Ukraine. «Rester ou partir? Le choix angoissant des maires ukrainiens face à l’invasion et occupation russe»

Par Shaun Walker (Kiev)

Deux jours avant l’invasion russe, la vice-première ministre ukrainienne Iryna Verechtchouk a reçu un appel de l’ambassadeur britannique en Ukraine, avec un message simple: «quittez immédiatement Kiev».

Cet appel, comme s’en souvient Iryna Verechtchouk, faisait partie d’une série d’avertissements adressés à des personnalités du gouvernement, alors que l’Occident s’attendait à ce que l’armée russe prenne rapidement le contrôle de Kiev et cherche à installer son propre gouvernement fantoche.

«Les Américains et les Britanniques nous ont prévenus qu’il y avait une liste d’objectifs, et que la cible principale était le président et sa famille, puis les membres du gouvernement», a déclaré Iryna Verechtchouk.

«On nous disait: “Ils vont vous chercher, ils vont vous traquer et ils vont vous tuer.” J’ai dit: “Quoi, ils vont tuer un vice-premier ministre en direct à la télévision? OK, pas de problème, nous allons rester ici et laisser le monde entier le voir”», a-t-elle déclaré.

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La décision de rester à Kiev a été prise par le président Volodymyr Zelensky. Le deuxième jour de la guerre, il a déclaré aux dirigeants européens lors d’une conférence téléphonique: «C’est peut-être la dernière fois que vous me voyez en vie», ajoutant qu’il avait des informations selon lesquelles il figurait sur une liste de cibles russe. Il aurait également rejeté une offre d’évacuation de Kiev faite par le président des Etats-Unis, Joe Biden, en déclarant qu’il avait «besoin de munitions, pas d’un voyage».

Au cours des premières semaines de la guerre, les médias d’Etat russes ont promu un certain nombre de théories du complot concernant l’emplacement de Zelensky: les vidéos le montrant à Kiev étaient fausses et le dirigeant ukrainien avait, en réalité, fui immédiatement après l’invasion.

Toutefois, ces affirmations ont perdu de leur pertinence au fur et à mesure que les preuves montraient qu’il était resté dans la capitale et que ses discours réguliers et percutants sur vidéo étaient devenus une source d’inspiration pour de nombreux Ukrainiens et Ukrainiennes.

Selon Iryna Verechtchouk, la décision de Volodymyr Zelensky de rester sur place a été l’un des premiers signes montrant que l’Ukraine n’était pas disposée à se rendre à la prétendue inéluctabilité de la conquête de l’Ukraine par Vladimir Poutine. Elle a contribué à jeter les bases de la riposte énergique qui a conduit la Russie à abandonner sa poussée vers Kiev, du moins pour le moment.

«Le Kremlin espérait vraiment que nous serions désorientés et que nous nous enfuirions… Mais c’était l’une des premières étapes qui a permis de contrôler la situation. Pouvez-vous imaginer que les gens découvrent que le président et son équipe, ainsi que le gouvernement, se sont enfuis? Bien sûr, cela aurait démoralisé tout le monde», explique Iryna Verechtchouk.

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Pour d’autres responsables ukrainiens des zones occupées par l’armée russe, la question de savoir s’il fallait suivre l’exemple de Volodymyr Zelensky était difficile. De nombreux maires et autres responsables locaux sont restés sur place, avec parfois des conséquences pour leur vie, tandis que d’autres ont décidé de fuir.

Dans quelques cas, les maires ont exprimé leur volonté de travailler avec les Russes. Ils pourraient être accusés de trahison si l’Ukraine reprenait le contrôle de leurs villes.

Dans la bourgade de Motyzhyn (Motyjyn, à environ 50 kilomètres à l’ouest de Kiev), la maire, Olha Soukhenko, a décidé de rester. Avec son mari et son fils, elle a été arrêtée par des soldats russes lors de l’invasion. Ils ont ensuite été abattus et enterrés dans des fosses peu profondes, selon des responsables ukrainiens.

