Par Daniela Gabor
[Le jeudi 4 juillet se dérouleront des élections générales au Royaume-Uni. La victoire du Parti travailliste sous la direction de Keir Starmer est quasi acquise. Dans un reportage à Haverhill – ville du Suffolk, chasse gardée des Tories depuis 1910 –, le journaliste Tristan de Bourbon répercute le climat d’une assemblée: «Premier élément de mécontentement: la désagrégation des services publics et des infrastructures publiques» (24 heures, 3 juillet 2024). Ce mécontentement pourrait aboutir dans cette ville à une défaite des conservateurs. Mais quelle est et sera la réponse du Labour face à cette dégradation des infrastructures des services publics? Voilà une question pour la période qui suivra des élections déjà jouées. L’analyse de l’économiste Daniela Gabor offre des éléments d’une réponse. – Réd. A l’Encontre]
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Le Parti travailliste a un plan pour son retour au pouvoir: il demandera à BlackRock de reconstruire la Grande-Bretagne (voir l’article d’Alex Wickham, Ailbhe Rea et Joe Mayes, Bloomberg, 27 juin 2024). Le raisonnement du Labour de Keir Starmer est simple. Un gouvernement à court d’argent qui veut éviter les hausses d’impôts ou l’austérité n’a pas d’autre choix que de s’associer à la grande finance, en attirant les investissements privés pour reconstruire les infrastructures qui s’écroulent après des années de sous-investissement de la part des conservateurs. Les travaillistes ont déjà fait le calcul: pour mobiliser 3 livres sterling de capitaux privés auprès des investisseurs institutionnels, il faut leur offrir 1 livre sterling de subventions publiques. Mais chaque fois que vous entendrez les travaillistes annoncer un tel partenariat en matière d’infrastructures, pensez à ce qu’impliquent ces politiques. BlackRock va privatiser la Grande-Bretagne – notre logement, notre éducation, notre santé, notre nature et notre énergie verte – avec l’argent de nos contribuables en guise d’édulcorant.
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BlackRock [fin 2023, il a plus de 10 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, donc environ plus de trois fois le PIB de la Grande-Bretagne] colporte depuis longtemps l’idée du partenariat public-privé (PPP) pour les infrastructures, le climat et le développement. Or, sa dynamique politique s’est récemment accentuée. Ainsi, lorsque son président, Larry Fink [PDG depuis 1988], le financier le plus puissant du monde, s’est assis avec les dirigeants mondiaux lors du sommet du G7 fin juin, il a promis ce qui suit: les pays riches ont besoin de croissance, les investissements dans les infrastructures peuvent apporter cette croissance, mais la dette publique est trop élevée pour que l’Etat investisse à lui seul les 75 billions de dollars (59 billions de livres sterling) estimés nécessaires d’ici à 2040 (Financial Times, 28 juin 2024).
En revanche, des billions sont à la disposition des gestionnaires d’actifs qui s’occupent de nos pensions et de nos cotisations d’assurance: BlackRock, la plus grande de ces sociétés, gère environ 10000 milliards de dollars, alors qu’un «Etat-providence» en perte de vitesse nous pousse – nous, les futurs retraité·e·s – dans ses bras!
Si les gouvernements collaborent avec les grandes entreprises financières, a expliqué Larry Fink, ils peuvent débloquer ces billions de dollars. Mais pour ce faire, ils devront transformer les infrastructures publiques en actifs investissables susceptibles de générer des rendements réguliers pour les investisseurs. Pourquoi BlackRock a-t-il besoin de l’Etat? Pourquoi ne peut-il pas investir des billions sans l’aide du gouvernement? Le public britannique ne se souvient que trop bien des PFI-private finance initiatives [1]. En effet, ces initiatives de financement privé aboutissaient à ce que l’Etat finisse par payer des sommes exorbitantes (Financial Times, 25 octobre 2023) à des entrepreneurs privés qui concevaient, construisaient, finançaient ou exploitaient des services publics tels que des prisons, des écoles et des hôpitaux, avant de les restituer à l’Etat, souvent en mauvais état (Institute for Governement, 3 janvier 2024)
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Mais pour la grande finance, l’enjeu est plus important. En cet âge d’or de restauration et d’extension de l’infrastructure, les financiers envisagent de devenir propriétaires de nos infrastructures et de les transformer en une source de revenus réguliers. Depuis que BlackRock a racheté en janvier 2024 Global Infrastructure Partners [GIP-société de private equity ayant son siège à New York], il détient environ 150 milliards de dollars d’actifs d’infrastructure, notamment des sociétés états-uniennes d’énergie renouvelable, des services d’assainissement en France [par sa présence dans le capital de Suez] et des aéroports en Angleterre [conjointement à Vinci] et en Australie [2]. Il prévoit de se développer de manière agressive, tout comme d’autres fonds d’infrastructure privés. La propriété directe est sa motivation principale, mais ce n’est pas la seule. En effet, les grandes entreprises financières peuvent également investir dans les infrastructures de manière indirecte, en prêtant à des sociétés d’infrastructure privées. La clé, c’est le rendement. Pour ce faire, BlackRock souhaite que l’Etat «dérisque» les investissements. Ce jargon financier a été inclus dans le Manifeste travailliste de 2024. Il implique essentiellement que l’Etat intervienne pour améliorer les rendements des actifs d’infrastructure.
