «Djazair horra dimocratia» (Algérie libre et démocratique)…
Après avoir remonté en direction de la place Audin, la procession redescend et se voit engouffrée dans un entonnoir de tôle avant d’être stoppée dans son élan par un cordon de police à hauteur du lycée Delacroix. Des haies de CRS viennent se mettre contre les camions, de quoi rétrécir encore plus la voie. Des véhicules tentent de se frayer un passage périlleux.
Les voitures manquent de nous rouler sur les pieds. Les forces antiémeutes poussent la foule vers les automobilistes. C’est la cohue. Un flic en civil nous filme ouvertement, nous prenant pour des «ayadi kharidjiya». La foule vocifère: «Gaïd Salah dégage!» «Ya Gaïd Salah ma fikch ethiqa, djibou el BRI ou zidou essaiqa» (On n’a pas confiance en toi, Gaïd Salah, ramenez la BRI et les forces spéciales), «Imazighen, Casbah Bab El Oued»… On en oublie presque l’autre événement du jour: la finale contre le Sénégal (Coupe d’Afrique des Nations).
Des manifestants nous le rappellent visuellement en arborant des t-shirts floqués des noms des stars de l’EN (Equipe nationale): Mahrez, Belaili, Slimani, Atal… Une femme nous ramène aux devoirs du hirak à travers cette pancarte: «Président illégitime, gouvernement illégitime, yetnahaw ga3». Un citoyen parade avec un immense panneau agrémenté des portraits de diverses personnalités censées diriger le dialogue national [ce qui est contesté par certains]: Djamila Bouhired (militante du FLN, un des figures de la Bataille d’Alger, condamnée à mort; elle fut graciée en 1962) Hamrouche (chef du gouvernement de 1989 à 1991), Taleb Ibrahimi (ministre de l’Education, puis de l’Information, de 1965 à 1977, puis ministre des Affaires étrangères de 1982 à 1988), Benbitour (plusieurs fois ministres de 1992 à 1996), Liamine Zeroual (ex-général, sera élu Président en 1995)
La police continue à repousser les manifestants sur le trottoir. Hors de lui, un homme drapé de l’emblème national fulmine: «Wallah ma t’habssou echaâb hada, (Vous n’arrêterez pas ce peuple quoi que vous fassiez, et le hirak ne s’éteindra pas!» Nous passons devant un groupe de flics et un talkie-walkie grésille: «Sahafi, sahafi !» (journaliste).
La foule se concentre sur un bout de chaussée, aux abords de la Fac centrale. Une dame, excédée, s’écrie: «Rais el issaba Gaïd Salah» (Le chef de la bande, Gaïd Salah). La foule hurle sa détermination: «Ya h’na ya entouma, maranache habssine» (C’est nous ou vous, on ne s’arrêtera pas), «Samidoun, samidoun, li hokm el askar rafidoune» (Résistants, nous refusons le pouvoir militaire), «Gaïd Salah dégage !» Une voix solitaire adossée à un cordon de police qui barre l’accès vers la rue du 19 mai 1956 lance: «Tayha Gaïd Salah !» (Vive Gaïd Salah). Un citoyen lui répond: «Imala roh t’gagi» (Alors va t’engager dans l’armée); d’autres lui rétorquent: «Ya echiyate !» (Lèche-bottes !).
On entend encore: «Lehhassine er-Rangers» (Lécheurs de rangers). Brouhaha coléreux. Les nerfs chauffent. Un homme en combinaison de l’entreprise de nettoyage Extranet arbore un large panneau avec ces mots: «Il faut nettoyer le pays des détritus». Sur d’autres pancartes, on lit à la volée: «Libérez l’équipe nationale du téléphone de la issaba (le gang). On ramènera la coupe et on évincera el issaba». Un citoyen appelle au dialogue en écrivant: «L’intérêt du pays au-dessus de tout, le dialogue est la qualité des prophètes».
«Merci Belmadi»
Bientôt, la foule se scinde en deux et se répartit entre les deux trottoirs. Le peuple explose littéralement, et les cris, les clameurs entonnées, font croire à des milliers de gosiers insurgés alors qu’objectivement, ils sont quelques centaines tout au plus. Les manifestants clament: «Echaâb yourid el istiqlal», «Dawla madania, machi askaria», «Klitou lebled ya esseraquine» (Vous avez pillé le pays, bande de voleurs), «Gaïd Salah à la poubelle!» avant d’enchaîner sur: «Ettalgou ouledna ya el haggarine» (Relâchez nos enfants, bande de tyrans).