Dans de nombreuses villes occupées, il a été signalé que des soldats russes faisaient du porte-à-porte à la recherche de personnes ayant des liens avec le gouvernement ukrainien. Ihor Kostovarov, le maire des villages de Staryi et Novyi Bykiv, à l’est de Kiev, a déclaré qu’à peu près au moment de l’enlèvement de Olha Soukhenko, il a décidé de quitter son propre village.

«Nous avons reçu des informations de nos services de sécurité selon lesquelles les Russes envoyaient des escouades du FSB pour trouver et exécuter les responsables locaux. Je suis resté ici pendant les trois premières semaines, mais après cette information, je suis parti», a-t-il déclaré.

Ihor Kostovarov a déclaré que de nombreux habitant·e·s étaient furieux de sa décision de partir, ce qui a rendu difficile son retour dans le village après sa libération. Dans d’autres endroits, de nombreux responsables locaux qui ont pris la décision de partir ont également été critiqués.

Dans la région (oblast) de Soumy, frontalière de la Russie et partiellement occupée au début de la guerre, le gouverneur, Dmytro Zhyvytskyy, a affirmé que le fait que les maires restent ou non en place avait un effet sur la défense des villes.

«Krasnopillia (oblast de Soumy) est tombée parce que le maire a fui; Trostianets (oblast de Soumy) est tombée parce que le maire a fui. Il n’y avait plus personne pour organiser la défense», a-t-il affirmé, faisant référence à deux villes que les Russes ont occupées pendant un mois.

Yuriy Bova, le maire de Trostianets, a déclaré qu’il n’avait pas eu d’autre choix que de quitter la ville, car il n’y avait pas d’unités de l’armée ukrainienne pour la défendre, et qu’il ne disposait que de quelques fusils à utiliser contre la colonne de chars russes qui, le premier jour de l’invasion, s’est avancée sur la ville.

«Si j’étais resté, il est fort probable que je ne serais pas en vie et assis devant vous aujourd’hui», a déclaré Yuriy Bova. «Au lieu de cela, nous avons pris la décision de devenir des partisans.» Yuriy Bova et un groupe de personns de confiance ont déménagé dans des villages à l’extérieur de la ville, a-t-il dit. Ils se sont coordonnés avec les habitants qui étaient restés et ont envoyé les coordonnées des positions militaires russes par téléphone.

Dmytro Zhyvytskyy, le gouverneur de l’oblast, n’est toujours pas convaincu. Il dit se poser de grandes questions sur la décision de Yuriy Bova. Il déclare: «Vous allez à Trostianets et vous voyez que tout le monde a vieilli de 15 ans en deux semaines, alors que ce type court partout avec l’air frais.»

A Melitopol, l’une des nombreuses villes du sud de l’Ukraine occupées par les troupes russes sans grandes batailles durant la première partie de l’invasion, le maire, Ivan Fedorov, est resté en place mais a refusé de coopérer avec les militaires russes. Il a fini par être expulsé de son bureau temporaire avec un sac sur la tête, détenu pendant six jours et interrogé par les services de sécurité russes, avant d’être libéré dans le cadre d’un échange de prisonniers. «Si nous avions quitté la ville immédiatement, nous aurions fait un cadeau aux Russes, ils auraient dit: “Vos autorités se sont enfuies, nous sommes les nouvelles autorités”», a-t-il confié. «Maintenant personne ne peut douter que la domination russe n’est mise en œuvre que par la force.» Il a toutefois ajouté qu’il avait une certaine compréhension pour ceux qui avaient pris des décisions différentes.

«Pendant l’occupation, l’essentiel est de préserver la vie, et les personnes les plus en danger sont les dirigeants de la ville. Si la ville est occupée, que doit faire le maire, que doit faire l’équipe? Il n’y avait pas d’algorithme unique. Personne ne nous a donné d’ordres. Chacun a agi comme il le sentait», nous dit-il. (Article publié sur le site de The Guardian, le 16 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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