Il ne s’agit pas simplement de choisir entre le financement public et privé des biens publics, mais de savoir si les citoyens britanniques doivent tolérer que le gouvernement accorde des subventions publiques pour des infrastructures privatisées. Le logement n’est qu’un exemple des domaines dans lesquels ces investisseurs peuvent déjà être repérés. Les propriétaires institutionnels – le plus connu dans ce domaine étant Blackstone, le fonds d’investissement privé [créé en 1985 par des dirigeants issus de la banque Lehman Brothers] – peuvent acquérir des logements résidentiels en participant à la privatisation des logements publics. Après la crise financière mondiale [de 2008], Blackstone a également racheté des hypothèques non performantes et, depuis, elle s’est lancée dans une croisade d’achats à l’échelle mondiale, s’emparant de logements aux Etats-Unis et en Europe. L’année dernière, Blackstone a acheté de nouveaux logements locatifs en Grande-Bretagne pour une valeur d’environ 1,4 milliard de livres sterling à l’entreprise de construction de logements Vistry [une des principales firmes du Royaume-Uni dans le secteur immobilier].
Derrière les rendements de Blackstone – qui proviennent des loyers et de la hausse des prix de l’immobilier – se cache la contribution de l’Etat. Le gouvernement a contribué à garantir et à dérisquer ces rendements grâce à des réglementations qui favorisent les propriétaires d’actifs par rapport aux locataires, à des politiques économiques qui soutiennent l’inflation des prix de l’immobilier et à l’octroi d’aides au revenu – telles que l’allocation logement – qui permettent aux locataires de continuer à payer leurs propriétaires institutionnels. Bien que l’on nous dise que le partenariat avec ces investisseurs est un moyen de résoudre la crise du logement, il produit souvent le contraire: des loyers plus élevés, l’éviction des locataires à faible revenu qui sont souvent issus de groupes minoritaires, et moins de logements à prix abordables. C’est ce qui explique la levée de boucliers contre ces propriétaires institutionnels, de Copenhague à Berlin, en passant par Dublin et Madrid. Toutefois, cette pression publique ne sera efficace que lorsque l’Etat recommencera à construire des logements sociaux.
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La stratégie du Parti travailliste soulève une série de questions plus vastes sur le type d’Etat que nous voulons. La vision de Keir Starmer d’une politique gouvernementale s’étayant sur BlackRock revient à réduire ainsi la définition de la capacité de l’Etat: «comment faire pour que BlackRock investisse dans des actifs d’infrastructure». Ce modèle implique que l’Etat subventionne en fait la privatisation de la vie quotidienne. Cela ne rend pas seulement plus difficile le retour des biens publics dans le giron de l’Etat; cela permet également aux grandes firmes financières de resserrer l’étau sur le «contrat social» avec les citoyens et de devenir l’arbitre ultime des politiques en matière de climat, d’énergie et de bien-être, ce qui aura de profondes conséquences distributives, structurelles et politiques.
