Elles sont toutes des universitaires et mènent ensemble un combat pour l’égalité hommes/femmes. Les féministes de Bouira [Kabylie] se sont distinguées par leur courage dans l’affrontement des tabous et une frange de la société qui n’accepte aucun autre statut pour la femme, à part celui qui lui a été consacré dans la tradition.
Ludmilla Akkache est l’une d’elles. Elle et ses consœurs ne ratent aucune occasion pour exprimer leur ras-le-bol de la situation des femmes en Algérie et leurs aspirations pour un meilleur avenir. Cependant, le combat qu’elles mènent n’est pas de tout repos. L’étudiante militante a subi, et à plusieurs reprises, des agressions physiques et verbales lors de sa participation à des marches et manifestations.
Elle a même été destinataire de messages de menaces et d’insultes sur les réseaux sociaux. Son seul tort, dit-elle, c’est sa lutte pour les droits des femmes. «Notre lutte ne date pas d’hier. Cela fait des années que nous nous sommes engagées dans cette voie. Après la révolte du 22 février, nous nous sommes doublement engagées pour la cause nationale et la cause féminine. Nous participons régulièrement aux manifestations, que ce soit avec nos camarades étudiants, chaque mardi, ou bien les vendredis, avec toutes les franges de la société», précise-t-elle.
Au fil des semaines, un changement d’attitude de certains manifestants a fait tache d’huile dans le mouvement. Des individus ne toléraient plus de voir ni les carrés féministes ni même des femmes qui revendiquent des droits dans les marches. «C’était un vendredi, au chef-lieu de Bouira. Ma pancarte sur laquelle j’avais écrit “L’égalité entre les citoyennes et les citoyens est un droit et non une faveur” avait suscité le mécontentement de certains hommes. Ils ont profité d’un moment où j’étais seule pour me demander des explications. Une foule de curieux s’était rassemblée autour de moi, comme si j’avais commis un crime. Profitant de cette situation, l’un des acharnés s’est rapproché de moi et m’avait poussée violemment, puis m’a arraché ma pancarte et l’a déchirée», raconte la jeune femme. L’agression ne s’est pas limitée à ce fait. Le même groupe d’individus avait redoublé de férocité.
«On me criait dessus: «Dégage, dégage! Tu n’es pas en Tunisie pour réclamer l’égalité. Oublie! Ça n’arrivera jamais tant que nous sommes là. Tu n’es pas une Algérienne… J’étais prise de stupeur et de peur», se souvient-elle. Munie de tout son courage, la militante féministe ne s’est pas laissé faire et a décidé d’affronter son agresseur. «J’avais pris le risque devant la foule furieuse qui voulait coûte que coûte me chasser. J’avais dit à celui qui avait déchiré ma pancarte: “Tu as déchiré ma pancarte, alors je vais scander mon slogan de toutes mes forces. Au lieu de me lire, tout le monde m’entendra et m’écoutera maintenant”», raconte-t-elle.
Après les actes d’intolérance endurés, de nombreuses questions se posent et s’imposent. «Comment se fait-il que des gens qui réclament haut et fort la démocratie abusent des droits des autres de la sorte?» se demande notre interlocutrice. «Nous luttons pour une Algérie plurielle, où la liberté d’expression sera un principe sacré. Nous sommes réconfortées par l’implication de beaucoup d’hommes dans la lutte féminine. Leur soutien nous est précieux.»
Lynchage médiatique
Quant à Sonia Louzi, une autre activiste féministe à Bouira, elle a été victime d’une déformation de ses propos par une chaîne de télévision privée. Sonia avait été sollicitée par une journaliste de ladite chaîne pour commenter une agression de quelques féministes qui avaient participé à une manifestation à Alger. Cependant, lors de la diffusion de l’enregistrement de l’appel téléphonique au journal télévisé de la chaîne, son intervention a été censurée et vidée de sa contenance.
«Tout ce qui a été retenu, ce sont quelques bribes insignifiantes et des silences. Je ne me reconnaissais plus dans l’enregistrement», déplore-t-elle. «Je crois que leur objectif était de salir notre combat et de dire que les féministes mènent une guerre contre l’islam et veulent détourner le hirak. Ladite chaîne télé et autres se sont illustrées par leur haine envers les féministes. Les militantes qui ont été agressées à Alger ont été présentées comme des ennemies du peuple et de la religion via une vile propagande médiatique. Au lieu de les soutenir, elles ont été condamnées», ajoute notre interlocutrice. Le lendemain, Sonia avait songé à porter plainte contre la chaîne TV, mais avant cela, elle avait relaté sa version des faits sur les réseaux sociaux pour dissiper toute équivoque. «Je n’ai pas porté plainte, j’ai préféré les laisser avec leur conscience, s’ils en ont une», s’est-elle contentée de faire.
Un problème de concept?
Pour beaucoup de personnes que nous avons interrogées, le concept de féminisme demeure ambigu. Mais cela ne pourra aucunement expliquer l’attitude agressive qu’exhibent certaines personnes dites «instruites» envers les jeunes filles qui militent pour leurs droits.
«Effectivement, le concept est flou et ce n’est pas le cas uniquement chez nous. En Algérie, féminisme signifie occidentalisation, détachement des valeurs et un tas de connotations péjoratives. Ceci dit, nous n’allons pas changer d’appellation juste pour faire plaisir aux autres. C’est dangereux et violent, mais c’est une lutte que nous avons choisie. Néanmoins, nous sommes prêtes à expliquer à qui veut les objectifs de notre lutte. Nous assumons ce que nous faisons et petit à petit les gens vont comprendre», dira l’infatigable militante féministe constantinoise Amel Hadjadj, rencontrée à Bouira.
Elle nous fait savoir qu’au mois de mars dernier, des collectifs de féministes avaient tenu une réunion qui a abouti à une décision de création d’un espace politique féministe, qui fera partie du hirak. «Les femmes ont participé dans toutes les luttes qu’a menées le peuple algérien. Elles étaient des moudjahidate, des militantes, des travailleuses, etc., mais elles étaient à chaque fois trahies, en 1965, puis en 1984 avec le Code de la famille, etc. Je crois que c’est le moment de revendiquer les droits des femmes. Nous voulons tous un changement du système et nous oublions que ce système a été bâti sur l’exclusion et la misogynie», ajoute-t-elle.
Malgré les nombreuses difficultés, Amel pense qu’il y a eu un énorme changement. La revendication féministe s’impose d’elle-même dans la société algérienne. La militante constantinoise nous apprend aussi que la coordination «Femmes algériennes pour un changement vers l’égalité», qui regroupe plusieurs associations et collectifs de femmes et de féministes, se renforce de jour en jour. Il n’y a que la lutte qui paie. (Article publié dans El Watan, le 18 juillet 2019)
Soyez le premier à commenter