Algérie. Kateb Yacine, une esthétique de la transgression

Kateb Yacine

Par Nasserdine Aït Ouali

Kateb Yacine semble être mis au placard par l’école et l’université algériennes. Les institutions culturelles officielles l’ignorent. Il est de plus en plus rare de rencontrer des lecteurs de ce géant de la littérature algérienne.

Si ce boycott (qui ne dit pas son nom) continue, je crains que dans un avenir pas lointain, Kateb Yacine ne représentera plus que le nom de quelques édifices pour les générations à venir. Nedjma [republié en poche en français en 1996, poche Le Point] est traduit dans plusieurs langues et les talents littéraires de son auteur sont mondialement reconnus. Pourtant, aujourd’hui, Kateb Yacine est rejeté par les institutions algériennes et ignoré par les jeunes générations: il n’est pas marginalisé; il est frappé de ce qui est une forme de censure.

Qu’est-ce qui lui vaut cette «excommunication»?

Ce ne sont pas les jeux narratifs, la poétique ou l’esthétique de Kateb Yacine qui doivent déranger le système. D’autant plus que les adversaires et ennemis de cette littérature ne doivent pas être dotés d’une sensibilité littéraire qui leur permettrait d’apprécier à sa juste valeur l’œuvre de ce grand écrivain, poète et dramaturge. Le dérangement se situe, sans doute, au niveau idéologique. Et comme Kateb Yacine use de transgressions, il heurte les bien-pensants, les adeptes de la pensée unique, les religieux, les bigots, etc.

Nedjma a été écrit dans un contexte particulier: l’Algérie était sous domination coloniale. La création littéraire de l’auteur était transgressive et subversive vis-à-vis des codes coloniaux et ceux de nombre d’Algériens, dans le discours comme dans l’action. Plus de soixante ans après sa parution, ce roman est perçu comme un roman transgressif et subversif malgré le changement du contexte sociopolitique. Publié en 1966, Le Polygone étoilé, réédité en 1997, poche Le Point] un ouvrage qui peut être considéré comme un roman à idées, n’est pas moins transgressif que Nedjma, tout comme la poésie, le théâtre et les autres textes de Kateb Yacine.

Transgression des codes coloniaux et subversion

«Lakhdar s’est échappé de sa cellule». Ainsi s’ouvre le récit de Nedjma. Il débute par une transgression du personnage «Lakhdar», un des héros de ce roman, qui n’a pas respecté son enfermement dans une cellule. Il accomplit ici sa deuxième transgression: on apprend rapidement que cet enfermement est la conséquence des coups assenés à M. Ernest, le contremaître du chantier où Lakhdar travaillait. Ce dernier avait réagi face au contremaître qui voulait l’humilier. Lakhdar transgresse la loi en frappant un homme et en s’évadant de sa cellule. Il renverse le rapport de force instauré par l’ordre colonial.

Mourad, le frère de Lakhdar, tuera M. Ricard, le gendre de M. Ernest, le jour de ses noces. Ivre, M. Ricard frappe sa bonne «indigène» jusqu’à la tuer. Mourad réagit pour la défendre et défendre «l’honneur de sa tribu». Ici, c’est de la subversion, comme dans le cas de Lakhdar qui corrige son contremaître qui est aussi son colonisateur.

D’un point de vue historique, la fiction de Kateb Yacine se réfère à l’époque coloniale de l’Algérie avec son ordre établi (par la force), ses codes et ses pratiques. Lakhdar et Mourad, personnages du roman, se révoltent contre cet ordre colonial. Dans ce récit polyphonique, ce sont des voix de personnages «héroïques» qui ont une place importante dans la construction idéologique du roman. Le roman de Kateb Yacine, écrit entre 1946 et 1955, ne souffre aucune ambiguïté en ce qui concerne la question de l’indépendance de l’Algérie: l’auteur développe un discours anticolonial tout en montrant le côté immoral et la dimension inhumaine de la colonisation.