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BlackRock parie déjà sur le fait de devenir un fournisseur clé d’infrastructures d’énergie verte – bien que son engagement réel dans la lutte contre la crise climatique ne dépasse pas une certaine limite. En effet, l’entreprise a exercé une forte pression contre les propositions européennes visant à réglementer par des pénalités les prêts au secteur des combustibles fossiles. BlackRock a plaidé pour des engagements strictement volontaires en matière de climat. Il cherche à accroître rapidement ses bénéfices dans le domaine de l’énergie verte en exploitant les subventions gouvernementales qui seront probablement accordées par l’intermédiaire de la Great British Energy de Keir Starmer [plan du Labour pour l’investissement dans les énergies renouvelables] et le US Inflation Reduction Act. [loi passée en 2022, présentée comme devant réduire l’inflation et lutter contre la crise climatique, mais en fait allouant 400 milliards de dollars de subventions à l’industrie, avec une dimension protectionniste].
Mais les profits que BlackRock espère dégager en investissant dans l’énergie verte risquent d’avoir un coût énorme. En Grande-Bretagne, nous savons que la propriété publique de l’énergie verte est plus efficace pour réduire les factures des consommateurs, accélérer la transition écologique et créer de bons emplois. Le risque n’est pas seulement que notre avenir climatique soit beaucoup plus coûteux si des acteurs tels que BlackRock en sont à l’origine, mais aussi que cet avenir produise une société plus inégalitaire, dans laquelle les citoyens et citoyennes vont associer les mesures vertes à des services publics à un prix inabordable. Cela pourrait bien alimenter les politiques autoritaires d’extrême droite concernant les combustibles fossiles, politiques qui rejettent la transition verte et la présentent comme une attaque contre le niveau de vie des citoyens et citoyennes.
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Au lieu de cela, nous devrions nous préparer de manière créative à un avenir où les événements climatiques extrêmes nécessiteront une intervention permanente de l’Etat, qu’il s’agisse du contrôle des prix, des stocks tampons [stock de sécurité en cas de problème d’approvisionnement] ou de la propriété publique. Ce qu’il faut, c’est un grand Etat vert. Pour ce faire, nous devons d’abord remédier à un grave échec de l’imagination en matière de politique macroéconomique, qui considère que les fonds publics sont trop faibles pour financer des infrastructures publiques transformatrices. Pour ce faire, il faudra une transformation radicale de l’Etat. En réalité, pour réaliser ce que nous fait miroiter parfois Rachel Reeves [chancelière de l’Echiquier dans le Cabinet fantôme de Starmer] – la probable future chancelière – il faudrait abattre les murs néolibéraux entre les politiques monétaire, budgétaire et industrielle, et supprimer les régimes de faible imposition pour les multinationales et les particuliers fortunés. Autrement dit, un Etat qui réduit le pouvoir de la grande finance. Ce serait une entreprise gigantesque, mais c’est la seule voie réaliste dont nous disposons. (Opinion publiée sur le site du Guardian le 2 juillet 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
Daniela Gabor est professeure d’économie et de macrofinance auprès de l’University of the West of England (UWE), Bristol.
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[1] L’initiative de financement privé (PFI) était une politique de passation de marchés du gouvernement britannique visant à créer des «partenariats public-privé» (PPP) dans le cadre desquels des entreprises privées sont chargées de réaliser et de gérer des projets publics. Lancée initialement en 1992 par le Premier ministre John Major (Tory) et considérablement élargie par le gouvernement de Tony Blair (New Labour), cette politique de PFI fait partie d’un programme plus large de privatisation et de financiarisation et est présentée comme un moyen d’accroître la responsabilisation et l’efficacité des dépenses publiques. (Réd.)
[2] A l’occasion de ce rachat, le quotidien Les Echos, en date du 12 janvier 2024, cite Larry Fink: «Les infrastructures constituent l’une des opportunités les plus intéressantes pour les investissements de long terme, alors que les transitions structurelles redessinent le paysage de l’économie mondiale.» Les Echos poursuivent ainsi: «Le PDG de BlackRock compte bien profiter de l’élan insufflé par les plans d’investissement pour le climat des grandes économies, comme l’IRA (Inflation Reduction Act) aux Etats-Unis. «Les gouvernements commencent seulement à mettre en place des incitations financières inédites pour des projets et des technologies d’infrastructures», estime Larry Fink. «L’opération fera du groupe le deuxième gestionnaire d’infrastructures dans le monde, d’après BlackRock, avec 150 milliards de dollars d’encours, derrière Macquarie Infrastructure… Selon le Boston Consulting Group, les actifs privés (immobilier, infrastructure, capital-investissement et dette privée) ne représentent que 21% des encours des sociétés de gestion mais 55% de leurs revenus.» (Réd.)
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