Algérie. 50e mardi des étudiant·e·s: «Nous sommes déterminés!»

Par Mustapha Benfodil

Alger, 4 février 2020. Après vendredi dernier (le 31 janvier 2020), c’est au tour du hirak étudiant de franchir la barre des 50 manifs consécutives. «J’ai encore du mal à le réaliser!» lâche Merouane, un jeune manifestant chevronné.

Comme d’habitude, le départ est donné à partir de la place des Martyrs. Il est 10 h 25. la foule commence à grossir. On note d’emblée qu’il y a plus de monde, plus d’étudiant·e·s. Les inséparables Laetitia et Maria, étudiantes en lettres françaises qui ont manqué les deux derniers mardis pour cause d’examens, sont de retour avec un grand sourire printanier.

Laetitia a choisi ces mots de Matoub [militant kabyle – amazigh –assassiné en juin 1998] pour orner sa pancarte : «De Abane à Boudiaf, combien de crimes orchestrés! Krim, Khider et autres… Laisserons-nous cette terre ancestrale aux mains de ces tristes sires qui l’ont plongée dans le chaos? Ou entre les griffes de ces lâches illuminés?» Maria, elle, a opté pour cette citation de Périclès: «Le secret du bonheur est la liberté. Et le secret de la liberté est le courage!» Comme par télépathie, un autre manifestant arbore exactement la même citation. Au dos de son panneau, il a mis: «Encore une fois, le pouvoir a raté sa sortie avec le retour de l’ancien système!» «Cette génération, j’y crois, elle va le faire», lance avec émotion un ingénieur pétrolier à la retraite. «Ce qu’on est en train de vivre, c’est la volonté divine qui a rencontré la volonté populaire», renchérit-il avec un brin de poésie mystique. Sur une autre pancarte surplombant la foule, ce mot d’ordre: «Îche horrane!» (Vis libre!) Derrière le même carton, cette sentence: «Changement, pas amendement. Pas d’alternative à votre départ!» Une femme d’un certain âge nous confie: «Je sors tous les vendredis et tous les mardis. Les étudiants sont éclairés et bien organisés. Houma elli ikherdjouna ladhaw (ce sont eux qui nous guideront vers la lumière).»

Une pensée solidaire pour khalti Baya

10 h 40. Abdennour, ce visage familier du hirak étudiant, égrène le compte à rebours avant le début officiel de la manif’, étrennée, comme toujours, en scandant en chœur Qassaman [hymne national]. Le cortège martèle dans la foulée: «Dawla madania, machi askaria  (Etat civil, pas militaire), «Essem’oû essem’oû ya ness, Abane khella oussaya, dawla madania, machi askaria !» (Ecoutez bien, Abane a laissé un testament: Etat civil, pas militaire). Les manifestant·e·s ont tout de suite une pensée solidaire pour la brave Baya Dahmani, cette figure du hirak qui n’a quasiment raté aucune manif’ alors qu’elle est atteinte d’un cancer. Dimanche dernier, elle a été arrêtée à la place Audin. D’après son témoignage largement partagé sur les réseaux sociaux, la police l’a embarquée avant de l’abandonner en pleine autoroute, près de Zéralda [banlieue ouest d’Alger]. Pis encore, les flics ont même confisqué son médicament (Tramadol). Son histoire a suscité une vive indignation et lui a valu une large campagne de solidarité. Si bien qu’hier, les manifestants ont vigoureusement rendu hommage à celle que tout le monde appelle affectueusement «Khalti Baya». On pouvait ainsi entendre la foule crier à plusieurs reprises : «Allah Akbar Khalti Baya!»