Sans compter la question de l’illégitimité et de l’illégalité de l’Etat colonial. La revendication de l’indépendance est claire: «Indépendance de l’Algérie, écrit Lakhdar, au couteau, sur les pupitres, sur les portes» (p. 243). Une écriture qui se veut indélébile: Lakhdar grave sa revendication. Cela se passe pendant les événements de Mai 1945 durant lesquels des Algériens ont manifesté pour revendiquer l’indépendance, notamment à Sétif, Kherrata et Guelma.

La répression de la puissance coloniale a fait des dizaines de milliers de morts. Le geste de Lakhdar est transgressif puisqu’il ne respecte ni l’ordre ni la loi; il est subversif dans la mesure où il appelle à un renversement de l’ordre établi. L’écrit de Mustapha lu par le principal qui le lui reproche, pendant les manifestations du 8 mai 1945, est clairement dénonciateur de la condition de colonisé:

«Sur les milliers d’enfants qui croupissent dans les rues, nous sommes quelques collégiens, entourés de méfiance.

Allons-nous servir de larbins, ou nous contenter de ‘‘professions libérales’’ pour devenir à notre tour des privilégiés? Pouvons-nous avoir une autre ambition? On sait bien qu’un musulman incorporé dans l’aviation balaie les mégots des pilotes, et s’il est officier, même sorti de Polytechnique, il n’atteint au grade de colonel que pour ficher ses compatriotes au bureau de recrutement…» (Nedjma, p. 237).

Le récit du massacre de la tribu de l’ancêtre Keblout par l’armée coloniale (Nedjma, pp. 136-138) montre la brutalité de la colonisation et vient démentir la propagande de sa «mission civilisatrice» en Algérie. Dans Le Polygone étoilé, la très difficile condition sociale des ouvriers algériens en France est décrite comme ayant atteint ses limites:

«Ça fait rien
C’est un Algérien
Qui travaille beaucoup
Et qui mange rien.
[…]
Un Algérien?
Prolétarien
Qui souffre et qui dit rien.
Mais maintenant, on va dire quelque chose!»
(Le Cercle des représailles, Ed. du Seuil, 1959, pp. 59-60)

Kateb Yacine, né en 1929
à Constantine; meurt à Grenoble d’une leucémie
en 1989

L’auteur annonce une révolte imminente de l’Algérien opprimé. Le théâtre de Kateb Yacine, dans Le Cadavre encerclé ou Les Ancêtres redoublent de férocité, a pour sujet la révolte contre l’ordre colonial et la lutte armée pour arracher la liberté.

Dans L’Homme aux sandales de caoutchouc (Ed. du Seuil, 1970), Kateb Yacine traite, essentiellement, de la lutte armée du Vietnam contre l’ordre colonial français et l’impérialisme japonais et étasunien. C’est aussi le nouvel ordre mondial d’après la seconde guerre mondiale qui subit les assauts de la plume de Kateb Yacine qui use beaucoup de jeux de mots pour désigner ou qualifier des personnages au service de cet ordre qui voulait s’imposer par la force des armes au Vietnam (et ailleurs). Un des personnages est ainsi le général français «Napalm» pour rappeler (et dénoncer) l’usage par l’armée française de cette munition incendiaire au Vietnam et, plus tard, en Algérie.

Les manifestations du 8 mai 1945 et la terrible répression coloniale qui s’était abattue sur les Algériens ont marqué Kateb Yacine. Ces événements occupent une place importante dans Nedjma, où l’auteur dénonce aussi la «naïveté» des responsables politiques du mouvement nationaliste et la collusion de religieux musulmans avec l’ordre colonial: «Les Cadres flottent. Ils ont laissé désarmer les manifestants à la mosquée, par le commissaire, aidé du mufti» (p. 244).

