Par Peter Beaumont (Jérusalem)
L’armée israélienne a discrètement transféré d’importantes prérogatives juridiques en Cisjordanie occupée à des fonctionnaires pro-colons travaillant pour le ministre d’extrême droite Bezalel Smotrich [ministre des Finances et ministre au Ministère de la Défense depuis décembre 2022].
Un ordre publié par les Forces de défense israéliennes (FDI) sur leur site web le 29 mai transfère la responsabilité de dizaines de règlements de l’Administration civile – l’organisme israélien qui gouverne en Cisjordanie – de l’armée à des fonctionnaires dirigés par Smotrich au ministère de la Défense.
Smotrich et ses alliés considèrent depuis longtemps que le contrôle de l’Administration civile, ou de parties importantes de celle-ci, est un moyen d’étendre la souveraineté israélienne en Cisjordanie. Leur objectif ultime est le contrôle direct par le gouvernement central et ses ministères. Le transfert réduit la probabilité d’un contrôle juridique de l’expansion et du développement des colonies.
Les hommes politiques israéliens cherchent depuis longtemps à trouver des moyens de s’emparer définitivement, ou d’annexer, la Cisjordanie occupée, dont ils se sont emparés en 1967 et où vivent des millions de Palestiniens.
Michael Sfard, avocat israélien spécialisé dans les droits de l’homme, a déclaré: «L’essentiel est que [pour] tous ceux qui pensaient que la question de l’annexion était floue, cette ordonnance devrait mettre fin à tous les doutes. Ce qu’elle fait, c’est transférer de vastes pans du pouvoir administratif du commandant militaire à des civils israéliens travaillant pour le gouvernement.»
Il s’agit du dernier coup d’éclat de Smotrich, qui est devenu ministre des Finances et ministre de la Défense à la suite d’un accord de coalition entre son parti d’extrême droite et le Likoud du Premier ministre Benyamin Netanyahou.
L’Administration civile est principalement responsable de la planification et de la construction dans la zone C de la Cisjordanie – les 60% des territoires palestiniens occupés sous le contrôle administratif et sécuritaire total d’Israël – ainsi que de l’application de la loi contre les constructions non autorisées, qu’elles soient le fait de colons israéliens ou de Palestiniens.
Le transfert de lois, qui n’a pas été très souligné en Israël, fait suite à une campagne de plusieurs années menée par des politiciens favorables à la colonisation pour s’approprier une grande partie des pouvoirs juridiques précédemment exercés par la chaîne de commandement militaire.
Ces lois couvrent tous les domaines, de la réglementation de la construction à l’administration de l’agriculture, de la sylviculture, des parcs et des lieux de baignade. Les juristes ont depuis longtemps mis en garde contre le fait que le transfert de ces lois d’un contrôle militaire à un contrôle politique accentuerait le fait de mettre Israël en conflit avec les responsabilités qui lui incombent en vertu du droit international. Après son entrée au gouvernement, Smotrich s’est empressé d’approuver des milliers de nouveaux logements dans les colonies, de légaliser des avant-postes sauvages précédemment non autorisés et de rendre plus difficiles la construction de logements et la circulation des Palestiniens [1].
Selon les médias israéliens, des fonctionnaires américains auraient discuté en privé de la possibilité d’imposer des sanctions à Bezalel Smotrich en raison de son impact déstabilisateur sur la Cisjordanie, où il vit dans une colonie illégale au regard du droit international.
Netanyahou dépend de plus en plus du soutien de Smotrich et d’autres éléments d’extrême droite de sa coalition gouvernementale depuis que l’ancien ministre de la Défense modéré, Benny Gantz, a quitté le cabinet de guerre d’urgence d’Israël à la suite d’une querelle sur la stratégie à adopter dans la guerre de Gaza et sur la manière de rapatrier les otages israéliens détenus par le Hamas [voir sur ce que révèle le départ de Gantz l’article de Meron Rapoport publié sur ce site le 19 juin].
Smotrich n’a jamais caché son désir de se créer son propre bastion au sein du ministère de la Défense afin de poursuivre ses politiques, minimisant l’importance de cette question en la qualifiant de purement technique.
En avril, il a nommé un allié idéologique de longue date, Hillel Roth, au poste d’adjoint de l’Administration civile chargé de faire respecter les règles de construction dans les colonies et les avant-postes.
Hillel Roth est un ancien résident d’Yitzhar, une colonie de Cisjordanie réputée pour sa violence et son extrémisme. Il a été fonctionnaire de Bnei Akiva, une ONG liée au parti sioniste religieux de Smotrich.
Michael Sfard a déclaré que ce transfert signifiait que le pouvoir légal en Cisjordanie était désormais entre les mains d’un «appareil dirigé par un ministre israélien […] dont le seul intérêt est de promouvoir les intérêts israéliens».
Tout aussi important, selon Michael Sfard, est le fait que, bien que le chef de l’administration civile soit un officier subordonné au commandement militaire, Hillel Roth est un civil qui relève de Smotrich.
Le point de vue de Michael Sfard fait écho à un avis juridique publié l’année dernière par trois juristes israéliens qui ont averti que le transfert de pouvoirs de l’armée équivaudrait à une annexion en droit, étant donné que Smotrich «se considère engagé avant tout à promouvoir les intérêts des colons israéliens en Cisjordanie, plutôt que le bien-être des résidents palestiniens».
Mairav Zonszein, analyste principal pour Israël-Palestine au International Crisis Group, a déclaré: il ne s’agit plus d’une «annexion rampante» ou d’une «annexion de facto», mais bien d’une annexion réelle. «Il s’agit de la légalisation [et] de la normalisation d’une politique à long terme. Smotrich est en train de rétablir le mode de fonctionnement de l’occupation en retirant une grande partie des responsabilités aux militaires. La moitié des personnes qu’il a fait entrer au ministère de la Défense viennent de l’ONG israélienne Regavim, favorable aux colons. Les mêmes personnes qui ont travaillé à Regavim pour éliminer les Palestiniens de la zone C occupent aujourd’hui des postes au sein du gouvernement.» (Article publié par le quotidien The Guardian le 20 juin 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Ce 21 juin, le New York Times dans un article de Natan Odenheimer, Ronen Bergman and Un membre influent de la coalition du Premier ministre Benjamin Netanyahu a déclaré aux colons de la Cisjordanie occupée par Israël que le gouvernement était engagé dans un effort discret visant à modifier de manière irréversible la manière dont le territoire est gouverné, afin de renforcer le contrôle d’Israël sur celui-ci sans être accusé de l’annexer formellement. Dans un enregistrement d’une intervention, on peut entendre le haut responsable, Bezalel Smotrich, suggérer lors d’une réunion privée au début du mois que l’objectif était d’empêcher la Cisjordanie de faire partie d’un Etat palestinien.»
Sur cette colonisation guerrière accélérée de la Cisjordanie, les lectrices et lecteurs du site peuvent aussi écouter l’intervention de Gwenaëlle Lenoir – journaliste indépendante, spécialiste du monde arabe et de l’Afrique de l’Est – en introduction de l’émission de France Culture «Cultures Monde» du 21 juin 2024.
Gwenaëlle Lenoir a publié le 20 juin un long reportage sur le site de Mediapart, ayant trait à la situation «dans les territoires occupés», justement qualifiée de: «C’est l’autre guerre d’Israël». (Réd.)
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