«Le Hirak exige un changement radical»

La procession suit le parcours habituel en enfilant les rues Bab Azzoun, Ali Boumendjel, Larbi Ben M’hidi, avant de s’engager sur l’avenue Pasteur, transiter par la Fac centrale, le boulevard Amirouche puis déferler sur la place Audin. Parmi les chants entonnés : «Tebboune m’zawar djabouh el askar, makache echar’îya, echaâb et’harrar houa elli y qarrar, dawla madania!» (Tebboune est un président fantoche ramené par les militaires. Il n’a pas de légitimité. Le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide. Gouvernement civil), «Système dégage, l’étudiant s’engage!» «Qolna el îssaba t’roh ! Ya h’na ya entouma !» (On a dit la bande doit partir. C’est ou bien nous, ou bien vous), «Enkemlou fiha ghir be silmiya, we ennehou el askar mel Mouradi !» (On poursuivra notre combat pacifiquement, et on boutera les militaires hors du palais d’El Mouradia). Sur les pancartes brandies, on pouvait lire: «Je viens des 48 wilayas pour libérer l’Algérie de la mafia», «Pas de dialogue ni de négociation, libération des détenus d’abord, puis des médias!», «Le hirak n’a pas demandé de changer des personnes mais exige un changement radical du système», «Halte à la répression judiciaire». Une femme d’âge mûr arbore cet écriteau: «Principes du hirak : la légitimité, la liberté (d’opinion, d’expression et de choisir ses représentants), Etat civil, indépendance, dignité».

Rabah, un pilier du mouvement aux pancartes toujours soignées, écrit : «Si vous n’êtes pas prêts à mourir pour elle, sortez le mot ‘‘Liberté’’ de votre vocabulaire». Le thème du rejet du gaz de schiste est revenu dans de nombreux écrits, comme l’illustre cette réflexion : «Notre Sahara n’est pas à vendre. Non à l’exploitation du gaz de schiste

«Souriez, on va gagner»

Malik, brillant étudiant en interprétariat et musicien virtuose, défile en brandissant pour sa part les Ecrits politiques d’Antonio Gramsci. Une vieille femme, veuve de chahid, fait ce serment: «Je jure que je n’arrêterai le hirak que si je meurs ou si j’obtiens mes droits. L’Algérie avant tout ! Je me sacrifie pour toi avec mon sang et mon âme comme mon mari !» On pouvait remarquer aussi dans la manif’ d’hier plusieurs portraits de Benyoucef Benkhedda, l’ancien président du GPRA [il fut président du Gouvernement provisoire de la République algérienne du 9 août 1961 au 27 septembre 1962 ; en 1976 il signe un texte pour une Assemblée constituante et le suffrage universel; il s’oppose aux militaires en 1992 et défend un Etat algérien indépendant dans le cadre de principes islamistes ] étant décédé le 4 février 2003. Beaucoup avaient naturellement une pensée émue pour son fils, le défunt Hassan Benkhedda, «Chahid el karama»  (le martyr de la dignité), tombé le 1er mars 2019, en pleine manif’, durant le deuxième vendredi du mouvement populaire. Une banderole proclame Khalti Baya: «Les chances de l’Algérie demeurent entières, tant que la rue est vivante et ouverte!»

Et à l’occasion de ce 50e mardi, force est de constater que la rue a remarquablement repris des couleurs, vibrant avec ferveur aux clameurs des manifestant·e·s. Il est bientôt 13 h. Les deux Abdou, en leaders incontestés de la manif’, prennent la parole. «Aujourd’hui, nous avons atteint la 50e marche des étudiants. Je remercie tout le monde, grands et petits, qui ont marché avec nous et nous ont soutenus», lance Abdennour, avant de dénoncer la répression des manifs à Tiaret et le traitement infligé à Khalti Baya. Et de poursuivre: «Ces agissements dévoilent clairement les intentions du pouvoir. Ce pouvoir veut nous casser, et nous, on en est à la 50e marche. Et on va continuer jusqu’à la 150e, la 250e, la 350e marche. Nous sommes obstinés, nous sommes déterminés, ma nahabssouche ! (On ne s’arrêtera pas) (…) Tant que la rue appartient au peuple, nous resterons libres!»

13 h 05. La foule commence à se disperser. Dans la bouche de métro de la Grande-Poste, des manifestant·e·s prolongent le plaisir en martelant dans une ambiance festive : «Qolna el îssaba t’roh !…» Et nous pensons à ces mots lus à la volée sur une pancarte : «Souriez, on va gagner»! (Article publié dans El Watan en date du 5 février 2020)

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