Religion et transgression

La figure du mufti (jurisconsulte) en collusion avec les services de sécurité coloniaux, dans ce texte, illustre d’une certaine façon une catégorie de religieux musulmans qui s’étaient mis au service de la France coloniale, d’une façon ou d’une autre. Ainsi, l’association des oulémas musulmans algériens revendiquait l’égalité des droits et la liberté du culte et non l’indépendance de l’Algérie: cette association n’a pris officiellement position pour le soutien de la lutte armée pour la libération du pays qu’au début de l’année 1956, soit plus d’une année après le déclenchement de la guerre de libération.

C’est aussi en 1956 que Ferhat Abbas, un proche des Oulémas, a rejoint le FLN pour se battre contre la France «le dos au mur et les larmes plein les yeux». Dans La Poudre d’intelligence, Kateb Yacine use de l’ironie pour montrer le côté obscurantiste de nombre de dignitaires religieux. «Les ennemis de la philosophie ont inventé le turban/ Comme un rempart protégeant contre toute science/ Leurs crânes désertiques» (dans Le Cercle des représailles, 1959, p. 87). Cette représentation n’est pas isolée: dans Le Polygone étoilé, l’auteur fait dire au père de Mustapha qui parle à son fils du choix de l’école: «… par ma volonté, tu ne seras jamais une victime de Medersa» (p. 180).

Dans Nedjma, on peut relever un discours qui interpelle sur la condition sociale des colonisés, aggravée par leur condition de croyants, qui ont appris tôt la soumission. C’est un point de vue idéologique qui heurte l’ordre religieux sur lequel s’appuie l’ordre social pour exercer un rapport de domination. Cet extrait est éloquent:

«Le recueillement et la sagesse, c’est bon pour les bras ayant déjà livré combat. Relevez-vous! Retournez à vos postes, faites la prière sur le tas. Arrêtez les machines du monde, si vous redoutez une explosion; cessez de manger et de dormir pour un temps, prenez vos enfants par la main, et faites une bonne grève-prière, jusqu’à ce que vos vœux les plus modestes soient exaucés. Si vous avez peur des policiers, faites comme les ours: une sieste saisonnière, avec des racines et du tabac à priser pour tenir le coup; je vous comprends mes frères, comprenez-moi à votre tour; agissez comme si Dieu était parmi nous, comme si c’était un chômeur ou un marchand de journaux; manifestez donc votre opposition sérieusement et sans remords; et quand les seigneurs de ce monde verront leurs administrés dépérir en masse, avec Dieu dans leurs rangs, peut-être obtiendrez-vous justice; oui, oui, je vous comprends, j’approuve votre présence à la mosquée; on ne peut pas rêver avec les mégères et les gosses, on ne peut pas être sublime au domicile conjugal, on a besoin de se prosterner avec des inconnus, de se subtiliser dans la solitude collective du temple; mais vous commencez par la fin; à peine savez-vous marcher qu’on vous retrouve agenouillés; ni enfance ni adolescence: tout de suite, c’est le mariage, c’est la caserne, c’est le sermon à la mosquée, c’est le garage de la mort lente» (pp. 82-83).

Nedjma est aussi l’espace-texte où Kateb Yacine pointe du doigt une certaine conception de la vie dans le monde musulman: en accomplissant le pèlerinage à La Mecque, le croyant remet les «compteurs» du péché à zéro. «Si Mokhtar partait pour La Mecque, à soixante-quinze ans, chargé de tant de péchés que, quarante-huit heures avant de s’embarquer à destination de la Terre sainte, il respira une fiole d’éther, ‘‘pour me purifier’’, dit-il à Rachid» (p. 119).

Quelques paragraphes plus bas dans le récit, l’extravagant personnage de ce roman dit encore à son jeune compagnon: «Pour moi tout est réglé à l’avance: ceux qui me chargeaient de péchés se sont cotisés pour payer mon pécule, ravis de voir partir un gredin à leur place, se disant qu’après tout l’odyssée ne s’impose qu’à ceux dont le cas est assez grave pour devoir être plaidé d’aussi près…» (p. 121). Comme le pèlerinage de La Mecque permet l’absolution, pourquoi le croyant se priverait-il d’en commettre lorsqu’il a les moyens d’accomplir ce rite absolutoire? L’évocation de ce rite est aussi l’occasion pour l’auteur de «dénoncer» ceux qui en profitent pour s’adonner au commerce: «La moitié de ceux qui viennent ici n’ont que le commerce en tête: c’est comme une foire annuelle patronnée par Dieu…» (pp. 130-131).