Un homme éclate de colère et lance en direction des policiers: «Cette terre est abreuvée du sang des chouhada (moudjahids, combattants martyrs), pour que nous soyons libres! Même cette chaussée, ce trottoir, ont été irrigués du sang des martyrs. Cette Fac que vous voyez-là porte le nom d’un grand monsieur qui s’appelle Benyoucef Benkhedda, il était président du GPRA. Nous prions pour qu’Allah nous débarrasse de cette bande de traîtres.» A quelques pas de là, un homme dans la cinquantaine hisse cet écriteau: «Merci Belmadi (entraîneur de l’équipe de foot), vive El Magharibia, vive la justice». Il ajoute: «Ana samed samed… samat» (Je résiste, je résiste, je suis un pot de colle). Un jeune se plaît à comparer les vertus du foot et du hirak en écrivant: «Il se dit que la Coupe d’Afrique a uni les Algériens et nous disons que le hirak populaire a ranimé les âmes et ravivé l’espoir».
Rabah, un inconditionnel du hirak justement, arbore cette pancarte ironique: «Houma yaklou fel marmita wentouma t’âssou fel forchita» (Eux ils bouffent la marmite, et vous, vous épiez la fourchette). Rabah se dit pour le principe du dialogue «mais avec des conditions, à commencer par la libération des détenus et la libération du champ médiatique, surtout les médias publics qui sont financés par notre argent». Autre condition: «Le départ immédiat de Bensalah qui est un résidu de l’ancien régime, et Bedoui qui a truqué les élections sous Bouteflika.» A propos d’autres noms qui circulent, il recommande: «Il faut des personnalités honnêtes qui n’ont jamais été complices du pouvoir. Comment faire confiance à un Karim Younès qui a été président de l’APN en plein Printemps noir ou un Mokdad Sifi qui a été chef de gouvernement pendant les années noires?» Rabah estime que des personnalités intègres pourraient mener un dialogue sérieux.
«On peut constituer un panel de personnalités qui n’ont jamais été impliquées dans le sérail, et qui jouissent d’une véritable crédibilité. Pourquoi pas un duo Djamila Bouhired-Lakhdar Bouregaâ, en espérant qu’il soit promptement libéré? On peut également leur associer des personnalités comme Mustapha Bouchachi et Karim Tabbou.»
«L’Algérie est plus grande que vous»
Des clameurs montent: «One, two, three, viva l’Algérie», «Tahyia el Djazair!» «Echaâb yourid el Istiqlal». Un attroupement se forme autour d’un vieux monsieur enveloppé du drapeau national, et qui se met à haranguer les présents comme en écho au slogan qu’on vient d’entendre: «Vive l’Algérie! Vive la jeunesse algérienne !» martèle-t-il. «Le peuple algérien s’est soulevé contre la servitude. L’Algérie est plus grande que vous (en visant les dirigeants). C’est le pays des chouhada, craignez Dieu pour ce grand peuple.» Il répète: «L’Algérie est plus grande que vous! Je suis un vrai moudjahid, et je n’ai jamais frayé avec ces faux maquisards en toc. Vivez la tête haute et n’ayez peur de personne. Dieu est juste et soutient les justes. Ce régime haggar qui méprise son peuple finira écrasé et humilié. Le peuple algérien n’a rien à voir avec le peuple emirati ou saoudien, c’est un grand peuple. N’ayez crainte et soulevez-vous comme vos grands-parents l’ont fait pour libérer la patrie. Libérez le pays de cette issaba!»
Place Audin, un autre carré avec une forêt de pancartes «Dawla madania machi askaria» fait beaucoup de bruit. Le nouveau chant improvisé la semaine dernière fait fureur: «Goulou lel Gaïd inavigui carte Chifa, echaâb raho fayeq nehina Bouteflika… Gouloulhoum l’Algérie kbira jamais tmoute» (Dites à Gaïd Salah de se dégoter une carte Chifa (assurance-maladie), le peuple est éveillé, on a enlevé Bouteflika… Dites-leur que l’Algérie est grande, jamais elle ne mourra).
Au carré féministe, une large banderole assène: «Non à Total en Algérie». Une autre revendique: «Nos droits, c’est tout le temps et partout». Les militantes ont trouvé un slogan sur mesure: «El coupa djibouha we ethawra n’kemlouha» (Ramenez la Coupe et on continue la révolution). Des jeunes à côté scandent: «Gouloulhoum ma tahchouhanache gaâ bel baloune, gouloulhoum neddou el houriya we ikoun wech ikoun» (Dites-leur vous n’allez pas nous avoir avec le ballon, dites-leur nous arracherons la liberté quoi qu’il arrive).
Après la prière, c’est la même image qui revient comme à chaque vendredi: celle d’un tsunami populaire qui fuse de toute part. Des policiers se ruent vers une banderole et l’arrachent sauvagement des mains de manifestants. Pourtant, c’est une banderole inoffensive et constructive qui émettait juste une proposition de sortie de crise.
Deux jeunes paradent rue Didouche en fredonnant: «Makache la Coupe d’Afrique ya esseraquine» (Pas de Coupe d’Afrique, voleurs). On se quitte sur cette pépite, une pancarte qui nous offre une belle synthèse entre l’Algérie de Riyad Mahrez et l’Algérie de Ramzi Yettou, Allah yerahmou: «22 février, 22 hirak, 22 joueurs. Joie, persévérance.» (Article paru dans El Watan, le 20 juillet 2019)
Soyez le premier à commenter