Le ton anticlérical de Kateb Yacine n’est pas exclusif à Nedjma, même si, dans La Poudre d’intelligence, c’est surtout la collusion des pouvoirs du mufti et du sultan qui sont l’objet de l’ironie et de la dérision de l’auteur. Le rôle des «Pères blancs, des jésuites, des prêtres en général» (Le Polygone étoilé, p. 131) dans cette confusion, et collusion des pouvoirs, est «dénoncé». Dans L’Homme aux sandales de caoutchouc, c’est le Christ et Bouddha qui sont mis en scène et accusés de collusion avec les pouvoirs politiques réactionnaires en Indochine. La pensée exprimée par un des personnages de l’auteur est claire: «Pour moi, une église ou une mosquée, c’est du pareil au même» (Nedjma, pp. 68-69).

La transgression de l’ordre religieux ne s’arrête pas à l’époque coloniale puisque «l’Algérie arabe et musulmane allait prendre la relève de l’Algérie française pour pacifier la Berbérie» (Le Polygone étoilé, p. 99). Le texte de Kateb Yacine qui semble le plus transgressif (et provocateur) à l’égard des «Frères monuments», comme il appelle les «Frères musulmans», est celui paru dans Algérie-Actualité (n° 77, 09/04/1967) sous le titre de «Les chiens du douar» (voir L’Œuvre en fragments, Ed. Sindbad, pp. 258-265). Une partie de ce texte avait déjà été publiée sous le titre de «La fusée des Beni-Kawed» (La fusée des «Collabos») dans l’hebdomadaire Jeune Afrique n° 206 du 15 novembre 1964 (voir Minuit passé de douze heures, Ed. Chihab, pp. 261-264). «Les chiens du douar» est paru sous la dictature de Houari Boumediene, dans un média public. Cela n’aurait pas été évident pour Kateb Yacine de trouver aujourd’hui un journal, public ou privé, qui accepterait de publier son texte; pourtant, l’actuel président de la République était le puissant ministre des Affaires étrangères en 1967 (autant dire le n° 2 du régime). C’est dire que pour certains sujets, la liberté d’expression était meilleure sous le régime dictatorial de Boumediene!

Identité et transgression

Malgré les difficultés, la quête identitaire est toujours possible, selon Kateb Yacine, «…Car l’histoire de notre tribu n’est écrite nulle part, mais aucun fil n’est jamais rompu pour qui recherche ses origines» (Nedjma, p. 157). Cette quête des origines ne se limite pas à Nedjma chez Kateb Yacine. L’ancêtre Keblout semble le hanter. On le retrouvera dans d’autres textes de l’auteur comme dans La guerre de cent trente ans/1 (publié dans Afrique-Action en 1961): «C’est une longue histoire. On peut dire qu’elle remonte à plus de cent trente ans, lorsque Keblout, le fondateur d’une tribu de l’Est algérien sur les montagnes du Nadhor, se révolta contre les Turcs».

Déjà, de siècle en siècle, souvent à une cadence ininterrompue, les Algériens n’avaient cessé de s’opposer à des envahisseurs de tous les horizons (dans L’Œuvre en fragments, p. 159). L’importance de cet ancêtre fondateur dans sa quête identitaire est soulignée, fortement, dans un passage de Nedjma: «Et le vieux Keblout légendaire apparut en rêve à Rachid; dans sa cellule de déserteur, Rachid songeait à autre chose qu’à son procès; le tribunal qu’il redoutait n’était ni celui de Dieu ni celui des Français…» (p. 144).

Si Mokhtar entraîne Rachid dans son retour au pays de ses ancêtres après avoir enlevé Nedjma pour l’y emmener. L’héroïne est le fruit d’un amour adultère: elle «est née d’une Française, plus précisément d’une juive». (p. 112). Son père est Si Mokhtar qui s’était épris de cette Française qui avait abandonné son mari, un notaire marseillais, et séduit d’autres descendants de Keblout.

Etant donné que c’est le matriarcat qui est la règle chez les juifs, Nedjma est juive; les «gardiens» de la tribu l’accueillent sans se poser de questions. Rachid est renvoyé: pour les «gardiens» de la tribu, il serait corrompu par le contact prolongé des spoliateurs. Si Mokhtar a été tué «accidentellement». Même si la composante juive de l’identité de Nedjma lui vient de sa mère «française», elle trouve une place naturelle dans le pays de son père. Il ne faut pas oublier que les ancêtres de Si Mokhtar ont été juifs avant de se convertir au christianisme, puis à l’islam.

C’est une réalité historique qui est perçue quasiment comme un tabou par l’écrasante majorité des musulmans d’Afrique du Nord. C’est vrai que penser que ses ancêtres sont des «ennemis» sur le plan religieux génère un double conflit, affectif et intellectuel, qui fortifie le tabou. Cette quête des origines les plus lointaines possible n’était pas «conforme» à l’histoire enseignée dans l’école coloniale que fréquenta le jeune Kateb Yacine qui y apprenait que ses ancêtres étaient «des Gaulois».

L’auteur oppose à ces ancêtres «imposés» le sien, Keblout. Son pays a une histoire distincte de celle de la France qui voulait s’imposer à lui comme sa «mère patrie». Après l’indépendance du pays, Kateb Yacine prit conscience «que l’Algérie arabe et musulmane allait prendre la relève de l’Algérie française pour pacifier la Berbérie» (Le Polygone étoilé, p. 99). Le régime politique, qui s’était imposé après 1962, s’était inscrit dans un arabisme exclusif qui nie la dimension berbère du pays. Cet arabisme n’est pas du goût de Kateb Yacine.

En parlant d’Ibn Khaldoun, Kateb Yacine évoque une expression qui est devenue, quasiment, «proverbiale» avec le temps: «Il laisse une œuvre encore mal connue et une parole lapidaire»: «Tout ce qui est arabe est voué à la ruine…» (Polygone étoilé, p. 81) On voit clairement que l’auteur ne glorifie pas ce courant arabiste. Déjà dans Nedjma, Kateb Yacine dit ce qu’il pense de l’Arabie, la «mère patrie» des Arabes.

«… et Djeddah n’était plus qu’un désert trahi. Rachid ne pouvait plus qu’évaluer le poids des turbans qui avaient dû grossir et s’enfler avec les droits de douane; il vit les fonctionnaires en guêtres anglaises, vêtus d’uniformes douteux manifestement pris dans les rebuts de trop d’armées étrangères ; il pensa que les pères de ces gens-là, de ces polichinelles suant la vanité, avaient banni le Prophète, et bannissaient maintenant le progrès, la foi et tout le reste, uniquement pour obstruer le désert de leur superbe ignorance, étant probablement le dernier troupeau à se repaître de poussière, ne sachant plus que renouveler leur défroque et somnoler en murmurant les mêmes versets qui auraient dû les réveiller, mais justement, pensait Rachid, ils font ce que faisaient leurs pères: ils ont banni à jamais le seul d’entre eux qui s’était levé un matin pour leur confier son rêve d’obscure légende, et ils n’ont pas voulu marcher; il a fallu d’autres peuples, d’autres hommes pour affronter l’espace, et croire que le désert n’était rien de moins que le paradis ancien, et que seule une révolution pouvait le reconquérir… D’autres devaient le croire et suivre le Prophète, mais les rêves ne peuvent s’acclimater…

C’était ici, en Arabie, qu’il fallait croire le Prophète, passer du cauchemar à la réalité… alors qu’ils l’ont banni, réduit à transplanter son rêve, à le disséminer au hasard des vents favorables; et ceux pour qui le Coran fut créé n’en sont même pas au paganisme, ni à l’âge de la pierre; qui peut dire où ils en sont restés, à quelle monstrueuse attente devant leur terre assoiffée? …» (pp. 128-129).

Kateb Yacine travaillera à «L’Alger Républicain» de 1948 à 1951

L’imagination de l’auteur s’était sans doute nourrie de son voyage en Arabie afin de couvrir un pèlerinage pour Alger-Républicain en 1949. (On peut retrouver les articles de ce reportage dans Minuit passé de douze heures, Ed. Chihab, 2007.) La recherche de ses origines lointaines et la revendication d’une identité amazighe par Kateb Yacine ne sont pas pour plaire aux islamistes. Pour ces derniers, tout ce qui n’est pas musulman n’est pas digne d’intérêt; pour eux, l’histoire commence avec l’avènement de l’islam, et franchir cette limite est une transgression. Un seul «ancêtre fondateur» pour tous les musulmans: leur Prophète.

Conclusion

Kateb Yacine a «eu le privilège du sacrilège» (Benamar Mediene, Les Jumeaux de Nedjma, Ed. Publisud, p. 14): il a transgressé tous les ordres. Celui qui semble vouloir le plus «anéantir» cet auteur est l’islamisme qui a gagné du terrain et de l’influence en Algérie. Le régime politique en place depuis 1962 semble vouloir contenter cette mouvance en instaurant une censure qui ne dit pas son nom à l’égard de Kateb Yacine (mort depuis 28 ans): l’auteur algérien le plus reconnu sur la scène internationale est «ignoré» par les institutions du pays comme l’éducation ou la culture.

La haine que lui vouent les islamistes est très forte, comme en témoigne l’anathème jeté sur lui, le jour de sa mort, par l’un des plus illustres Frères musulmans. Mohamed El Ghazali est un mufti semblable à ceux qui peuplent la fiction et le théâtre de Kateb Yacine. Il est issu d’une des plus prestigieuses institutions dont les édifices portent des «fusées qui ne décolleront jamais», El Azhar. En ce 29 octobre 1989, il est «président du Conseil islamique de l’université de Constantine et conseiller spirituel du président de la République (algérienne) et Madame» (Les Jumeaux de Nedjma, p. 8). Ce Frère musulman égyptien, qui ne doit pas être un héritier des Pharaons, mais un descendant des hordes hilaliennes [tribus de bédouins qui au XIème siècle ont envahi – au sens de dévasté – le Maghreb], voulait priver le grand Kateb Yacine d’être enterré dans son pays qui est aussi celui de ses ancêtres: le mufti avait osé énoncer sa «fatwa» sur les ondes de la Radio nationale algérienne, avec la complicité du pouvoir politique et du soutien des islamistes: «Kateb Yacine, le mécréant, ne méritait pas d’être enterré en Algérie.»

C’était tout ce que pouvait faire ce gourou contre le Géant de la littérature algérienne. «Jamais on n’attendait le retour des Beni Hilal» mais «ils bouleversent nos plans». Toutefois, on ne doit pas oublier qu’ils sont «inconnus et méconnaissables parmi les fondateurs» (Polygone étoilé, p. 144).

Entre «se taire ou dire l’indicible» (Nedjma, p. 203), Kateb Yacine avait choisi. Il a dit, en vers ou en prose, de façon magistrale ce qu’il voulait dire. Il a écrit dans un langage vif et poétique pour exprimer des idées et des images d’une force extraordinaire. La poétique «explosive» de Kateb Yacine lui a permis d’ériger la transgression comme une figure de son style. Ce qui lui permet de développer dans son écriture littéraire une véritable esthétique de la transgression qui donne à son verbe toute sa puissance. (Essai publié dans El Watan, le 5 juillet 2007)

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